Cour d’appel Bruxelles (fr), 5 mars 2020, n°2020/KR/60

Louvain-La-Neuve

La reconnaissance d’un droit subjectif au rapatriement dans le chef des enfants belges retenus en Syrie : un grand pas en avant.

Assistance consulaire – Rapatriement - intérêt supérieur de l’enfant – Camps d’Al Hol et Roj en Syrie – rapatriement conjoint - enfants nés en Syrie d’un parent djihadiste belge – application extraterritoriale des droits fondamentaux

La Cour d’appel de Bruxelles déduit du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et de la déclaration du gouvernement belge de décembre 2017 sur le rapatriement automatique des enfants belges de moins de 10 ans, l’existence d’un droit subjectif au rapatriement dans le chef des enfants de djihadistes belges retenus dans les camps en Syrie, lorsqu’ils se trouvent dans une situation de détresse dont ils ne peuvent être extraits que par un rapatriement.

Laura Cools

A. Arrêt

1. Contexte

Entre 2013 et 2017, 400 à 500 Belges seraient partis à l’étranger pour rejoindre l’Etat Islamique (EI), y inclus des mineurs. Il est également estimé que 105 enfants sont nés en Syrie et en Iraq d’un parent belge. Suite à la défaite de l’EI, plusieurs milliers de djihadistes[1] européen(ne)s et leurs enfants sont détenus dans les camps de Roj et d’Al-Hol en Syrie, gouvernés par les autorités kurdes. Les chiffres les plus récents suggèrent qu’à ce moment précis, il y a toujours au moins 38 enfants nés d’un parent belge détenus dans ces camps. Selon plusieurs observateurs, les conditions de vie y sont épouvantables (pénurie d’eau, risque de propagation des maladies, surpopulation énorme, insuffisance de nourriture, d’installations sanitaires, et d’aide médicale ou psychologique). Les enfants n’y reçoivent aucune éducation et souffrent de malnutrition, de pneumonie et de diarrhées à grande échelle. D’après la Croix-Rouge, la situation y est « apocalyptique ».

A plusieurs reprises et de manière constante, les autorités kurdes qui contrôlent les camps, ont adressé un appel aux Etats européens afin qu’ils rapatrient leurs ressortissants. Ces derniers se montrent très réticents à l’égard des demandes de rapatriement. Cela soulève la question de l’existence d’un droit à l’assistance consulaire, et en certains cas, d’un droit au rapatriement, dans le chef des « djihadistes » européen(ne)s, ou au moins dans le chef de leurs enfants. En décembre 2017, le gouvernement belge a pris position en faveur du rapatriement automatique des enfants belges de moins de 10 ans (dont le lien de filiation était démontré au moyen d’un test A.D.N.). Toutefois, ayant rapatrié seulement 6 orphelins (et depuis cette semaine aussi un enfant qui était détenu avec sa mère), l’Etat belge ne démontre pas avoir entrepris la moindre action afin de faire bénéficier des enfants belges détenus avec l’un de leur parent dans les camps du nord-est syrien, de mesures similaires[2].

Entretemps, la question du rapatriement des enfants des camps syriens a également été posée à la Cour européenne des Droits de l’Homme et au Comité des droits de l’enfant[3] dans des affaires toujours pendantes (voir infra, partie B.3.).

2. Faits et décision en première instance par le juge des référés (civ. Brux. (réf.) – 30/10/2019)

L’affaire discutée concerne les demandes de rapatriement de Syrie introduites par une mère belge, A, en son nom propre et au nom de ses enfants mineurs. En 2015, A s’est rendue en Syrie afin de rejoindre l’Etat Islamique, où elle a donné naissance à son premier fils en 2017. En 2018, après être arrêtés par les autorités kurdes, A. et son premier fils ont été enfermés dans le camp de détention ‘Roj’ en Syrie, où elle a accouché de son deuxième fils. En septembre 2019, elle a, sans succès, sollicité l’assistance de l’Etat belge en vue de l’organisation de son rapatriement et celui de ses enfants.

