Conseil du contentieux des étrangers, 30 avril 2021, n° 253.776

Louvain-La-Neuve

Procédure d’asile : aptitude probatoire et conditions de vie dans le pays d’accueil.

Conseil du contentieux des étrangers – Reconnaissance de la qualité de réfugié – aptitude probatoire – précarité dans le pays d’accueil – vulnérabilité

Si le risque de persécution est apprécié par rapport à la situation dans le pays d’origine, la situation dans le pays d’accueil peut témoigner d’un risque dans le pays d’origine mais aussi affecter l’aptitude probatoire d’une demanderesse vulnérable.

Zoé Crine, Francesca Raimondo et Sylvie Sarolea, membres de l'EDEM

A. Arrêt

Le Conseil du Contentieux des étrangers, la juridiction belge en charge de l’asile et de l’immigration en degré d’appel (ci-après le CCE), reconnaît la qualité de réfugiée à une femme de nationalité turque.

La requérante, non impliquée politiquement, rapporte être de religion musulmane. Elle a été scolarisée jusqu’à la fin de l’enseignement primaire avant de participer aux activités agricoles de la famille.

La requérante s’est mariée tard parce que jusqu’à l’âge de 41 ans, elle s’est occupée de sa maman souffrante. Après son décès, elle accepte d’épouser un homme vivant en Belgique et originaire du village voisin. Elle le rencontre par l’intermédiaire d’une vendeuse du marché. Elle le rejoint en Belgique et de cette union, naîtront deux enfants.

La requérante rapporte que son mari était violent. Il a perdu son titre de séjour et dans la foulée elle a perdu le sien. Elle a contracté un cancer, suite auquel elle a subi un traitement de chimiothérapie et d’hormonothérapie. La requérante a séjourné dans un refuge pour femmes, après avoir été expulsée du logement familial. Elle a été secourue par des associations. Elle finira par engager une procédure en divorce.

Dans le cadre de la procédure d’asile, elle rapporte les pressions qu’elle subit de la part de son ex-mari et de son frère, ainsi que de leur famille résidant en Turquie. Le père de la requérante a subi des violences au pays. La requérante invoque un risque de la part de sa belle-famille en cas de retour en Turquie. Elle y craint également le statut de femme divorcée et un risque de séparation d’avec ses enfants.

Le Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) relève qu’il octroie une protection aux personnes courant un risque dans le pays de leur nationalité et qu’il n’est pas compétent pour protéger la requérante contre ce qui s’est produit en Belgique où réside encore son ex-mari. La décision relève aussi que les propos de la requérante sont peu crédibles en raison de diverses contradictions qui émailleraient son récit.

Le CGRA relève que la Turquie a signé des dispositions visant à améliorer la protection des femmes. Même si cette protection n’est pas tout à fait effective, le Commissaire général estime qu’il s’agit de cas particuliers qui pourraient se produire en Belgique. Les propos de la requérante quant à l’inefficacité de la protection des femmes en Turquie sont considérés comme étant des suppositions. La décision souligne également que la requérante a été soutenue par sa famille contre sa belle-famille, de sorte qu’elle ne serait pas une femme divorcée sans ressource en Turquie.

En degré d’appel contre la décision négative, le CCE relève que le CGRA ne conteste pas la violence subie par la requérante en Belgique, la précarité dans laquelle elle a séjourné, les menaces qu’elle a essuyées, ainsi que la situation particulière et la fragilité psychologique de la requérante, face auxquelles il juge que l’appréciation de la partie adverse est particulièrement « subjective et sévère » (§ 5.6.2). A ce sujet, le Conseil précise que

« ‘la situation très précaire’ dans laquelle [la requérante] se trouvait en Belgique (tant sur le plan personnel, matériel que médical) – laquelle n’est pas contestée par la partie défenderesse – à l’époque de ces faits justifie à suffisance que la requérante ne puisse restituer de manière plus détaillée ces événements ».

Le Conseil rapporte qu’il est plausible que la famille de la requérante ait voulu la protéger en ne lui rapportant pas les événements de manière extrêmement détaillée. Le Conseil conclut que s’il subsiste des zones d’ombre dans le récit de la requérante, celle-ci a été en mesure de livrer un récit « suffisamment cohérent, plausible et étayé » (§ 5.6.4).

La qualité de réfugié lui est reconnue.

B. Éclairage

Plusieurs questions méritent une analyse.

