Conseil du contentieux des étrangers, 19 mars 2021, n° 251 246

Louvain-La-Neuve

Elles « se confinent dans le silence » : le C.C.E. apprécie les risques d’une ressortissante congolaise de retourner en RDC après avoir subi des violences sexuelles en Espagne.

C.C.E. – Ressortissante congolaise – violences sexuelles en dehors du pays d’origine – prise en compte des violences dans l’examen de la crainte – normes sociales et vulnérabilités – renvoi au C.G.R.A. pour instruction complémentaire

Le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après, C.C.E.) annule une décision du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides s’agissant d’une ressortissante congolaise ayant fui la République Démocratique du Congo. Il estime que les abus dont la requérante a été victime en Espagne sont des éléments particulièrement graves qui doivent être pris en considération dans l’évaluation des craintes en cas de retour en RDC. Le Conseil du contentieux des étrangers évalue la vulnérabilité de la requérante à l’aune du contexte social dont elle est issue. Il annule la décision attaquée et renvoie l’affaire pour réexamen au Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides.

Zoé Crine

A. Arrêt

La requérante est une ressortissante congolaise (RDC), d’ethnie Mbala et de confession catholique. Elle introduit un recours devant le Conseil du contentieux des étrangers contre une décision de refus d’octroi du statut de réfugié et du statut de protection subsidiaire. À l’appui de son recours, la requérante fait valoir ses craintes de retourner à Ndjili, en République démocratique du Congo, en raison d’actes violents et d’arrestations arbitraires par la police congolaise dont elle a été victime.

La requérante expose avoir obtenu son diplôme d’État et vivre de ses revenus de vendeuse dans un marché de Kinshasa. En 2010, elle devient aspirante auprès d’une congrégation religieuse en Angola. En 2016, la requérante est envoyée en mission en Espagne par la congrégation. Durant son séjour, la requérante est violée par le prêtre tenu de la prendre en charge. La requérante décide de se plaindre du comportement du prêtre auprès de la mère supérieure, cousine de ce dernier, sans succès. Après avoir été maltraitée par la mère supérieure à la suite des plaintes déposées, la requérante décide de quitter les ordres et de rentrer en RDC. Elle y devient membre du parti politique ECiDé (Engagement pour la Citoyenneté et le Développement) au sein duquel elle occupe des fonctions de mobilisation et de sensibilisation. Elle développe rapidement des contacts avec la paroisse, ainsi qu’avec le Père D., grâce auquel elle obtient une fonction dans un orphelinat. Elle y sympathise avec des jeunes du quartier qui exercent des fonctions au sein du Comité laïc de coordination.

La requérante invite les jeunes du quartier à faire un concert de casseroles et de sifflets chaque jeudi soir en prévision de la marche de protestation contre le président Kabila qui doit se tenir le 31 décembre 2017. La requérante est identifiée comme « leader » du groupe. Le 31 décembre 2017, la requérante quitte la marche alors que plusieurs jeunes avec qui elle travaille sont arrêtés.

Le 21 janvier 2018, la requérante participe à une autre marche de ce type et est arrêtée le lendemain. Placée en détention par la brigade judiciaire de Matete, elle reçoit la visite de son père qui tente de la faire libérer. La requérante est privée de nourriture, malmenée et violée lors de la seconde nuit de détention. Elle est libérée par son père et son oncle, munis d’un document attestant que la requérante n’exercerait plus d‘activités politiques. 

Après sa libération, la requérante rejoint son père en territoire de Feshi. Elle voyage avec d’autres membre de l’Ecide et en chemin, sensibilise les personnes sur les politiques agricoles menées par Kabila contre lesquelles elle les invite à lutter (la requérante appelle à ne pas accepter les « éleveurs de bovin venus de l’est », en ce qu’ils s’y trouvent selon la volonté du président Kabila). Après avoir passé une semaine chez son père en sensibilisant à la question, la requérante décide de reprendre la route vers Kinshasa. Le 3 mars 2018, lors d’une panne de bus, elle est arrêtée par deux policiers en civils alors qu’elle expliquait qu’elle militait pour que les éleveurs de l’est soient refusés. La requérante est écrouée deux jours à Masi-Manimba puis transférée au cachot de l’état-major du renseignement militaire où elle reste trois jours en cellule, sans être interrogée. Elle est libérée sous caution payée par son oncle.