Suite au refus de l’Etat belge de procéder au rapatriement, A. a introduit une demande de rapatriement devant le juge des référés du tribunal de première instance de Bruxelles. Il a été jugé que les enfants de A disposent, prima facie, d’un droit subjectif à l’assistance consulaire eu égard à leur situation de détresse extrême telle que visée par l’article 78,6° du Code consulaire belge. Ensuite, la déclaration du gouvernement belge de décembre 2017 sur le rapatriement automatique des enfants belges de moins de 10 ans et le fait que l’Etat belge a déjà rapatrié d’autres enfants, indiquent que l’Etat n’est pas dépourvu de toute capacité organisationnelle pour organiser une assistance consulaire sur place. Le premier juge estime qu’en l’espèce, les enfants d’A disposent, prima facie, d’un droit au rapatriement. Il a condamné l’Etat belge à les rapatrier. Ensuite, en invoquant le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et le droit à la vie familiale, le premier juge a également ordonné le rapatriement de la maman des enfants mineurs, laquelle ne pouvait pas prétendre à l’assistance consulaire en raison de l’exception prévue dans l’article 83, 2° du Code consulaire, excluant les personnes qui se sont rendues dans une région où sévit un conflit armé. Ainsi, en première instance, l’Etat belge a été condamné à rapatrier A et ses enfants dans un délai de 75 jours, sous peine d’une astreinte de 2000 euros par jour, à l’expiration de ce délai.[4]

3. Décision par la Cour d’appel (Bruxelles (fr) – 5/3/2020)

En appel, la (chambre francophone de la) Cour d’appel de Bruxelles[5] a réformé cette ordonnance, en considérant les demandes irrecevables dans le chef des enfants et non fondées dans le chef de l’intimée. Cependant, elle s’est penchée sur la question de l’existence d’un droit subjectif au rapatriement dans le chef des enfants belges résidents en Syrie, ce qui nous permet de tirer quelques conclusions importantes, au-delà de cette affaire, sur la position juridique des enfants belges toujours détenus en Syrie (voir infra, partie B.1.).

Par rapport à la recevabilité de l’action formée par A. au nom des enfants, la Cour d’appel a confirmé la décision du premier juge en ce qu’il déclare irrecevable l’action introduite par A. en sa qualité de représentante légale de ses enfants mineurs, par manque de preuve d’un lien de filiation maternelle[6]. En effet, en vertu de l’article 376 du Code civil belge, la qualité de représentant légal, ici comme parent (ce qui implique l’existence d’un lien de filiation maternelle ou paternelle), est une des conditions requises pour pouvoir entamer une telle action. En l’espèce, compte tenu du contexte dans lequel les deux enfants sont nés (l’un est né au sein des territoires occupés par l’EI et l’autre dans le camp ‘Roj’), A ne dispose d’aucun acte de naissance et le lien de filiation maternelle la liant à ses deux enfants n’a jamais pu être établi légalement. En plus, la Cour remarque que la déclaration du gouvernement belge de rapatrier ses ressortissants âgés de moins de 10 ans applique seulement aux enfants belges, et qu’en l’espèce, l’on ne saurait déterminer avec certitude la nationalité belge des enfants concernés. Par conséquent, la Cour rend irrecevable les demandes dans le chef des enfants et, contrairement au premier juge, elle analyse sur le fond la demande de A. à titre personnel et non comme représentante légale des enfants.

Quant au pouvoir de juridiction des cours et tribunaux belges, la Cour s’interroge sur l’existence, en général, d’un droit subjectif à l’assistance consulaire. En l’espèce, en raison d’irrecevabilité des demandes dans le chef des enfants de A, la Cour d’appel ne va pas aussi loin que le juge des référés, qui avait reconnu un droit subjectif au rapatriement dans le chef des enfants de A. Cependant, elle procède à une analyse générale de l’existence d’un droit subjectif au rapatriement des enfants belges retenus en Syrie. En effet, la Cour commence son raisonnement par soutenir la position du premier juge selon laquelle il existe bien un droit subjectif au rapatriement dans le chef des enfants belges de moins de 10 ans résidents en Syrie (voir infra, partie B.1.). A l’égard des enfants belges de 10 ans et plus, la Cour conclut également à l’obligation de rapatriement dans le chef de l’Etat belge, en soulignant que si l’Etat dispose d’une marge d’appréciation lorsqu’il exerce cette obligation, celui-ci est limité par l’intérêt supérieur de l’enfant (voir infra, partie B.1.). Ainsi, la Cour a clairement pris position en faveur de l’existence d’un droit au rapatriement dans le chef des enfants belges retenus en Syrie peu importe l’âge.

Quant à l’apparence de droit sur l’assistance consulaire au profit de A (en son nom propre), la Cour confirme le premier juge. L’article 83 du Code consulaire ne permet pas aux mères de bénéficier d’un droit à l’assistance consulaire à titre personnel. Dans la lignée de la jurisprudence néerlandophone[7], la Cour estime que les mères ne peuvent pas invoquer l’intérêt supérieur de leurs enfants pour faire valoir dans leur chef propre le droit subjectif à l’assistance consulaire dont leurs enfants bénéficient. Ainsi, la Cour dit la demande de l’assistance consulaire non fondée dans le chef de l’intimée.

