Conseil du contentieux des étrangers, 16 mars 2021, n°251.099

Louvain-La-Neuve

Exclusion du statut de réfugié : prudence et rigueur de mise dans l’application du standard de preuve.

Protection internationale – Statut de réfugié – Clause d’exclusion – Article 1F de la Convention de Genève de 1951 – Standard de preuve – Raisons sérieuses de penser – Responsabilité individuelle – Causes d’exonération – Ordre des questions

Par sa décision du 16 mars 2021, le Conseil du contentieux des étrangers (CCE) exclut de la protection internationale un demandeur d’asile d’origine congolaise au motif qu’il existe des « raisons sérieuses de penser que le requérant s’est rendu coupable de crimes de guerre » en République Démocratique du Congo. La présente analyse questionne deux critères importants dans l’examen de l’exclusion du statut de réfugié : d’une part le niveau de responsabilité individuelle de la personne concernée dans les crimes de guerre retenus, d’autre part le standard de preuve des « raisons sérieuses de penser ».

Roland Bigirinama, doctorant à l’UCLouvain et à l’UCB (Bukavu, RDC) et Alice Sinon, membre de l'EDEM

A. Arrêt

Dans l’arrêt commenté, le Conseil du Contentieux des Étrangers de Belgique (CCE) , statuant en plein contentieux, confirme la décision d’exclusion du statut de réfugié et de protection subsidiaire prise par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après, CGRA) au motif « qu’il existe des raisons sérieuses de penser que le requérant s’est rendu coupable de crimes de guerre conformément à l’article 1er, section F, a, de la Convention de Genève et à l’article 55/4, § 1er, alinéa 1er, a, et alinéa 2, de la loi du 15 décembre 1980 » (point e de la décision commentée, pp. 18-19).

1. Les faits

Le requérant, Monsieur X, est un ressortissant de la République Démocratique du Congo (ci-après RDC), originaire de la Province du Sud-Kivu. Considéré comme un « sage » dans la localité de Mwegerera III, au sein de laquelle il a exercé des fonctions de chef à partir de 1962, le requérant participe, courant 2002, dans le contexte de conflit armé qui secoue alors la région, à la constitution d’une milice locale d’auto-défense. Notons que l’existence et la teneur des liens entre cette milice locale et un groupe armé appelé « Mudundu 40 » constituent des points de divergence dans les éléments factuels avancés par les différentes parties. Le 10 avril 2003, le requérant est arrêté par des membres du groupe armé Rassemblement Congolais pour la Démocratie aux mains desquels il subit des mauvais traitements. Le 10 septembre 2003, Monsieur X parvient à fuir la RDC. Le 22 septembre 2003, il introduit une demande d’asile auprès des autorités belges. À l’appui de cette demande, le requérant invoque la crainte d’être à nouveau persécuté en cas de retour en RDC. Si cette crainte n’est pas contestée par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA), celui-ci prend, en septembre 2007, une première décision d’exclusion à l’encontre de Monsieur X. À l’appui de sa décision, le CGRA invoque le fait que, à sa connaissance, le requérant serait un membre fondateur de la milice Mudundu 40, au sein de laquelle il aurait été considéré comme un « sage » et aurait exercé des fonctions d’approvisionnement. Or, les informations à la disposition du CGRA révèlent que les membres de cette milice auraient, particulièrement en 2002 et 2003, perpétré de nombreux crimes de guerre. Partant, en vertu du standard de preuve applicable en matière de clause d’exclusion – moins strict que celui requis en matière pénale –, le CGRA considère que « tous ces éléments constituent de sérieuses raisons de penser que [le requérant s’est] rendu coupable de crimes ou agissements visés par le section F de l’article 1er de la Convention de Genève » (p. 4 de la décision commentée).

Cette décision, contestée par le requérant devant le CCE, est retirée par le CGRA qui adopte une nouvelle décision d’exclusion le 3 mai 2010. À nouveau, la décision d’exclusion est attaquée devant le CCE. La juridiction administrative, dans un arrêt n°83 721 du 26 juin 2012, donne alors raison au requérant et considère que les éléments du dossier ne « permettent ni de se prononcer sur [sa] responsabilité fonctionnelle en tant que membre du Mudundu 40, ni sur sa responsabilité individuelle » (p. 8 de la décision de 2012). Le 25 mars 2015, le Commissaire adjoint adopte une nouvelle décision d’exclusion. Cette décision est à nouveau contestée par le requérant devant le CCE. Ce dernier arrêt du 16 mars 2021 qui confirme la décision d’exclusion prise par le CGRA est l’objet de notre analyse.