En prévision du vote du 31 décembre 2018, la requérante continue à sensibiliser contre le pouvoir en place. Elle est arrêtée et emprisonnée le 1er novembre 2018 pour cette raison. La requérante est violée par deux policiers et privée de nourriture. Elle est libérée après quelques jours de détention. La requérante fuit en bus chez sa tante à Barumbu. Épuisée, elle y reste six jours pour soigner ses blessures. Son oncle contacte un passeur pour organiser sa fuite. Le 28 novembre 2018, la requérante fuit le Congo, munie de documents d’emprunt. Le 18 décembre 2018, elle introduit sa demande de protection internationale en Belgique.

À l’appui de celle-ci, la requérante verse entre autres un constat de lésions traumatiques dressé le 5 juin 2019, des photos où elle apparaît avec un bandage sur l’œil et des photos de ses activités au sein de la congrégation en Espagne. Elle transmet également un acte de naissance, ainsi qu’une attestation rédigée par le père [D. K.] le 30 juin 2020 qui détaille son parcours et un rapport médical circonstancié rédigé le 10 juin 2020 à Kinshasa.

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après, C.G.R.A.) estime que la requérante n’apporte pas d’éléments suffisants permettant de considérer qu’il existe dans son chef une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951.

D’une part, le Commissariat considère que l’attestation de lésions traumatiques ne peut être prise en considération. S’il n’appartient pas au C.G.R.A. de remettre en cause l’expertise du spécialiste qui a rédigé le document, il considère néanmoins que l’attestation ne permet pas d’établir l’authenticité des évènements vécus en RDC. D’autre part, le C.G.R.A. estime que le récit quant au retour en RDC le 25 novembre 2017 n’est pas crédible. Le rapport médical circonstancié qu’elle a soumis à l’appui de sa demande contient des erreurs (fautes d’orthographe, apposition irrégulière d’un cachet). Il ne peut dès lors être jugé fiable.

Enfin, le C.G.R.A. ne remet pas en cause les violences subies en Espagne lors de la formation religieuse de la requérante. Il souligne néanmoins qu’il est uniquement compétent pour « […] protéger les individus quant au pays dont ils ont la nationalité » (en l’occurrence, la RDC) (point B). En ce sens, il ne peut protéger la requérante envers l’Espagne. Le C.G.R.A. précise aussi qu’aucune crainte n’est évoquée en lien avec les violences subies en Espagne en cas de retour en République démocratique du Congo.

En degré d’appel, la requérante met en avant « […] la crainte qu’elle a de retourner en République Démocratique du Congo en tant qu’ancienne religieuse victime de viols multiples » (point 4.5).  Elle souligne que le C.G.R.A. a manqué un volet important de ses craintes et devait évaluer la crainte en tenant compte des viols dont elle a été victime. Elle souligne encore les risque d’opprobre, d’exclusion et d’isolement social auxquels elle peut être exposée en tant que femme seule, ancienne religieuse, victime de viols, en cas de retour en RDC.

Le C.C.E., saisi d’un recours contre la décision de refus du C.G.R.A., estime qu’il ne peut se rallier aux motifs de la décision attaquée. Il considère que d’importants aspects de la demande de protection internationale de la requérante n’ont pas été suffisamment investigués et analysés par la partie défenderesse. D’une part, le Conseil relève que la décision attaquée ne se prononce pas sur la réalité de l’engagement politique de la requérante, ni sur les trois détentions et les maltraitances qu’elle dit avoir subies. D’autre part, quant aux abus dont la requérante estime avoir été victime lors de sa formation religieuse en Espagne, le Conseil estime qu’il s’agit d’éléments à prendre en considération dans l’évaluation des craintes en cas de retour en RDC. Cette considération est renforcée par le fait que les informations générales jointes à la requête indiquent les difficultés auxquelles sont confrontées les femmes victimes de violences sexuelles en Afrique subsaharienne (sentiment de honte, stigmatisation et marginalisation quand elles dévoilent les actes qui leur ont été infligés). Par ailleurs, le Conseil relève à l’appui des documents joints à la demande que de nombreuses religieuses abusées par le clergé en Afrique finissent par se « confiner dans le silence » (point 4.7). Le Conseil estime donc qu’il y a lieu d’adopter une « attitude prudente » au vu des circonstances particulières en l’espèce (point 4.7). Il demande un nouvel entretien personnel de la requérante afin qu’elle puisse s’exprimer sur les manquements relevés. Il annule la décision attaquée et renvoie l’affaire au C.G.R.A.

B. Éclairage

Cet arrêt met en lumière différents éléments. D’abord, il apporte un éclairage sur ce qui doit être pris en compte dans l’évaluation de la crainte de la requérante quant aux violences sexuelles subies en dehors du pays d’origine. Ensuite, il met en avant la nécessité d’apprécier les craintes individuelles de la requérante à l’aune de la société dont elle est issue et des normes sociales stigmatisantes auxquelles elle peut être soumise en cas de retour.