Trois questions sont abordées, une à titre préliminaire, à la manière d’un rappel, et deux autres à titre principal en raison du caractère innovant de la décision commentée quant aux capacités probatoires et à la vulnérabilité.

1. Convention d’Istanbul, violences à l’égard des femmes et persécution

Même si l’annonce du retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul est intervenue après la décision du CGRA, elle témoigne d’une posture préoccupante de l’Etat turc face à la protection des femmes victimes de violences[1].

La Convention d’Istanbul (ci—après la Convention) propose une approche intégrée dite « des quatre P » dans le cadre de la lutte contre les violences faites aux femmes et la violence domestique : la prévention, la protection, les poursuites et les politiques intégrées. Il s’agit d’un instrument fondamental de protection des femmes et de prévention face à la violence, non seulement en ce qu’il protège les femmes, met en place des mécanismes de contrôle et de prévention ainsi que des politiques de soutien mais également sur le plan symbolique. Lors de l’annonce turque, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja MIJATOVIC a regretté cette décision « alors que les féminicides et d’autres formes de violence à l’égard des femmes sont en augmentation dans le pays ». Dans son volet asile, la Convention reconnait que les violences de genre sont une forme de persécution en lien avec la Convention de 1951 : « la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre puisse être reconnue comme une forme de persécution au sens de l’article 1, A (2), de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 et comme une forme de préjudice grave donnant lieu à une protection complémentaire/subsidiaire » (article 60). Les formes de persécution liées au genre comprennent les formes de violences telles que les violences conjugales, les mariages forcés, les stérilisations forcées, les crimes dits d’honneur, les mutilations génitales féminines, l’orientation sexuelle ou encore la traite des êtres humains.

La Cour européenne des droits de l’homme a déjà eu l’occasion de se prononcer à plusieurs reprises quant aux violences à l’égard des femmes (voy. CEDH, Aydin ; Opuz) et quant à l’ineffectivité de la protection de ces dernières par les autorités turques.

Malgré l’intérêt de cette question et son actualité au vu du retrait de la Convention d’Istanbul, ce n’est pas ce point qui est central dans la présente analyse.

2. Aptitude probatoire et procédure d’asile

L’article 4 de la Directive Qualification fait du récit de la requérante un élément permettant d’évaluer les « faits et circonstances ». Il rappelle le principe selon lequel à défaut de preuve documentaire, les déclarations du requérant participent de la preuve lorsque :

« a. le demandeur s’est réellement efforcé d’étayer sa demande ;

b. tous les éléments pertinents à la disposition du demandeur ont été présentés et une explication satisfaisante a été fournie quant à l’absence d’autres éléments probants ;

c. les déclarations du demandeur sont jugées cohérentes et plausibles et elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande ;

d. le demandeur a présenté sa demande de protection internationale dès que possible, à moins qu’il puisse avancer de bonnes raisons de ne pas l’avoir fait et

e. la crédibilité générale du demandeur a pu être établie ».

La jurisprudence européenne a pas à pas rééquilibré le partage de la preuve, désormais réparti entre le/la requérant.e et les autorités en charge de l’examen des demandes de protection internationale[2]. Toutefois, ni la Directive Qualification ni ces jurisprudences n’intègrent la prise en compte de la vulnérabilité des demandeurs, si ce n’est au travers de ce partage de la charge de la preuve. Par contre, ce facteur intervient dans les jurisprudences internes. Il s’agit alors d’apprécier l’aptitude probatoire en fonction des qualités du demandeur, principalement en référence à son âge, à son niveau d’instruction ou de formation, ou encore à son état psychologique.

Voy. par ex. un arrêt n° 72.592 du 23 décembre 2011, admettant la crédibilité au regard du jeune âge ; Contra un arrêt n° 228.634 du 7 novembre 2019, « la requérante présente un profil de femme cultivée, ayant fait des études supérieures et ayant travaillé en tant qu'agent commercial » (pt 6.8.1.1.).

Les facteurs pris en compte sont de type ontologique ou liés à la situation dans le pays d’origine. C’est là que l’arrêt commenté contient un paragraphe rare et innovant. Il identifie un facteur situationnel pour analyser la crédibilité. Il établit un lien entre la situation précaire d’une demandeuse de protection internationale et son aptitude probatoire. On entend par aptitude probatoire ses capacités à fournir soit des preuves matérielles, soit en absence ou en complément de ces dernières un récit crédible au regard des exigences figurant notamment à l’article 4 de la Directive Qualification.