2. L’arrêt du CCE

L’appréciation effectuée par la juridiction administrative dans le cadre de l’examen du recours introduit par Monsieur X se divise en trois grandes parties.

Dans la première, le CCE entend établir les faits qui appuient la décision d’exclusion. Pour ce faire, la juridiction revient tout d’abord sur les déclarations du requérant en 2003, en 2012 et puis en 2014 qui divergent quant à son degré d’implication dans la milice Mudundu 40. Sans pour autant évoquer d’autres éléments factuels que ceux tenant au contenu desdites déclarations, la juridiction parvient à la conclusion « qu’il est établi qu’en 2000, le requérant était membre du Mudundu 40 à la création duquel il a participé, pour le compte duquel il a recruté des hommes et acheté des armes, et auquel, sans aucune équivoque, il a lui-même rattaché la milice créée dans son village, […], que le requérant a hébergé plusieurs commandants de ce mouvement et que, dès lors, la tentative de la partie requérante de vouloir dissocier du Mudundu 40 la milice à laquelle appartenait le requérant, manque de toute pertinence » (point 5.11.2, p. 13 de la décision commentée). Ensuite, le CCE établit que la milice en question a commis de nombreuses violations des droits humains et que « nombreuses de ces exactions ont été perpétrées dans le territoire d’origine du requérant, Walungu, durant la période où il appartenait au Mudundu 40 […] » (point 5.11.3.1). Partant de ce constat factuel, refusant de « se rallier aux arguments […] selon lesquels la participation du requérant doit être envisagée dans la stricte limite géographique de son village [...] » mais reconnaissant que rien, dans le dossier, n’indique que des violations des droits humains aient été commises par le Mudundu 40 dans ce village, le CCE conclut que Monsieur X « ne pouvait pas ne pas être au courant des exactions commisses par le Mudundu 40, peu importe qu’il y en ait eu ou non dans son village […] » (point 5.11.3.2).

Dans la deuxième partie, qui énonce quelques considérations préalables à l’appréciation au fond, le CCE rappelle que la procédure d’asile est indépendante de toute procédure pénale et que le standard de preuve, en matière d’exclusion, est différent de celui applicable en matière pénale. Il en conclut « qu’une décision d’exclusion, telle que celle attaquée en l’espèce, [ne] méconnait [pas] le droit à la présomption d’innocence » (point 5.12.1, in fine).

Dans la troisième et dernière partie de son examen, le CCE procède à l’appréciation au fond des faits qui lui sont soumis. Sur la base du Statut de Rome de la Cour pénale internationale et des Eléments de crimes y annexés, le CCE évalue si les éléments constitutifs du crime de guerre sont rencontrés et examine, en parallèle, la responsabilité individuelle de Monsieur X (point 5.14). Le CCE constate tout d’abord que le Sud-Kivu était bien, à l’époque des faits (de 2000 à avril 2003), le théâtre d’un conflit armé que la juridiction administrative belge qualifie de non international (point 5.14.2). Ensuite, le CCE constate que des actes réprimandés par l’article 8, 2, c du Statut de Rome (qui vise les crimes de guerre) ont bien été commis par les membres du Mudundu 40. Cet état de fait, combiné à la position occupée par le requérant, amène le CCE à conclure « qu’il existe des raisons sérieuses de penser que le requérant a apporté son concours à la commission des exactions […], notamment en recrutant, des hommes, en fournissant des armes, en prodiguant des conseils ou en hébergeant des combattants pour le Mudundu 40 » (point 5.14.2, al. 2).