1. Prise en compte par le C.C.E. d’événements intervenus en dehors du pays d’origine dans l’examen de la crainte : les violences sexuelles subies en Espagne doivent être considérées

Concernant les éléments qui doivent être pris en compte à l’appui de la demande, la décision du C.G.R.A. ne retient pas le « parcours » de la requérante en dehors de son pays d’origine (RDC). Dans son analyse, il ne tient pas compte des violences subies en Espagne au motif que la requérante n’est pas une ressortissante espagnole. Ce raisonnement se retrouve dans de nombreux arrêts du C.G.R.A., en accord avec l’article 48/3 et 48/4 de la loi du 15 décembre 1980[1] et de l’article 1, A, 2° de la Convention de Genève, notamment quant aux violences intervenues durant le parcours migratoire. À titre d’exemple, dans les arrêts 246 286 du 17 décembre 2020, n° 246 803 du 23 décembre 2020,  et n° 238 128 du 8 juillet 2020, le C.G.R.A. et le C.C.E. soulignent qu’ils ne peuvent tenir compte des violences intervenues en Lybie ou en Algérie lors du parcours des requérants, en ce que leur compétence  « se limite à offrir aux demandeurs d’asile une protection internationale par rapport à des faits vécus ou des craintes éprouvées vis-à-vis de pays dont ils ont la nationalité »[2].

Si la partie défenderesse ne conteste les violences vécues en Espagne, le C.C.E. considère, à la différence du C.G.R.A., que celles-ci doivent être prises en considération dans l’analyse de la crainte de retour. En outre, le C.C.E. estime que le parcours religieux de la requérante et les viols dont elle a été victime doivent être pris en compte dans l’examen de sa demande, quel que soit le lieu où ils se sont déroulés. Aussi, le C.C.E. rappelle que le seul fait que la requérante n’ait pas expressément formulé de crainte ou de risques liés à ces faits en cas de retour en RDC « ne peut justifier, à lui seul, eu égard à leur caractère particulièrement grave, qu’il n’en soit pas tenu compte dans le cadre de l’examen de sa demande de protection internationale » (point 4.7).

Le juge estime ici que les violences survenues en Espagne peuvent être à ce point graves qu’elles pourraient avoir des conséquences sérieuses et déterminantes sur la possibilité de retour de la requérante dans son pays de nationalité. Elles doivent être entendues comme des éléments faisant partie de la situation personnelle et individuelle de la demandeuse, dont les instances d’asile doivent tenir compte conformément à l’article 48/5 de la loi de 1980.

La position du C.C.E. sur la prise en considération des violences intervenues en dehors du pays d’origine dans l’examen de la demande est variable. Il est difficile de tirer des enseignements généraux de celle-ci. Ainsi, dans un arrêt n° 251 572 du 24 mars 2021 relatif à des faits presque similaires, le requérant de nationalité congolaise (RDC) évoquait à l’appui de sa demande d’asile de mauvais traitements et violences subis au Brésil (exploitation) qui l’auraient poussé à rentrer au en RDC[3]. Dans son arrêt, le C.C.E. considère que ces violences n’influencent pas les constats de la décision en ce qu’ils sont survenus au Brésil et non dans le pays d’origine du requérant (point 8). Il souligne encore, en accord avec le C.G.R.A. que ces violences, si elles ne sont pas contestées, n’ont pas d’impact sur la possibilité de regagner la RDC (point 12).

2. Considération par le C.C.E. des normes sociales dans lesquelles la requérante évolue en RDC

Cette prise en considération des violences survenues en dehors du pays d’origine va de pair avec une grille de lecture inclusive du C.C.E. quant aux risques auxquels la requérante pourrait être soumise en cas de retour. Le C.C.E. tient compte de l’impact que les traitements subis en Espagne pourraient avoir sur la possibilité de retour de la requérante au regard de certaines normes sociales de la société congolaise. Il explique que ces considérations sont renforcées par les informations jointes à la requête, qui indiquent que de nombreuses religieuses abusées par des membres du clergé en Afrique « se confinent dans le silence » (point 4.7). En outre, il mentionne l’état de honte ressenti par les femmes victimes de violences sexuelles en Afrique subsaharienne où la sexualité, sous toutes ses formes, reste un sujet dont on peut difficilement parler. Le C.C.E. prend également en compte des considérations plus sociétales, liées aux référents et aux valeurs de la structure sociale dont la requérante provient. Il évoque « la stigmatisation » et la « marginalisation » dont la requérante peut faire l’objet si elle venait à devoir parler des actes qui lui ont été infligés (point 4.7). Il requiert donc une « attitude prudente » (point 4.7) dans l’évaluation de la demande au vu des circonstances de la cause.

