Cour d’appel de Bruxelles (néerl.), 30 mars 2021, n°2020/FA/366

Louvain-La-Neuve

Quel rôle pour l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre d’une action en recherche de paternité d’un « bébé papier » ?

Intérêt supérieur de l’enfant action en recherche de paternité frauduleuse titre de séjour « bébés-papiers » art. 362 quinquies ancien code civil.

La Cour d’appel de Bruxelles se positionne quant à la mise en œuvre et l’interprétation du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre d’une action en recherche de paternité dite frauduleuse (art. 332 quinquies ancien code civil).

Aline Bodson

 

A. Arrêt

1. Les faits

Le 8 mars 2018, un enfant naît à Bruxelles d’une mère de nationalité nigérienne résidant illégalement sur le territoire belge depuis plus de 20 ans. Arrivée en avril 1995 sous une fausse identité, elle a tenté d’obtenir un titre de séjour à trois reprises, en vain. En août 2015, sa dernière demande de titre de séjour a été rejetée et un ordre de quitter le territoire lui a été délivré. Elle n’a jamais obtempéré et a continué à résider illégalement en Belgique.

Le 21 mars 2018, la mère déclare la naissance de l’enfant auprès de l’officier de l’état civil de Bruxelles. L’enfant n’ayant pas été reconnu par son père, seul le nom de la mère est mentionné dans l’acte de naissance, établissant ainsi la maternité.

Selon la mère, l’enfant serait le fruit d’une relation amoureuse qui aurait débuté au printemps 2017 avec un homme belge. Ils se seraient rencontrés sur un site de rencontre et auraient entamé une relation sentimentale et sérieuse qui aurait duré trois mois.

En 2019, la mère a introduit une action en recherche de paternité à l’encontre du supposé père biologique de l’enfant devant la 32ème chambre (néerlandophone) du tribunal de la famille de Bruxelles.

2. La décision du tribunal de la famille de Bruxelles en première instance (Trib. fam. Bruxelles (néerl.), 16 mars 2020, R.G. n°18/1774/A)

Avant dire droit, le tribunal a ordonné un test ADN afin de s’assurer du lien biologique entre le défendeur et l’enfant. Il s’avère que celui-ci est le père biologique de l’enfant mais qu’il s’oppose à l’établissement de sa paternité, contestant les propos de la demanderesse. Il soutient que la relation qu’ils ont entretenue était uniquement à caractère sexuel, qu’il n’a jamais eu de contact avec l’enfant et qu’il ne souhaite pas en avoir. Il affirme également qu’il n’a jamais souhaité concevoir d’enfant avec la demanderesse et qu’elle lui avait d’ailleurs assuré qu’elle était sous traitement contraceptif.

La loi du 19 septembre 2017, entrée en vigueur le 1er avril 2018, modifiant l’article 332quinquies, §2, al. 1, de l’ancien code civil (ci-après A.C.C.) a élargi le droit de s’opposer à l’action en recherche de paternité au ministère public (ci-après M.P.). Dans l’affaire in casu, ce dernier fait usage de ce droit et s’oppose également à l’action. Selon lui, la demande de la mère serait frauduleuse car introduite dans le seul et unique objectif d’obtenir un titre de séjour sur le territoire. Toujours selon le M.P., la mère ne réussit pas à prouver de manière tangible la relation qu’elle prétend avoir eu avec le défendeur, ni même qu’elle aurait tenu ce dernier au courant de sa grossesse ou de l’accouchement.

Dans son jugement, le tribunal de la famille suit l’opinion du M.P. et rejette la demande d’établissement du lien de filiation entre le père biologique et l’enfant. Le tribunal considère que la demande de la mère est frauduleuse car faite dans le seul but d’obtenir un droit de séjour sur le territoire belge. Il ajoute que le fait que la mère soit à nouveau enceinte d’un homme belge prêt à reconnaître l’enfant confirme que celle-ci cherche à obtenir un droit de séjour par le biais de la reconnaissance de paternité d’un de ses enfants. Le tribunal en conclut que l’établissement d’un lien de filiation entre le défendeur et l’enfant n’est pas dans l’intérêt supérieur de ce dernier.

3. L’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles

La demanderesse a fait appel de la décision et, le 30 mars 2021, la 47ème chambre de la Cour d’appel de Bruxelles a rendu un arrêt dont nous analysons les termes ci-après.