Eu égard aux troisième et quatrième éléments constitutifs d’un crime de guerre au sens du Statut de Rome, le CCE constate, d’une part, que les faits de violence posés par la milice présentent bien un lien avec le conflit armé dont la région était le théâtre à l’époque des faits (point 5.14.3) et, d’autre part, que le requérant « ne pouvait ignorer, ni l’existence du conflit armé, ni le lien entre les crimes auxquels il apportait son concours et ledit conflit » (point 5.14.4).  Finalement, le CCE, sur base des premières déclarations de Monsieur X, considère que celui-ci ne rencontre aucune des causes d’exonération prévues par les articles 31 et 33 du Statut de Rome puisque « […] le requérant se présente comme un simple exécutant des décisions que prenaient les hauts responsables et auxquelles, à aucun moment ni d’aucune façon, il ne s’est opposé, précisant à cet égard qu’en tant que fondateur du Mudundu 40, il ne pouvait se retourner ni contre les responsables du groupement ni contre ses activités, mais qu’il n’était nullement forcé. » (point 5.14.5).

Sur base de ces différents éléments et constatant « que le requérant ne fait valoir aucun motif d’exonération de sa responsabilité individuelle quant aux raisons sérieuses de penser qu’il a participé aux crimes de guerre » (point 5.14.5), le CCE conclut à l’existence « de raisons sérieuses de penser que le requérant s’est rendu coupable de crimes de guerre au sens […] du Statut de Rome » et avalise la décision d’exclusion prise à son encontre par le CGRA. Aux yeux du CCE, le fait que la crainte de persécution du requérant en cas de retour en RDC soit fondée ne doit pas entrer en ligne de compte dans son examen puisque, Monsieur X « étant exclu du statut de réfugié […], la question de son inclusion est superflue ».

B. Éclairage

Après le rappel de quelques éléments de contexte, trois observations majeures sont présentées.

1. En guise de préambule : quelques éléments de contexte

Le territoire de Walungu comprend deux chefferies, celle de Ngweshe et celle de Kaziba. Le groupement de Burhale est l’un des groupements qui composent la chefferie de Ngweshe. Mwegerera III, village d’origine du requérant, est l’un des villages du groupement de Burhale. Il est situé à environ 45 kilomètres de Walungu-Centre. Le Mudundu 40 est une milice qui a opéré en territoire de Walungu entre 1999 et 2003.  Au vu du risque d’extermination de la population autochtone et des destructions de leurs biens par l’occupant rwandais et son allié congolais du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), ce mouvement a eu à ses débuts un soutien total des notables, leaders et autres dignitaires du Sud-Kivu[1]. Sous la direction du commandant Odilon Kurhenga Muzimu, le Mudundu 40 s’est constitué avec pour mission de résister contre l’occupant rwandais pour la défense de la population en vue de prévenir tout acte de génocide et de violation des droits humains, et pour préserver l’intégrité territoriale de la RDC[2].

De nombreux observateurs estiment que la prise en charge des hommes de la résistance était assurée par la population locale qui contribuait volontairement en fournissant des rations alimentaires. Les chefs de village étaient chargés de collecter ces rations auprès des familles sous leur juridiction et de les acheminer au quartier général de la résistance[3].

Dans leur note d’observation, les autorités belges avancent que de nombreux rapports indiquent que « les Mudundu 40 ont commis des homicides, recruté de force des villageois, en ce compris des enfants de moins de 15 ans ; qu’ils ont commis des pillages et des agressions sexuelles » (point 5.9, p. 11 de la décision commentée). Elles allèguent que « nombreuses de ces exactions ont été perpétrées à Walungu, territoire d’origine du requérant, durant la période où il appartenait au Mudundu 40, notamment dans plusieurs villages entourant celui du requérant et situés à peine à quelques kilomètres de distance » (point 5.9). Pour étayer ces allégations, elles se sont fondées sur deux sources, à savoir : un document intitulé « Rapport annuel sur les droits de l’homme au Sud-Kivu de 2002 » et l’autre « Walungu après les Mudundu 40 : état de lieux » (point 5.9). La première source rapporte, de manière cursive, des crimes qu’aurait commis le Mudundu 40. Ces faits ne sont corroborés par aucun autre document officiel. La seconde source n’a rien à voir avec les exactions qu’aurait perpétrées le Mudundu 40. Elle relate plutôt les atrocités commises par les militaires de l’armée patriotique rwandaise (APR) et ceux du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) après la mise en déroute du Mudundu 40 dans le territoire de Walungu, y compris à Mwegerera[4].  En revanche, il faut noter que les crimes qu’aurait commis le Mudundu 40, ne sont pas listés dans le rapport Mapping d’août 2010 qui tend pourtant à identifier de manière exhaustive les exactions commises au Sud-Kivu à l’époque des faits et couvre plus de 617 violations des droits humains et du droit international humanitaire perpétrées sur le territoire de la RDC entre 1993 et 2003. Si les développements qui précèdent ne permettent pas d’affirmer que le Mudundu 40 n’a pas commis d’exactions – ce qui n’est nullement le but poursuivi par les auteurs du présent commentaire – ils ont toutefois le mérite de nuancer une situation factuelle présentée de manière univoque dans l’arrêt du CCE. Outre ce premier problème eu égard aux sources d’information relatives au pays d’origine, dont on constate qu’elles ne sont pas assez diversifiées, relevons que, contrairement aux éléments développés dans la requête et dans la note complémentaire (et reproduits p. 11 de la décision commentée), le CCE n’étudie pas plus avant l’incidence concrète que tant le contexte de conflit armé dans lequel se sont déroulés les faits, que le contexte géographique propre à la région concernée, ont pu avoir sur l’implication ou la non implication du requérant par rapport aux faits qui lui sont reprochés. 