Quant à la délivrance de documents, la Cour estime que le droit pour un citoyen de rentrer dans son propre pays n’implique pas à l’évidence une telle obligation positive. A ne dispose pas d’un droit àla délivrance de documents de voyage.

Finalement, quant aux droits conventionnels invoquées (à savoir, notamment l’article 3 de la CIDE et l’article 3 de la CEDH), contrairement au premier juge, la Cour d’appel estime qu’A n’apparaît pas fondée à invoquer ces dispositions conventionnelles, à défaut de pouvoir de juridiction dans le chef de l’Etat belge (voir infra, partie B.3.).

Ainsi, en vue de ce qui précède, la Cour d’appel réforme l’ordonnance du premier juge, et dit les demandes irrecevables dans le chef des enfants et non fondées dans le chef de l’intimée.

B. Éclairage

Cette problématique soulève de nombreuses questions. La première est celle de l’existence d’un droit subjectif au rapatriement dans le chef d’enfants belges détenus en Syrie (1). Ensuite, rapatrier exclusivement les enfants, après les avoir séparés de leur mère, pose question à la lumière des droits de l’homme et des droits de l’enfant (2). Au-delà de la question de l’existence d’un droit au rapatriement en droit belge, ces affaires questionnent que à l’existence ou non d’obligation positive de rapatrier qui incomberait aux Etats parties à la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) et la Convention Internationale relative aux Droits de l’Enfant (CIDE) (3).

1. Le droit subjectif à l’assistance consulaire en droit belge, implique-t-il aussi un droit subjectif au rapatriement ?

  • Le droit subjectif à l’assistance consulaire en droit belge

En droit belge, l’assistance consulaire est réglée par le Code consulaire du 21 décembre 2013. Toutefois, jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 9 mai 2018, la jurisprudence belge estimait qu’il n’existait pas de droit à l’assistance consulaire, cette dernière devant s’analyser comme une faveur[8].  Cependant, la loi du 9 mai 2018 a inséré dans le Code consulaire un nouveau chapitre prévoyant l’assistance consulaire aux Belges et aux citoyens de l'Union européenne non représentés dans les situations visées par le nouvel article 78 du Code consulaire, y inclus « la situation de détresse extrême dans laquelle se trouve un Belge » (art. 78, 6°). Le nouvel article 83 du Code consulaire, cependant, y ajoute quelques exceptions. Ainsi, les belges qui se sont rendus dans une région où sévit un conflit armé ne peuvent pas prétendre à l’assistance consulaire (art. 83, 2°).

En l’espèce, dans la lignée d’autres jurisprudences récentes[9], la Cour d’appel a reconnu que, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 9 mai 2018 et à la lumière de ses travaux préparatoires, l’assistance consulaire ne constitue plus une faveur mais bien un droit subjectif que les cours et tribunaux doivent garantir.

  • Vers un droit subjectif au rapatriement dans le chef des enfants de « djihadistes » belges ?

Se pose dès lors la question de savoir si ce droit subjectif à l’assistance consulaire se traduit par un droit subjectif au rapatriement dans le chef des enfants belges détenus en Syrie. Notons d’abord que le rapatriement n’est qu’une modalité d’exécution de l’assistance consulaire et que le titulaire du droit à l’assistance consulaire ne peut pas exiger une certaine modalité d’application[10].

Par rapport aux enfants belges de moins de 10 ans détenus en Syrie, contrairement à sa jurisprudence antérieure[11], la Cour d’appel fait valoir que l’engagement du Gouvernement belge de fin 2017 doit être considéré comme un engagement unilatéral à rapatrier les enfants belges de moins de 10 ans (dont le lien de filiation était démontré au moyen d’un test A.D.N.). Il crée un droit subjectif au rapatriement dans le chef des enfants concernés. Ce raisonnement semble justifié par le droit international, en vertu duquel les pouvoirs exécutifs et législatifs d’un état peuvent, par déclaration, créer des obligations unilatérales, pour autant que cette déclaration ait l’intention d’être contraignante et qu’elle soit prononcée publiquement et sans ambiguïté[12]. En effet, une communication officielle publique du gouvernement déclarant l’attribution d’un droit de retour automatique aux enfants belges de moins de 10 ans, répond clairement à ces exigences[13].