A. L’opposition du M.P.

La Cour rappelle qu’en vertu de la loi du 19 septembre 2017, le ministère public peut s’opposer à l’action en recherche de paternité, si l’établissement de la filiation paternelle est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant (ci-après I.S.E.). Elle poursuit en indiquant que le législateur a octroyé ce droit au M.P. afin que ce dernier puisse lutter contre les demandes en recherche de paternité frauduleuses dont l’unique objectif est d’obtenir un titre de séjour sur le territoire belge. Elle souligne que le fait que la paternité biologique a été confirmée par un test génétique n’empêche pas un conflit entre l’établissement de la paternité et l’I.S.E.

B. L’opposition du père

S’agissant ensuite de l’opposition du père à l’établissement du lien de filiation, la Cour relève que l’article 332quinquies A.C.C., bien que ne visant pas directement cette hypothèse, doit être interprété, conformément aux arrêts 190/2019 et 92/2020 de la Cour constitutionnelle, comme permettant au juge de prendre en considération l’intérêt de l’enfant lorsque la mère de celui-ci introduit une action en établissement judiciaire de paternité contre le père biologique en cas d’opposition de ce dernier. Toute autre interprétation de l’article 332quinquies A.C.C. violerait les articles 10, 11, 22 et 22bis de la Constitution.

La Cour rappelle que dans le cas d’espèce, le M.P. et l’intimé s’opposent tous deux à l’établissement du lien de filiation au motif que la demande serait frauduleuse puisqu’introduite dans l’unique intention d’obtenir un permis de séjour.

La Cour d’appel suit le premier juge qui avait estimé que l’appelante ne prouvait pas sa relation avec l’intimé ni le fait qu’elle l’aurait tenu informé de sa grossesse. La Cour estime toutefois que cela n’est pas suffisant pour conclure que l’établissement de la paternité serait automatiquement contraire à l’I.S.E. ni que le seul but poursuivi par la mère serait l’obtention d’un avantage lié au titre de séjour. Elle ajoute que l’intimé n’apporte pas plus de preuves de sa version des faits et qu’il est de toute façon impossible de sonder les émotions de l’appelante et de l’intimé afin de connaître « la vérité ».

Enfin, concernant le recours à des moyens de contraception par la mère à l’époque des faits, la Cour indique qu’en tout état de cause, l’intimé aurait dû prendre les mesures nécessaires afin de s’assurer que l’appelante ne tombe pas enceinte. La Cour rappelle ainsi que la charge de la contraception repose sur la femme et sur l’homme. 

C. La situation de l’appelante et de l’enfant

La Cour souligne que l’appelante a, depuis le jugement en première instance, accouché d’un deuxième enfant, reconnu par son père biologique. Les deux parents entretiennent une relation affective durable et se sont déclarés cohabitants légaux.

Le père du second enfant étant de nationalité belge, la reconnaissance de filiation a entrainé l’établissement de la nationalité belge pour cet enfant. L’appelante a ainsi obtenu une carte de séjour comme membre de la famille d’un citoyen de l’UE. L’appelante bénéficie à ce titre d’un droit de séjour valide pour une durée de 5 ans. Il s’en suit que la décision relative à l’établissement de la paternité du premier enfant n’aura aucune incidence sur le droit de séjour de la mère en Belgique de sorte qu’il est difficile de maintenir que la demande est frauduleuse et basée sur l’unique volonté d’obtenir un titre de séjour en Belgique.

D. L’interprétation purement négative du critère de l’I.S.E.

La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 332quinquies, §2, alinéa 1, A.C.C., le juge ne peut refuser la demande que si et seulement si l’établissement du lien de filiation est contraire à l’I.S.E.

L’appréciation du juge doit se limiter à une interprétation négative de l’I.S.E. Cela signifie que la Cour doit uniquement vérifier que les intérêts de l’enfant ne seront pas lésés par l’établissement de la filiation paternelle. À l’inverse, la loi n’exige pas que la Cour analyse dans quelle mesure l’établissement du lien de filiation aurait un impact positif pour l’enfant.

La Cour rappelle ensuite qu’in casu, l’intimé a indiqué de manière explicite qu’il ne souhaitait pas entretenir de relation avec l’enfant, ni même assumer une quelconque responsabilité à son égard. L’enfant ne doit attendre aucun bénéfice affectif, financier ou éducatif de l’établissement de la filiation. Cependant, l’analyse purement négative du critère de l’IS.E. ne permet pas d’y voir un motif suffisant pour juger que l’établissement de la paternité lèserait l’enfant.