Dans ce contexte, l’arrêt commenté suscite trois observations majeures : l’une relative à la question de la responsabilité individuelle du requérant pour les crimes reprochés au Mudundu 40 (point 2), l’autre relative au standard de preuve applicable en matière d’exclusion du statut de réfugié et de la protection internationale (point 3) et la dernière ayant trait à l’ordre des questions s’agissant de l’examen de l’inclusion et de l’exclusion (point 4).

2. Examen de la responsabilité individuelle du requérant

La question de l’exclusion dépend souvent de la mesure dans laquelle l’intéressé est personnellement responsable des actes en question. De manière générale, la responsabilité individuelle, fondement de l’exclusion, existe lorsque la personne a commis, ou a contribué de manière substantielle à l’acte criminel, en sachant que son acte faciliterait la conduite criminelle (U.N.H.C.R., « Note d’information sur l’application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés », 4 septembre 2003 (ci-après « Note d’information du HCR »), p. 21, point 51). Ainsi, le degré d’implication du requérant dans les crimes que le Mudundu 40 aurait commis doit être sérieusement analysé ainsi que son profil.

Les autorités belges reprochent au requérant d’avoir été membre du Mudundu 40, et considèrent que sa responsabilité individuelle est suffisamment établie du fait d’avoir apporté une aide substantielle au mouvement « en achetant des armes et en les fournissant à cette milice, en recrutant des hommes pour elle et en hébergeant chez lui des commandants de celle-ci » (point 5.7.5, p. 8 de la décision commentée), des faits que le requérant a contesté dans des déclarations ultérieures à sa déclaration initiale de 2003.

Il sied de souligner que la simple appartenance à une organisation qui commet ou incite d’autres personnes à commettre des crimes violents n’est pas nécessairement décisive ou suffisante pour exclure une personne du statut de réfugié. Le fait d’être membre n’équivaut pas en soi à la participation à un acte susceptible d’exclusion du statut de réfugié. En effet, selon le HCR, Il est nécessaire de « prendre en considération le fait de savoir si le requérant a été ou non personnellement impliqué dans des actes de violence ou s’il a délibérément contribué de manière substantielle à ces actes » (Note d’information du HCR, pp. 24 et 25, point 59, nous soulignons). Dans le cas d’espèce, le CCE s’est contenté de conclure que les membres du Mudundu 40 auraient commis des actes de violence à l’endroit des populations civiles, sans démontrer deux choses : le lien précis entre les activités du requérant à l’époque des faits et les crimes dont se serait rendu coupable le Mudundu 40 ainsi que les agissements dudit requérant en tant que recruteur d’hommes et fournisseurs d’armes. Par conséquent, il est, en l’occurrence, hasardeux d’asseoir l’exclusion du requérant sur une responsabilité non suffisamment étayée, pour des crimes qui sont, par ailleurs, si faiblement documentés.

À considérer que les éléments du Mudundu 40 aient perpétré des actes que l’on pourrait qualifier de crimes de guerre et que le requérant y ait participé, il nous semble que le CCE n’a pas suffisamment examiné si, au regard des circonstances dans lesquelles le requérant était entré au service du Mudundu 40, les chefs de village avaient ou non le choix d’accepter la protection et une forme d’allégeance au mouvement. Un tel examen aurait permis de savoir si oui ou non le requérant pouvait être exonéré de sa responsabilité pénale pour contrainte.  