De surcroît, la Cour juge qu’en cas de situation de détresse extrême (telle que visée par l’article 78, 6° du Code consulaire belge), si le secours ou la protection sur place par l’autorité locale ou par des associations sont inopérantes, la « possibilité « de rapatriement se mue prima facie en une obligation au rapatriement. A l’égard des enfants mineurs de moins de 10 ans, suite à la déclaration du gouvernement belge, aucune nouvelle balance des intérêts n’est justifiée pour vérifier s’il y a lieu de les rapatrier ou non.

A l’égard des enfants belges âgés de plus de 10 ans par contre, la Cour d’appel conclut que l’Etat belge dispose d’une marge d’appréciation lorsqu’il exerce cette obligation. Cette dernière est largement limitée par les droits de l’enfant, à savoir l’article 22bis, §1 et §2 de la Constitution belge et l’article 3, § 1 de la CIDE. Rappelant la jurisprudence de la Cour constitutionnelle[14] et de la Cour européenne des droits de l’homme[15], la Cour d’appel souligne que l’Etat belge doit prendre en considération de manière primordiale l’intérêt de l’enfant lorsqu’il exerce le pouvoir discrétionnaire que lui réserve le Code consulaire belge[16]. La Cour déduit un droit au rapatriement du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, si ces deux conditions sont réunies : une situation de détresse extrême et le rapatriement comme seule possibilité d’y échapper.

La Cour d’appel conclut  que l’Etat belge doit prendre toutes les dispositions nécessaires qui sont en son pouvoir afin d’organiser le rapatriement des enfants mineurs de nationalité belge et ce, le plus rapidement possible, compte tenu de la situation dramatique prévalant sur place.

Notons que, contrairement à la déclaration du gouvernement belge, la Cour ne semble pas se limiter aux enfants de moins de 10 ans, Ainsi, il suit de cet arrêt que tous les enfants belges toujours détenus en Syrie disposent d’un droit subjectif au rapatriement, quel que soit leur âge.

Limites au droit subjectif au rapatriement  

La jouissance de ce droit suppose que la nationalité belge de l’enfant qui veut en bénéficier soit démontrée. Pour qu’un parent « djihadiste » belge puisse introduire devant les juges belges en sa qualité de représentant(e) légal(e) une action de rapatriement de ses enfants mineurs, il est requis que la nationalité belge de ces derniers soit démontrée, ce qui implique la preuve d’un lien de filiation avec un parent belge. La déclaration du gouvernement belge n’applique qu’aux enfants pour lesquels cette preuve a été rapportée.[17]

Ce droit subjectif risque dès lors de rester théorique pour les enfants nés en Syrie étant donné que l’épreuve du lien de filiation avec un parent belge reste un obstacle majeur pour eux (voir supra, partie A.3.). Comme soulevé, en l’espèce, par le premier juge, à défaut de pièce de l’état civil admissible au regard du Code de droit international privé, seul le tribunal de la famille est compétent pour reconnaître un tel lien de filiation. Une telle action serait donc un préalable à une autre action. Or, elle peut être longue s’il faut recourir à un test ADN… Le juge des référés aurait pu examiner la question de la filiation au titre de question préalable, épargnant ainsi au moins une procédure.

Cet arrêt est par contre utile pour les enfants nés en Belgique avant d’être emmenés ou enlevés par (l’un de) ses parents en Syrie.

2. Le rapatriement des enfants sans leurs mères versus le droit à la vie familiale et l’intérêt supérieur de l’enfant à ne pas être séparé de sa mère

N’ayant rapatrié que des orphelins jusqu’à la mi-décembre 2020, l’Etat belge a évité la question du rapatriement conjoint. Le rapatriement très récent d’un enfant belge qui était détenu dans le camp avec sa mère, ne soulevait pas davantage cette question, puisque sa mère ne voulait pas rentrer en Europe. Selon OCAM, il y a toujours 23 femmes belges enfermées avec leurs enfants dans les camps en Syrie et plusieurs d’entre elles, y inclus l’intimée de l’arrêt discuté, souhaitent être rapatriées avec leurs enfants.

A ce jour, la plupart des Etats européens semblent s’opposer au rapatriement conjoint. Toutefois, la reconnaissance d’un droit au rapatriement dans le chef des mineurs détenus en Syrie sans faire bénéficier leurs mères d’une pareille mesure, conduira forcément à une séparation familiale. Cela pose des questions tant au niveau pratique qu’en ce qui concerne les des droits fondamentaux de l’enfant.