La Cour a en effet relevé que :

« ‘la situation très précaire’ dans laquelle [la requérante] se trouvait en Belgique (tant sur le plan personnel, matériel que médical) – laquelle n’est pas contestée par la partie défenderesse – à l’époque de ces faits justifie à suffisance que la requérante ne puisse restituer de manière plus détaillée ces événements ».

Pour analyser cette jurisprudence, nous faisons le lien avec une vaste recherche européenne sur la vulnérabilité en matière d’immigration et principalement d’asile.

3. Procédure d’asile et vulnérabilités

Le concept de vulnérabilité n’intervient dans la Directive Qualification que dans le chapitre 7 dédié au contenu de la protection internationale.

Parmi les textes du système européen d’asile commun, deux se réfèrent spécifiquement à la vulnérabilité. Il s’agit de la Directive dite procédure. L’article 15 dédié à l’entretien personnel demande aux États membres de prendre des mesures appropriées pour que cet entretien soit mené dans des conditions qui permettent au demandeur d’exposer l’ensemble des motifs de sa demande. La personne chargée de l’entretien doit être compétente pour tenir compte de la vulnérabilité du demandeur. L’article 24 attire l’attention des autorités quant aux « demandeurs nécessitant des garanties procédurales spéciales, lesquels doivent bénéficier d’un soutien adéquat ». L’article 25 précise ces obligations quant aux mineurs non-accompagnés.

Le concept de vulnérabilité intervient également dans le cadre de la Directive Accueil, dont le chapitre 4 est dédié aux personnes dites « vulnérables » et ayant des besoins particuliers. La Directive développe une conception ontologique de la vulnérabilité puisque celle-ci est liée soit aux caractéristiques propres de la personne concernée (mineurs, handicapés, personnes âgées, femmes enceintes), à son état de santé (maladie grave, troubles mentaux) ou à son vécu (tortures, violences sexuelles, …).

Même si une préoccupation pour les conditions d’accueil est au centre de la Directive dite accueil, il est remarquable qu’aucun de ces textes, n’intègre la précarité socioéconomique aux facteurs pouvant affecter les aptitudes probatoires du ou de la demanderesse de protection internationale.

L’interaction entre les facteurs de vulnérabilité de type socioéconomique ou médicaux dans le pays d’accueil et l’aptitude de la requérante à faire face à une procédure administrative et ensuite juridictionnelle contraignante reste peu explorée. Pourtant, le ou la requérante supporte la majeure partie de la charge de la preuve de sorte que ses conditions de vie influent de manière majeure sur ses capacités procédurales.

Cette interdépendance est actuellement étudiée dans le cadre d’une recherche internationale à laquelle participe l’équipe « droits européens et migrations ».

Le Projet Vulner dirigé par le Professeur Luc LEBOEUF, directeur de recherche au Max Planck Institute for Social Anthropology (Halle, Allemagne),  étudie le concept de vulnérabilité en ce qu’il est de plus en plus utilisé comme un outil conceptuel pour concevoir et mettre en œuvre le régime de protection internationale. Récemment, le 5 mai 2021, le Conseil de l'Europe a publié le Plan d'action sur la protection des personnes vulnérables dans le contexte des migrations et de l'asile en Europe (2021-2025). Le paragraphe 2 indique : "dans le contexte des défis actuels, notamment ceux qui émergent en relation avec Covid-19, le Conseil de l'Europe et ses États membres reconnaissent la nécessité de travailler ensemble pour mettre l'accent sur les personnes vulnérables dans le contexte de la migration et de l'asile en Europe".

Malgré cette référence de plus en plus fréquente, ce concept manque d’une conceptualisation précise, de sorte que, mal ou insuffisamment compris, ses significations concrètes, ses conséquences pratiques et ses implications juridiques sont difficilement identifiables.

Dans ce cadre, l’EDEM, en tant qu’équipe belge associée à ce projet, analyse sur la base d’une vaste étude de terrain les défis et les pièges de la vulnérabilité dans le système d’asile belge.

Une première phase a permis aux chercheuses de rencontrer les acteurs de terrain dans les centres d’accueil de tout type, ainsi que les instances d’asile. Une seconde phase permettra de recueillir des informations et des données auprès d’autres acteurs de terrain que sont les avocats et les ONG, mais aussi des interviews avec des demandeurs de protection internationale.