Au temps le plus fort de la guerre, il apparaît que le Mudundu 40 a fait régner sa propre loi dans la chefferie de Ngweshe notamment en obligeant les chefs de village à collecter des vivres et à recruter des hommes pour la résistance. A défaut pour les chefs de village de satisfaire à ces obligations, on peut raisonnablement présumer qu’ils étaient considérés comme étant de mèche avec l’envahisseur et donc ennemis de la résistance. Dans un tel contexte, on peut s’interroger sur la mesure dans laquelle le requérant, en tant que chef local relevant de la juridiction de Mudundu 40, n’a en réalité pas eu d’autre choix que d’apporter son soutien au mouvement par crainte pour sa vie et celle de ses proches.

D’après le HCR, lorsque la contrainte est invoquée par une personne ayant agi sous le commandement d’autres personnes dans une organisation, « il faut prendre en considération la question de savoir si on pouvait raisonnablement attendre de cette personne qu’elle renonce simplement à son appartenance et si effectivement elle aurait dû le faire plus tôt alors qu’il était clair que la situation en question surviendrait » (Note d’information du HCR, p. 28, point 70). Dans les circonstances de l’espèce, il semble que le requérant ne pouvait pas faire défection de Mudundu 40 dans la mesure où tous les chefs de village de la chefferie de Ngweshe étaient présumés d’office membres de la résistance en raison de leur position sociale et de leur influence. Si le Mudundu 40 s’est rendu coupable de massacres de populations civiles, il semble qu’il était impossible de prévoir une telle situation dans la mesure où la milice se présentait, initialement, comme un mouvement de résistance contre l’invasion rwandaise et non comme un système d’oppression des populations locales.

3. « Les raisons sérieuses de penser » : standard de preuve applicable en matière d’exclusion

Rappelons tout d’abord que la clause d’exclusion, étant une exception aux principes de la protection internationale, est d’interprétation restrictive (Note d’information du HCR, p. 3, point 4) et doit être appliquée avec une grande prudence (European Asylum Support Office, « Guide pratique sur la clause d’exclusion », 2017 (ci-après, « Guide pratique de l’EASO »), p. 8). Ainsi, si le standard de preuve applicable en la matière – les « raisons sérieuses de penser » – n’est pas aussi strict que celui applicable en matière pénale, « le niveau de preuve doit [néanmoins] être suffisamment élevé pour garantir que les réfugiés de bonne foi ne sont pas exclus de manière erronée. La ‘prépondérance des probabilités’ […] est donc un seuil trop bas » (Note d’information du HCR, p. 42, point 107).

Dans l’arrêt Ezokola c. Canada, la Cour suprême du Canada considère que la norme des « raisons sérieuses de penser » « est moins stricte que celle appliquée dans un procès pour crime de guerre, mais elle requiert davantage qu’un simple soupçon » (Cour suprême du Canada, 19 juillet 2013, Ezokola c. Canada, n° 2013 CSC 40,  point  101). Les « raisons sérieuses de penser » sont certes un minimum requis, mais en même temps un standard qui ne donne pas droit de cité à de simples suspicions ou suppositions. D’après le HCR, une mise en accusation par les tribunaux pénaux internationaux satisfait le niveau de preuve requis à l’article 1F de la Convention de Genève sur le statut des réfugiés (Note d’information du HCR, p. 42, point 107).

En outre, l’exclusion d’un demandeur nécessite au préalable des informations claires et fiables, satisfaisant au degré de preuve « raisons sérieuses » (Guide pratique de l’EASO, p. 19).

Dans l’arrêt commenté et à l’inverse de la première décision qu’il avait rendue dans cette affaire (arrêt n°83 721 du 26 juin 2012), le CCE semble faire une application erronée de ce standard de preuve. En effet, les « raisons sérieuses de penser » ne reposent pas in casu sur l’existence de faits ou d’éléments suffisamment étayés qui permettraient d’établir clairement et suffisamment la responsabilité individuelle du requérant dans les violations des droits humains et du droit des conflits armés imputées au Mudundu 40.