Au niveau pratique, premièrement, l’exécution d’un rapatriement par l’Etat belge nécessite l’accord des autorités kurdes. La Cour d’Appel relève que celles-ci posent comme condition le rapatriement des mères[18]. Deuxièmement, même si les autorités kurdes permettaient la séparation des enfants de leurs mères, tout effort de rapatrier les enfants implique la coopération de leurs mères. A cet égard, la perspective d’une séparation imminente peut encourager les mères à cacher les enfants et/ou leurs identités.[19]

Plus fondamentalement, le rapatriement des enfants après les avoir séparés de leur mère peut être constitutif d’une nouvelle violation de leurs droits fondamentaux. Dans une affaire similaire, la Cour d’appel de Bruxelles a déjà jugé qu’une telle séparation violerait, entres autres, l’article 8 de la CEDH et l’article 5 de la CIDE[20].

Il s’agit à l’évidence d’une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale de l’enfant ainsi que de ses parents, droit garanti par l’article 8 CEDH. Selon le deuxième paragraphe de cet article, une telle ingérence peut être autorisée pour autant qu’elle est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à, entres autres, la sécurité nationale. Cependant, les droits en cause ne devraient pas être limités au-delà de ce qui est nécessaire pour la protection de l’enfant. Si la mère demeure dans le camp, toute vie familiale sera impossible, les liens entre l’enfant et la mère étant irréparablement rompus[21]. Une telle ingérence requière une appréciation rigoureuse et individuelle, en tenant dûment compte des circonstances spécifiques ainsi que de tous les intérêts en jeu. Un conflit surgit entre l’intérêt de l’état à préserver la sécurité nationale et l’intérêt supérieur de l’enfant à ne pas être séparé de sa mère, son seul point de repère stable.

En l’espèce, le juge des référés a jugé que la nécessité de préserver la sécurité nationale n’apparaît pas prima facie pouvoir prévaloir sur l’intérêt supérieur des deux enfants de ne pas être séparés de leur mère lors du rapatriement. Selon la Cour d’appel, il reviendra à l’Etat belge d’apprécier si l’obligation de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant requiert, ou non, dans les circonstances particulières de chaque cas, le rapatriement de leur mère également. En l’espèce, le premier juge a réalisé cette balance entre les intérêts des enfants mineurs et les intérêts de l’Etat belge et a considéré que les premiers prévalaient sur les seconds au regard du « contexte traumatisant dans lequel [ils] ont dû vivre depuis leur naissance, contexte dans lequel leur mère a constitué le seul point de repère stable et la seule source d’affection. Les séparer de leur mère serait, incontestablement, constitutif, dans leur chef, d’un nouveau traumatisme qui viendrait encore s’ajouter à tout ce qu’ils ont déjà vécu »[22].

Toutefois, ceci n’est peut-être pas généralisable[23]. Pensons par exemple à l’hypothèse d’une mère très radicalisée. En ce cas particulier, la jurisprudence pourra estimer que l’intérêt de l’état à préserver la sécurité nationale pèse plus lourd et que séparer l’enfant d’une personne extrémiste rencontre son intérêt supérieur. En outre, l’article 5 de la CIDE prévoit qu’un enfant ne puisse pas être séparé de ses parents contre leur gré, sauf si cette séparation est nécessaire dans son intérêt supérieur. L’article 20 de la CIDE prévoyant le droit à une protection et une aide spéciale de l’Etat à tout enfant qui dans son propre intérêt ne peut être laissé dans son milieu familial, semble également suggérer qu’une séparation de l’enfant et sa mère peut être justifiée si cela est dans l’intérêt (supérieur) de l’enfant. Ces dispositions sont souvent invoquées par ceux qui s’opposent au rapatriement conjoint. Mustasaari y voit un « abus des droits de l’homme » par les responsables politiques, utilisant les droits fondamentaux comme couverture pour des décisions politiques déjà prises[24]. Certains soutiennent avec force que le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant ne peut être détourné pour servir d’autres intérêts[25].

3. Quant au pouvoir de juridiction de l’Etat belge / des états d’origine européens dans les camps en Syrie

Enfin, au-delà de la question de l’existence d’un droit subjectif au rapatriement en droit belge, se pose la question de savoir si un tel droit peut être dérivé des droits de l’homme et de l’enfant. A cet égard, il convient de s’interroger sur l’application extraterritoriale de la CEDH et de la CIDE, afin de déterminer si les Parties signataires sont tenues de respecter les droits garantis au-delà de leurs frontières, et notamment dans les camps de détention en Syrie.

Dans le cadre limité du présent commentaire, nous ne pouvons pas traiter cette question compliquée en profondeur. Nous fournissons toutefois quelques éléments de réflexion.