E. Le droit de l’enfant à l’identité

La Cour rappelle que l’enfant a droit à une identité, c’est-à-dire le droit à la connaissance et la reconnaissance de sa filiation biologique. Cela n’implique pas que l’établissement de la paternité du père biologique doit être automatique mais des contre-indications sérieuses sont nécessaires pour que cet établissement soit refusé.

F. L’arrêt de la Cour

Sur base de tous les éléments développés ci-dessus, la Cour conclut que l’appel est fondé et que, dès lors, le lien de filiation entre l’enfant et l’intimé doit être établi.

 

B. Éclairage

L’intérêt de l’analyse de ces décisions réside dans une meilleure compréhension de la mise en œuvre jurisprudentielle de l’I.S.E.

À cette fin, le dispositif légal de lutte contre les reconnaissances frauduleuses est rappelé avant une analyse de la notion de l’I.S.E. et de ses implications.

1. Lutte contre les reconnaissances et les actions en recherche de paternité/maternité/comaternité frauduleuses et I.S.E.

A. La loi du 19 septembre 2017

Le 1er avril 2018, la loi du 19 septembre 2017 sur les reconnaissances frauduleuses est entrée en vigueur en Belgique. Celle-ci octroie à l’officier de l’état civil et au parquet le droit respectivement de refuser et de contester l’établissement d’un lien de filiation. L’objectif est de lutter contre les demandes frauduleuses de reconnaissance de filiation formées dans le seul et unique but d’obtenir un avantage en matière de séjour.

La Cour européenne des droits de l’homme (ci-après C.E.D.H.) a jugé dans l’arrêt Jeunesse c. Pays-Bas (et dans une jurisprudence constante[1]) que « suivant un principe de droit international bien établi, les États ont le droit (…) de contrôler l’entrée et le séjour des non-nationaux sur leur sol » (§100). En d’autres termes, le contrôle de l’immigration est légitime pour les États de droit et la lutte contre ce type d’actions frauduleuses nécessaire[2].

Cependant, comme l’a relevé le Conseil d’État dans son avis concernant le projet de loi, il est important qu’un équilibre soit trouvé entre tous les intérêts en jeu ; si légitime qu’elle puisse être, cette lutte ne peut être faite au détriment de nos droits fondamentaux internationaux et constitutionnels. Particulièrement, l’I.S.E. doit être une considération primordiale étant donné la vulnérabilité des enfants. Le Conseil d’État souligne aussi que « le seul souci de lutter contre l’obtention d’avantages indus en matière de séjour sur le territoire belge ne peut, en soi, abstraction faite de toute autre considération fondée sur l’intérêt de l’enfant, justifier qu’il soit fait obstacle à l’établissement d’une filiation correspondant à la filiation biologique » (p. 67).

Dès lors, s’agissant des demandes en recherche de paternité/maternité/comaternité auxquelles le M.P. peut désormais s’opposer lorsqu’il estime qu’elles sont frauduleuses, l’article 332quinquies, §2, al.1, A.C.C. indique que le tribunal de la famille ne peut rejeter l’action que si l’établissement de la filiation est contraire à l’I.S.E.

B. Le concept de l’I.S.E.

À ce stade, il nous semble important de rappeler quelques éléments fondamentaux du principe juridique de l’I.S.E. Étant donné la richesse du principe, il ne sera fait état ici que de certains points essentiels pour la suite de cette contribution.

En vertu de l’article 3.1 de la Convention internationale des droits de l’enfant (ci-après CIDE) et de l’article 22bis, al. 4, de la Constitution belge, l’I.S.E. doit être une considération primordiale dans toutes les décisions concernant les enfants.

Selon le Comité des droits de l’enfant (ci-après C.D.E.), l’I.S.E. comprend trois dimensions : il s’agit d’un droit de fond, d’un principe juridique interprétatif et d’une règle de procédure (Observation générale n°14, §6). La dimension qui intéresse ce commentaire est la troisième : l’I.S.E. comme règle de procédure. Celle-ci impose, dès qu’une décision est prise impliquant un ou plusieurs enfant(s), une évaluation des incidences de celle-ci et une détermination de ce qui est le plus indiqué pour ceux-ci[3].