4. Inclusion avant exclusion ? L’éternel débat

De manière incidente, l’arrêt commenté illustre en quoi la problématique de « l’ordre des questions » n’est pas tranchée au niveau des instances belges de l’asile. En effet, là où le CGRA, suivant en cela les lignes directrices du HCR (Note d’information du HCR, p. 39, point 100), procède d’abord à l’examen de l’inclusion, le CCE « estime que cet exercice d’inclusion est superflu en l’espèce dans la mesure où l’exclusion de la qualité de réfugié, faisant l’objet de la décision attaquée, le rend inutile » (point 5.5 de la décision commentée). Or, comme le souligne Jean-Yves Carlier, l’inclusion doit précéder l’exclusion « parce que le respect de l’ordre des questions permet de conserver à l’esprit, sans les renverser, les règles d’interprétation : le principe fait l’objet d’une interprétation extensive, l’exception fait l’objet d’une interprétation restrictive » (J.-Y. Carlier, Droit d'asile et des réfugiés : de la protection aux droits, Recueil des cours. Académie de droit international de La Haye, vol 332, 2007, p. 246). En outre, l’examen préalable de l’inclusion permet, même en cas de décision subséquente d’exclusion, de mieux mesurer les conséquences de l’exclusion.

Le cas d’espèce offre un bel exemple de cette nécessité d’examiner l’inclusion avant l’exclusion.

En effet et tout d’abord, comme développé ci-haut, il semble que le CCE n’ait pas respecté à suffisance le caractère strict de l’exception consacrée par la clause d’exclusion et ait appliqué un standard de preuve plus faible que celui des « raisons sérieuses de penser ». L’approximation qui caractérise la décision commentée doit être soulignée. Ainsi, de nombreux points de doute important subsistent (entre autres, quant à la question de savoir si le requérant a bien rattaché la milice organisée au sein de son village au Mudundu 40, quant à l’étendue des exactions commises par ce groupe armé, quant à la connaissance et l’implication réelle du requérant par rapport à ces faits de violence et son profil de personne relativement âgée, quant aux contours de la notion de concours à la commission de crime de guerre – chef de responsabilité prévu par l’article 25 du Statut de Rome et mobilisé ici pour établir la responsabilité individuelle du requérant (point. 5.13 de la décision commentée, p. 16) –, …). Or, ces points d’importance ne sont pas explorés et le doute ne profite pas au requérant. À cet égard, rappelons qu’à la différence de la procédure d’asile où la charge de la preuve est partagée, cette dernière pèse sur les seules épaules de l’Etat s’agissant de l’exclusion du statut de réfugié (Guide pratique de l’EASO, p. 9), en ce compris eu égard à la recherche de causes d’exonération de la responsabilité individuelle. Soulignons également que « les facteurs qui justifient que l’intéressé se voit accorder le bénéfice du doute dans la procédure de détermination du statut de réfugié s’appliquent généralement de la même façon pour l’examen de l’exclusion » (Note d’information du HCR, p. 41, point 105).

Ensuite, l’examen de l’inclusion avant l’exclusion permet de se positionner de manière éclairée quant à la nécessité de procéder à un test de proportionnalité. Le CCE, se référant à l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne réunie en grande chambre dans l’affaire Allemagne contre B et D du 9 novembre 2010 (point 111), juge que cet exercice n’est pas nécessaire in casu. Cela étant, rappelons tout de même que la position du HCR à cet égard est plus nuancée : « lorsque l’on prend une décision en matière d’exclusion, il est donc nécessaire de peser la gravité de l’infraction dont la personne semble être responsable contre les conséquences possibles de son exclusion, y compris en particulier le degré de persécution crainte » (Note d’information du HCR, p. 31, point 78). L’approximation relevée ci-haut combinée au risque avéré de persécution en cas de retour en RDC paraissent être deux indicateurs de la nécessité, dans le cas d’espèce, de procéder à un test de proportionnalité.