Eu égard aux circonstances factuelles et à l’état présent de la jurisprudence strasbourgeoise sur l’application extraterritoriale de la CEDH, exigeant l’exercice d’un contrôle effectif sur le territoire ou sur les individus concernés, il semble difficile à établir l’exercice d’une juridiction extraterritoriale des Etats parties sur leurs ressortissants détenus dans les camps en Syrie. Toutefois, la juridiction des Etats européens pourrait être retenue si la Cour européenne des droits de l’homme concluait à sa compétence en cas de contrôle sur la situation en cause[26].

En effet, en l’espèce, le juge des référés, a estimé qu’A. et ses deux enfants relèvent de la juridiction de l’Etat belge au sens du premier article de la CEDH (et de l’article 2, §2 de la CIDE), eu égard, entre autres, au fait que l’Etat belge a déjà pu rapatrier quelques ressortissants de Syrie et que les autorités kurdes sont demandeuses des opérations de rapatriement par les Etats européens. En plus, nonobstant le fait que l’Etat belge ne dispose, prima facie, d’aucun contrôle effectif sur la zone où se trouve le camp, étant contrôlée par les autorités kurdes du nord-est syrien, l’Etat belge dispose manifestement de la capacité tant décisionnelle qu’organisationnelle de mettre un terme à la situation précaire d’A et ses enfants, et par conséquent d’un certain pouvoir sur la situation. Ainsi, selon le premier juge, l’absence de rapatriement résulte d’une décision de l’Etat belge, et non d’une impossibilité de rendre sur place ou de les ramener en raison du refus des autorités locale. En degré d’appel, la Cour réforme le premier juge sur ce point[27]. Pour arriver à cette conclusion, la Cour remarque que la décision de rapatriement n’appartient à l’Etat belge que dans les conditions et selon les modalités fixées par les autorités kurdes. L’Etat belge ne peut disposer de ses ressortissants et des droits fondamentaux de ceux-ci que dans la mesure permise par les autorités kurdes. L’Etat belge n’exerce pas de contrôle effectif dans le camp, ni sur les individus y détenus, comme requis par l’état actuel de la jurisprudence strasbourgeoise. La Cour d’appel concède qu’il est bien possible que Cour européenne des Droits de l’Homme adapte une autre approche dans le futur quant à l’application extraterritoriale de la CEDH.

Une affaire similaire pendante devant la Cour européenne des droits de l’homme pose précisément cette question.

Quant à l’existence d’un droit au rapatriement dérivé de la CIDE, le Comité des droits de l’enfant s’est déjà prononcé, dans une décision de recevabilité, en faveur de l’application extraterritoriale de la CIDE. Le Comité estime que les enfants français qui se trouvent dans les camps gouvernés par les kurdes, relèvent bien de la juridiction française. Un Etat partie à la CIDE est présumé lié par l’obligation positive de protéger les droits de ses enfants nationaux au-delà de ses frontières, même dans les camps contrôlés par un groupe armé non étatique[28].

Conclusion

L’arrêt discuté, déduisant de notamment le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’existence, en droit belge, d’un droit subjectif au rapatriement de Syrie dans le chef des enfants belges peu importe leur âge, constitue un énorme pas en avant par rapport au sort des enfants concernés. Cela vaut en particulier pour les enfants de plus de 10 ans, qui ne relevaient pas de la déclaration du gouvernement belge sur le rapatriement automatique des enfants belges de moins de 10 ans. Toutefois, pour les enfants nés en Syrie d’un parent belge il reste difficile à invoquer ce droit, à défaut de l’épreuve de leur nationalité belge.

Quant au rapatriement conjoint de l’enfant et sa mère, une évaluation, au cas par cas, de tous les intérêts en jeu s’impose.

Finalement, par rapport à l’existence éventuelle d’un droit au rapatriement dérivé de la CEDH ou/et la CIDE, soyons attentifs aux décisions attendues de la Cour européenne des droits de l’homme et du Comité des droits de l’enfant.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt :  Bruxelles (fr.), 5 mars 2020, n° 2020/KR/60, TJK, 2020, n° 3, pp. 186 – 191.

Jurisprudence :

Comité des droits de l’enfant, décision de recevabilité, L.H., L.H., D.A, C.D. et A.F. c. France, 30 septembre 2020.

Bruxelles (fr.), 5 mars 2020, n° 2020/KR/3, TJK, 2020, n° 3, pp. 192 – 194.

Bruxelles (fr.), 9 janvier 2020, n° 2019/KR/39.

Civ. Bruxelles (réf.), 25 février 2020, n° 2020/13/C.

Civ. Bruxelles (réf.), 11 décembre 2019, n° 2019/90/C.