La vulnérabilité de la requérante, attachée aux viols qu’elle a subis, n’est pas uniquement définie comme une caractéristique propre, attachée à elle et presque indépendante de tout contexte. Le C.C.E. dans cet arrêt rappelle que les risques peuvent s’apprécier non seulement au vu des caractéristiques qui lui sont propres, mais aussi au vu des normes sociales dans laquelle la demandeuse va devoir évoluer en cas de retour. En tenant compte de la manière dont les femmes victimes de violences sexuelles sont perçues et des politiques d’exclusion qui peuvent les cibler, il « repositionne » les craintes de la requérante et lui reconnait aussi une vulnérabilité particulière, due à ce contexte. 

Cette lecture inclusive dans la prise en compte du contexte n’a pas toujours été celle du C.C.E. Sa jurisprudence varie à ce sujet, particulièrement dans le chef des femmes considérées comme « autonomes » (éduquées, ayant pu exercer une profession, par exemple). Les femmes victimes de violences de genre sont dans plusieurs arrêts du C.C.E. supposées pouvoir lutter par elle-même, de manière individuelle, contre des violences structurelles et des dominations systémiques (les rapports de pouvoir dans une société patriarcale qui stigmatise la sexualité des femmes, par exemple)[4]. Cette position du C.C.E. s’illustre dans plusieurs de ces arrêts notamment dans le chef de femmes « indépendantes », qui ont pu, comme la requérante, travailler et mener une vie politique à l’extérieur de leur foyer (voir notamment l’arrêt n° 227 048 du 3 octobre 2019 et l’arrêt n° 223 906 du 11 juillet 2019).

 

On ne peut, de cette approche du juge, tirer des enseignements généraux. L’on peut cependant, dans son appréciation des risques de la requérante, relever ce à quoi le juge du C.C.E. contribue. Il permet, d’une part, de prendre en considération des événements particulièrement graves survenus en dehors du pays d’origine pour apprécier les risques auxquels serait exposée la requérante en cas de retour dans son pays. Il permet aussi, d’autre part, de replacer les craintes de la requérante dans un contexte plus large, à l’aune des normes sociales du milieu dont elle provient. Il pose dès lors un regard indulgent, prudent et sérieux face aux craintes invoquées. Il juge avec la précaution qui est de mise en renvoyant l’affaire pour instruction complémentaire.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.C.E., 19 mars 2021, n° 251 246.

Jurisprudence :

C.C.E., 24 mars 2021, n° 251 572.

C.C.E., 23 décembre 2020, n° 246 803.

C.C.E., 17 décembre 2020, n° 246 286 .

C.C.E., 8 juillet 2020, n° 238 128

C.C.E., 13 décembre 2018, n° 213 998.

Doctrine :  

J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016.

Pour citer cette note : Z. Crine « Elles ‘’se confinent dans le silence ‘’ : le C.C.E. apprécie les risques d’une ressortissante congolaise de retourner en RDC après avoir subi des violences sexuelles en Espagne», Cahiers de l’EDEM, mai 2021.

 


[1] Pour informations complémentaires, voir J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 410 et suivantes.

[2] Le C.C.E. ne tient pas compte de ces violences dans son appréciation et ne va pas à l’encontre de l’analyse du C.G.R.A. Voir le raisonnement du C.G.R.A. :  C.C.E., 23 décembre 2020, n° 246 803, point B ; C.C.E., 17 décembre 2020, n° 246 286, point B. ; C.C.E. ; 8 juillet 2020, n° 238 128, point B.

[3] Il s’agit de la seconde demande d’asile introduite par le requérant. Lors de la première, il avait également fait part de son départ du Brésil en raison de problème avec des « bandits ». Le C.C.E. n’avait pas été convaincu par ses explications. Voir : C.C.E., 13 décembre 2018, n° 213 998.

[4] Cette approche est parfois partagée par d’autres Cour de justice, notamment la Cour européenne des droits de l’Homme. Voir à ce sujet la communication : GRIBOMONT H., ARRECO (Université de Nantes / UMR CENS) et MIGSAN (UMR ESO/Université Rennes 2) – Symposium « Vulnérabilité physique et psychique des demandeurs d’asile. Mobilisation, repérage, soins. De la reconnaissance d’une catégorie à ses usages » : « Vulnérabilité : de la protection à l’exclusion ? Le cas des mutilations génitales féminines devant la Cour européenne des droits de l’homme »

Publié le 31 mai 2021