S’agissant de l’évaluation de l’I.S.E., le C.D.E., soutenu par une jurisprudence constante de la C.E.D.H., a précisé que cette évaluation doit se faire in concreto (Observation générale n°14, §32). Cela signifie qu’« il s’agit de déterminer la teneur de l’intérêt de l’enfant au cas par cas, selon les circonstances, le contexte et les besoins de l’enfant »[4]. Le C.D.E. a établi une liste non exhaustive d’éléments qui doivent être pris en compte (Observation générale n°14, §§ 52-79). Parmi ceux-ci, l’opinion de l’enfant, son identité, la préservation de son milieu familial et le maintien des relations, sa vulnérabilité, etc. Concernant les actions en recherche de filiations frauduleuses, il a été précisé dans l’exposé introductif du projet de loi qu’ « en cas de reconnaissance frauduleuse, l’établissement du lien de filiation n’est pas nécessairement dans l’intérêt de l’enfant (…) (raison pour laquelle certaines reconnaissances par des parents biologiques peuvent être examinées) » mais que l’ « État [peut] (…) empêcher l’établissement d’un lien de filiation à l’égard du père biologique [que] lorsque le tribunal a concrètement constaté que l’établissement de ce lien de filiation serait contraire à l’intérêt de l’enfant » (page 7, nous soulignons).

Par ailleurs, il est important de noter que, selon la Cour Constitutionnelle, le juge doit prendre en compte tous les intérêts en présence lorsqu’il évalue l’I.S.E. Cependant, étant donné sa vulnérabilité, un poids plus important doit être donné à celui de l’enfant, sans que celui-ci ne soit absolu[5].

Enfin, le C.D.E. rappelle « que l’intérêt de l’enfant sert à renforcer ses droits et jamais à les réduire ou les faire disparaître »[6] (Observation générale n°14, § 82). Cependant, du fait de sa souplesse et de son adaptabilité, il n’est pas rare que le principe de l’I.S.E. soit utilisé à mauvais escient pour servir d’autres intérêts (Observation générale n°14, § 34), voire même pour justifier des atteintes aux droits de l’enfant[7].

C. La jurisprudence de la Cour Constitutionnelle

Dans les arrêts 190/2019 et 92/2020 précités, la Cour Constitutionnelle s’est penchée directement sur la question de la compatibilité de l’article 332quinquies A.C.C. avec, entre autres, l’article 22 bis, al. 4, de la Constitution

Dans les deux cas, la Cour a rappelé qu’il « peut exister des cas dans lesquels l’établissement juridique de la filiation paternelle d’un enfant cause à celui-ci un préjudice. [Que] si, en règle générale, on peut estimer qu’il est de l’intérêt de l’enfant de voir établie sa filiation, on ne peut présumer de manière irréfragable que tel soit toujours le cas » (B.7.).

Par conséquent, peu importe qui introduit l’action en recherche de filiation sur la base de 332 quinquies A.C.C. et peu importe qui s’y oppose, le juge doit toujours prendre en considération l’I.S.E.

2. Analyse de l’interprétation et de la mise en œuvre de l’I.S.E. dans la jurisprudence analysée

A. Première instance : analyse in abstracto de l’I.S.E.

En première instance, les références à l’I.S.E. sont limitées et peu approfondies.

Le tribunal y fait référence une première fois pour rappeler qu’il ne peut rejeter la demande que si la détermination de la filiation est contraire à l’I.S.E. Il ne s’agit ici que d’une simple énonciation de l’obligation légale.

Ensuite, le tribunal s’y réfère lorsqu’il indique que la demanderesse conteste la position du M.P., qu’elle réfute le fait que la demande soit frauduleuse et qu’elle ajoute qu’il est dans l’intérêt supérieur de son enfant que le lien de filiation paternel soit reconnu.

Le tribunal mentionne le principe lorsqu’il explique la ratio legis de l’article 332 quinquies, §2, al. 1 A.C.C. et indique qu’il ressort du projet de loi que le législateur a jugé nécessaire de donner au M.P. « (…) la possibilité de s’opposer à la demande s’il estime que l’ordre public est en jeu, par exemple, si le seul but de l’établissement de la filiation est apparemment uniquement l’obtention d’un titre de séjour. De cette manière, l’analyse de l'intérêt supérieur de l'enfant est ouverte pour le juge et celui-ci devra en tenir compte même s’il existe un lien biologique avec l’enfant »[8]. S’il est vrai que le texte de loi n’oblige pas le M.P. à prendre en considération l’I.S.E., il semble tout de même qu’il ne peut échapper à son analyse puisque la contrariété à l’I.S.E. est une condition sine qua non du refus de l’établissement de la filiation.