Civ. Bruxelles (réf.), 30 octobre 2019, n° 19/129/C, JLMB, 2019, n° 39, pp. 1862 – 1878.

Doctrine :  

J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016.

J.-Y. Carlier, L. Cools, E. Frasca, F. Gatta, S. Sarolea, Humanitarian visa: does the suspended step of the stork become a hunting permit?, Cahiers de l’EDEM, June 2020

L. De Bruycker, « Het recht op consulaire bescherming vanuit nationaal-, Europees- en internationaalrechtelijk perspectief. Naar een subjectief recht op repatriëring voor kinderen van Syriëstrijders? », note sous Bruxelles, 5 mars 2020, n° 2020/KR/60, TJK, 2020, n° 3, pp. 194 -210.

M. Milanovic, « Repatriating the Children of Foreign Terrorist Fighters and the Extraterritorial Application of Human Rights », EJIL:Talk!, 10 novembre 2020.

T. Renard et R. Coolsaet, « Returnees: who are they, why are they (not) coming back and how should we deal with them? Assessing Policies on Returning Foreign Terrorist Fighters in Belgium, Germany and the Netherlands », Egmont Papers, février 2018, 78 p.  

L. Robert, « Enfants de ‘djihadistes’ retenus en Syrie : vers une obligation de rapatriement en droit européen des droits de l’homme ? », Rev. trim. dr. h., 2019, n° 120, pp. 779 – 796.

E. Wauters et J. Wouters, « Moeders en kinderen van Syriëstrijders: over de volkenrechtelijke verplichtingen van de Belgische Staat », note sous Bruxelles 12 septembre 2018, n° 2018/KR/45, TJK, 2019, n° 1, pp. 80 – 88.

 

Pour citer cette note : L. Cools, « La reconnaissance d’un droit subjectif au rapatriement dans le chef des enfants belges retenus en Syrie : un grand pas en avant », Cahiers de l’EDEM, décembre 2020.

 


[1] La présente note n’entend pas discuter ce terme. Au-delà de la qualité que les personnes concernées revendiquent ou qui leur est imputée, la notion de djihadiste pose des questions de qualification en droit, surtout lorsqu’on lui attache des effets juridiques. A défaut de définition et de critères, ce terme englobe de multiples situations sans égard au niveau d’implication des personnes concernées, à la contrainte sous laquelle elles ont agi, … Pour les besoins de la présente note, il est pris acte de ce que ces personnes sont qualifiées comme telles par les décisions commentées, sans que cela ne fasse l’objet de contestation.

[2] Civ. Bruxelles (réf.), 30 octobre 2019, n° 19/129/C, JLMB, 2019, n° 39, p. 1871.

[3] Comité des droits de l’enfant, communications 79/2019, 77/2019 et 109/2019 contre la France.

[4] Civ. Bruxelles (réf.), 30 octobre 2019, n° 19/129/C, JLMB, 2019, n° 39, pp. 1862 – 1878.

[5] Le même jour, dans une affaire similaire, la Cour d’appel de Bruxelles (fr.) s’est aussi prononcée sur une autre question de rapatriement d’une mère belge et son fils mineur détenus en Syrie. En l’espèce, la Cour est arrivée à la même conclusion que dans l’arrêt discuté, en appliquant un raisonnement similaire, fondé sur le même type d’arguments. Les conclusions tirées dans ce commentaire découlent donc également de ce deuxième arrêt. Voy. : Bruxelles (fr), 5 mars 2020, n° 2020/KR/3, TJK, 2020, n° 3, pp. 192 – 194.

[6] En première instance, le juge des référés a trouvé un moyen à contourner l’irrecevabilité en jugeant que les demandes devraient quand même, dans leur intégralité, être déclarées recevables dans le chef de la mère en son nom personnel, comme elle apparaît prima facie comme la mère des deux enfants concernés, et a donc un intérêt personnel et direct à ce que ses enfants puissent bénéficier de l’assistance consulaire et être amenés dans un endroit où leur intégrité physique et psychologique ne sera plus mise en péril. La Cour d’appel cependant, ne suit pas ce raisonnement et rejette la position que les requêtes devraient, dans leur intégralité, être déclarées recevables.

[7] Civ. Bruxelles (réf.), 11 décembre 2019, n° 2019/90/C; Civ. Bruxelles (réf.), 25 février 2020, n° 2020/13/C.

[8] Voy. e.g. : Civ. Bruxelles (fr.), 16 novembre 2005, n° 162/76/05; Cass. 29 septembre 2017, n° 162/76/05.