***

En conclusion, rappelons, avec le HCR, que « comme pour toute exception à des garanties conférées en matière de droits de l’homme, les clauses d’exclusion doivent toujours être interprétées de manière restrictive et doivent être utilisées avec une grande prudence » (Note d’information du HCR, pp. 3-4, point 4). Or, il semble que le CCE a, dans cette affaire, manqué à cette obligation de prudence. En effet, il apparaît que le standard de preuve appliqué in casu est plus faible que celui des « raisons sérieuses de penser ». On regrette que la juridiction administrative soit revenue sur sa décision antérieure, rendue dans la même affaire (arrêt n°83 721 du 26 juin 2012), pour conclure, plus de 17 ans après le début de la procédure d’asile, à l’exclusion du requérant du statut de réfugié et de protection subsidiaire. En n’étayant pas à suffisance sa décision par des éléments factuels probants et en restant dans l’approximation quant à la responsabilité individuelle du requérant, c’est toute l’institution de l’asile qui est fragilisée.

 


[1] Réseau d’organisations des droits humains et d’éducation civique d’inspiration chrétienne en RDC, « Violation massive des droits de l’homme au Sud-Kivu, Cas des affrontements entre le RCD-APR et Mudundu 40 », avec la collaboration de l’équipe du Groupe Jérémie/Bukavu et Kinshasa, 27 mai 2003, p. 2.

[2]  Ibid.

[3] P.- R. NAMEGABE, « Le pouvoir traditionnel au Sud-Kivu de 1998-2003 : rôle et perspectives », in Afrique des Grands Lacs, Annuaire 2004-2005, Rome, 2005, p. 216.

[4] Messagers pour l’éducation et la sensibilisation des enfants à la paix, « Walungu après les Mudundu 40 : états de lieux », 2003, p. 3.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt :

- C.C.E, arrêt du 16 mars 2021, n° 251.099.

Jurisprudence :

- C.J.U.E., 9 novembre 2010, Allemagne c. B et D, C-57/09 et C-101/09, EU:C:2010:661.

- Cour suprême du Canada, 19 juillet 2013, Ezokola c. Canada, n° 2013 CSC40.

- C.C.E., arrêt du 26 juin 2012, n°83.721.

Doctrine :  

- J.-Y. Carlier, Droit d'asile et des réfugiés : de la protection aux droits, Recueil des cours. Académie de droit international de La Haye, vol 332, 2007, p. 246

- J.-Y. Carlier et S. Saroléa, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, pp. 447-449.

- J.-Y. Carlier et P. d’Huart, « Exclusion : qui a commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité ? », Newsletter EDEM, juillet-août 2013.

- P.-R. Namegabe, « Le pouvoir traditionnel au Sud-Kivu de 1998-2003 : rôle et perspectives », in Afrique des Grands Lacs, Annuaire 2004-2005, Rome, 2005, p. 216.

Autres :

- European Asylum Support Office, « Guide pratique sur l’exclusion », Janvier 2017.

- U.N.H.C.R., « Note d’information sur l’application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés », 4 septembre 2003.

- Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme, « Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo », août 2010.

- Messagers pour l’éducation et la sensibilisation des enfants à la paix, « Walungu après les Mudundu 40 : états de lieux », 2003.

- Réseau d’organisations des droits humains et d’éducation civique d’inspiration chrétienne en RDC, « Violation massive des droits de l’homme au Sud-Kivu, Cas des affrontements entre le RCD-APR et Mudundu 40 », avec la collaboration de l’équipe du Groupe Jérémie/Bukavu et Kinshasa, 27 mai 2003.

Pour citer cette note : R. Bigirinama et A. Sinon, « Exclusion du statut de réfugié : prudence et rigueur de mise dans l’application du standard de preuve », Cahiers de l’EDEM, juin 2021.

 


[1] Réseau d’organisations des droits humains et d’éducation civique d’inspiration chrétienne en RDC, « Violation massive des droits de l’homme au Sud-Kivu, Cas des affrontements entre le RCD-APR et Mudundu 40 », avec la collaboration de l’équipe du Groupe Jérémie/Bukavu et Kinshasa, 27 mai 2003, p. 2.

[2]  Ibid.

[3] P.- R. NAMEGABE, « Le pouvoir traditionnel au Sud-Kivu de 1998-2003 : rôle et perspectives », in Afrique des Grands Lacs, Annuaire 2004-2005, Rome, 2005, p. 216.

[4] Messagers pour l’éducation et la sensibilisation des enfants à la paix, « Walungu après les Mudundu 40 : états de lieux », 2003, p. 3.

Publié le 05 juillet 2021