Un premier rapport intermédiaire a permis de mettre en avant les éléments suivants :

Premièrement, la recherche révèle que la définition et l’identification des facteurs de vulnérabilité par les acteurs de terrain diffère de celle prévue par les textes européens et de droit interne. Les directives européennes - et la loi belge - développent une approche basée sur les catégories. À l'inverse, les juges, les officiers de protection et les travailleurs de terrain préfèrent une approche au cas par cas sur la base des besoins des demandeurs. D'une part, cette approche est plus inclusive car elle est adaptée à la personne et permet aux agents de prendre également en compte d'autres groupes. D'autre part, cette approche peut être, par la même occasion, exclusive (de la même manière qu'une personne peut être incluse, une autre peut être exclue) et les agents disposent d'une grande marge d'appréciation.

Deuxièmement, l'évaluation de la vulnérabilité est différente de celle du statut de réfugié. La première vient en tête de l'évaluation du statut de réfugié. Son évaluation est en cela un outil indispensable pour établir le profil complet de la personne.

Enfin, sur le contenu de la vulnérabilité, l’approche catégorielle peine à refléter une réalité qui est beaucoup plus complexe. Les vulnérabilités sont intersectionnelles, ce que la décision commentée illustre parfaitement (santé, violence, précarité socioéconomique) et variables dans le temps et dans l’espace. Ainsi, une personne peut ne pas être identifiée comme vulnérable à son arrivée en Belgique et le devenir. L’inverse est évidemment vrai. Une demanderesse d’asile peut avoir été extrêmement fragile dans son pays d’origine et se révéler plus apte à la résilience dans le pays d’accueil, parfois grâce à un accueil de qualité. L’on comprendra aussi aisément que l’inverse est possible.

La longueur et la complexité de la procédure d’asile en soi peuvent être des facteurs de vulnérabilité. Les conditions d’accueil influent fortement. Le rapport montre à quel point les conditions d’accueil ont une incidence sur les personnes. Il est évident que cet impact a une incidence sur leur capacité à faire face à la procédure.

Les conclusions intermédiaires vont permettre à la recherche de se poursuivre.

La présente affaire illustre l’importance d’une telle recherche et d’une réflexion faisant le lien entre conditions d’accueil et l’aptitude procédurale et notamment probatoire. C’est d’ailleurs déjà dans cet esprit que l’arrêt Singh de la Cour européenne des droits de l’homme avait initié le développement de la jurisprudence insistant sur le partage de la charge de la preuve soulignant que les autorités étaient infiniment plus aptes à rechercher des preuves en Inde que ne pouvaient l’être les requérants eux-mêmes en centre fermé.

 


[1] Le 20 mars 2021, par un décret présidentiel, la Turquie a annoncé se retirer de la Convention d’Istanbul. Cette décision prendrait effet le 1er juillet 2021.

[2] Carlier, J.Y., Sarolea, S., Précis de droit des étrangers, § 487 et s.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.C.E., n° 253 776 du 30 avril 2021

Législation

Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, signée à Istanbul, le 11 mai 2011

Jurisprudence

Cour eur. D.H., 25 septembre 1997,  Aydin c. Turquie

Cour eur. D.H., 9 septembre 2009, Opuz c. Turquie

Doctrine

S. Forrez, La Convention d’Istanbul ; un nouvel instrument de la lutte contre la violence à l’égard des femmes, INTACT asbl, mars 2017

I. Atak, D. Nakache, E. Guild, F. Crépeau, “Migrants in vulnerable situations” and the Global Compact for Safe Orderly and Regular Migration, in Queen Many University of London, School of Law, Legal Studies Research Paper No. 273/2018

Pour citer cette note : Zoé Crine, Francesca Raimondo, Sylvie Saroléa, « Procédure d’asile : aptitude probatoire et conditions de vie dans le pays d’accueil » Cahiers de l’EDEM, juin 2021.

      Cet article a pu être réalisé grâce aux travaux de recherche réalisés dans le cadre du projet VULNER, qui a reçu un financement du programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 de l'Union européenne, sous la convention de subvention n° 870845 (www.vulner.eu).

 

 


[1] Le 20 mars 2021, par un décret présidentiel, la Turquie a annoncé se retirer de la Convention d’Istanbul. Cette décision prendrait effet le 1er juillet 2021.

[2] Carlier, J.Y., Sarolea, S., Précis de droit des étrangers, § 487 et s.

Publié le 05 juillet 2021