[9] L. De Bruycker, « Het recht op consulaire bescherming vanuit nationaal-, Europees- en internationaalrechtelijk perspectief. Naar een subjectief recht op repatriëring voor kinderen van Syriëstrijders? », note sous Bruxelles, 5 mars 2020, n° 2020/KR/60, TJK, 2020, n° 3, p. 206, en référence à : Civ. Bruxelles (réf.), 30 octobre 2019, n° 19/129/C, JLMB, 2019, n° 39, pp. 1862 - 1878 ; Civ. Bruxelles (réf.), 11 décembre 2019, n° 19/90/C ; Bruxelles (fr.), 9 janvier 2020, n° 2019/KR/39.

[10] Ibid., p. 206.

[11] Voy. e.g. : Civ. Bruxelles (nl.), 19 juillet 2018, n° 18/28/C; Bruxelles (nl.), 12 septembre 2018, n° 2018/KR/45.

[12] E. Wauters en J. Wouters, « Moeders en kinderen van Syriëstrijders: over de volkenrechtelijke verplichtingen van de Belgische Staat », TJK 2019, afl. 1, 85, en référence à: M. BOSSUYT et J. WOUTERS, Grondlijnen van Internationaal Recht, Intersentia, Bruxelles, 2005, p. 128.

[13] E. WAUTERS en J. WOUTERS, « Moeders en kinderen van Syriëstrijders: over de volkenrechtelijke verplichtingen van de Belgische Staat », TJK 2019, afl. 1, 85, en référence à: A. Rubin, « The International Legal Effects of Unilateral Declarations », American Journal International Law, 1977, n° 71, pp. 1-30.

[14] C.C., 19 mars 2015, n° 38/2015.

[15] Cour eur. D.H., 5 novembre 2002, Yousef c. Pays-Bas, § 73 ; Cour eur. D.H., 26 juin 2003, Maire c. Portugal, § 71 et 77 ; Cour eur. D.H., 8 juillet 2003, Sommerfeld c. Allemagne, §§ 64 et 66 ; Cour eur. D.H., 28 juin 2007, Wagner et JMWL c. Luxembourg, § 119 ; Cour eur. D.H., 6 juillet 2010, Neulinger et Shuruk c. Suisse, § 135 ; Cour eur. D.H., 22 mars 2012, Ahrens c. Allemagne, § 63

[16] Voy. e.g. Bruxelles (fr.), 9 janvier 2020, n° 2019/KR/39 ; Civ. Bruxelles (réf.), 11 juin 2019, n° 19/37/C.

[17] De Bruycker, op.cit., p. 208.

[18] Bruxelles (fr.), 5 mars 2020, n° 2020/KR/60, TJK, 2020, n° 3, p. 189.

[19] S. Mustasaari, « Finnish children or cubs of the caliphate: Jurisdiction and state response-ability in human rights law, private international law and the finnish child welfare act », Oslo Law Review, vol. 7, n° 1, p. 43.

[20] Bruxelles (nl.), 12 septembre 2018, n° 2018/KR/45.

[21] S. Mustasaari, op.cit., p. 43.

[22] Civ. Bruxelles (réf.), 30 octobre 2019, n° 19/129/C, JLMB, 2019, n° 39, p. 1875.

[23] Dans une décision de 11 décembre 2019 par exemple, le Tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles a ordonné en référé à l’Etat belge, de rapatrier 10 enfants en Belgique, sans leurs mères respectives (Civ. Bruxelles (réf.), 11 décembre 2019, n° 2019/90/C).

[24] S. Mustasaari, op.cit., p. 43.

[25] Children’s Rights Knowledge Centre, « Children’s best interests: a discussion of commonly encountered tensions » in Council or Europe (ed.), The best interests of the child – A dialogue between theory and practice, p. 42.

[26] L. Robert, « Enfants de ‘djihadistes’ retenus en Syrie : vers une obligation de rapatriement en droit européen des droits de l’homme ? », Rev. trim. dr. h., 2019, n° 120, p. 784.

[27] Voy. e.g.: Civ. Bruxelles (réf.), 11 décembre 2019, n° 2019/90/C ; Bruxelles (fr.), 9 janvier 2020, n° 2019/KR/39 ; Civ. Bruxelles (nl.), 19 juillet 2018, n° 18/28/C; Bruxelles (nl.), 12 septembre 2018, n° 2018/KR/45 ; Civ. Bruxelles (réf.), 11 juin 2019, n° 19/37/C.

[28]  Voy. Sur cette affaire : M. Milanovic, « Repatriating the Children of Foreign Terrorist Fighters and the Extraterritorial Application of Human Rights », EJIL:Talk!, 10 novembre 2020.

Publié le 31 décembre 2020