Enfin, le tribunal explique qu’il s’aligne sur l’opinion du M.P. : la mère n’a pas su prouver la relation sentimentale qu’elle a eu avec le père biologique et l’action a été intentée dans le seul but d’obtenir un titre de séjour en Belgique. Dès lors, « (…) il va de soi que l'établissement d'un lien de filiation dans les circonstances en cause n'est pas dans l'intérêt supérieur de l'enfant »[9]. Cette analyse est très rapide et ne répond pas à l’obligation (développée supra) d’évaluer l’I.S.E. in concreto.

Enfin, rappelons que l’enfant ne peut en aucun cas être tenu responsable de la situation dans laquelle il a vu le jour et ne peut donc pas subir les conséquences du caractère frauduleux de l’action en recherche de paternité introduite par sa mère, encore moins sous couvert de la prise en compte de son propre intérêt.

En conclusion, indiquer qu’il n’est pas dans l’I.S.E. de voir son lien de filiation paternel établi uniquement car la demande est frauduleuse est un raccourci qui élude une analyse in concreto du principe pourtant obligatoire. Sous couvert du respect des droits de l’enfant, le M.P. ainsi que le tribunal ont utilisé le principe de l’I.S.E. à mauvais escient, dans l’unique objectif de justifier une décision guidée par le contrôle des flux migratoires et non par le respect des droits fondamentaux de l’enfant.

B. L’appel et l’interprétation négative de l’I.S.E.

En degré d’appel, les références à l’I.S.E. sont plus nombreuses.

Tout d’abord, la Cour d’appel rappelle le cadre légal et le droit du M.P. de s’opposer à la demande s’il estime que celle-ci va à l’encontre de l’I.S.E.

Ensuite, s’arrêtant davantage sur les faits, la Cour estime que l’absence de preuve d’une relation sentimentale entre la mère et le père biologique n’implique pas que la demande soit en tout état de cause contraire à l’I.S.E.

La Cour explique par ailleurs que le texte de l’article 332 quinquies §2 al. 1 A.C.C. limite la prise en compte par le juge de l’I.S.E. à une interprétation négative de celui-ci. Cela signifie que le juge ne doit pas chercher à déterminer si l’établissement de la filiation paternelle profiterait effectivement à l’enfant mais qu’il doit uniquement s’assurer que les intérêts de l’enfant ne seront pas lésés par l’établissement de la filiation paternelle[10]. Dans l’affaire in casu, le père biologique indique qu’il n’a aucun lien avec l’enfant et qu’il ne souhaite pas en avoir. Cependant, selon la Cour, cela n’est pas suffisant pour conclure que l’établissement du lien de filiation paternel serait contraire à l’I.S.E. car, bien que l’enfant ne puisse pas en retirer un intérêt relationnel, éducatif ou financier, le lien de filiation ne le lèse pas.

Enfin, même si la Cour écarte in casu la possibilité que la demande soit frauduleuse étant donné la situation actuelle de la mère et de l’enfant (voir supra), elle juge, au-delà du cas d’espèce, que la présomption que la demande et/ou la conception de l’enfant soit frauduleuse car effectuée dans l’unique but d’obtenir un titre de séjour, ne suffit pas à conclure que l’établissement de la paternité est contraire à l’I.S.E.

Dès lors, il semble que la mise en œuvre du principe de l’I.S.E. en appel est bien plus respectueuse des droits de l’enfant que celle opérée par le Tribunal en première instance. Principalement, la Cour indique que le lien de cause à effet opéré par ce dernier indiquant qu’une action en établissement judiciaire de filiation frauduleuse est de toute façon contraire à l’I.S.E., est irrecevable. Par ailleurs, elle plaide pour une évaluation et une détermination de l’I.S.E. en fonction des circonstances de l’espèce.  

Nous émettons cependant une réserve quant à l’interprétation purement négative du critère de l’I.S.E. faite par la Cour. Cette dernière se base sur la présomption réfragable que, dans le cadre d’une demande d’établissement judiciaire la paternité, il est dans l’intérêt de l’enfant de voir son lien de filiation établi lorsqu’un lien biologique existe[11] [12]. Par conséquent, le juge ne doit pas vérifier que l’enfant pourra tirer un bénéfice de l’établissement de la filiation mais uniquement que celui-ci ne le lèsera pas. Selon T. Wuyts, cette interprétation peut être déduite du texte de l’article 332quinquies A.C.C. et est conforme à l’article 22bis de la Constitution ainsi qu’aux articles 3, §1 et 7 de la CIDE[13]. Cet auteur indique également que dans son arrêt 92/2020, la Cour Constitutionnelle indique que l’on peut généralement supposer qu’il est dans l’I.S.E. que sa filiation soit établie (B.7) et que donc, l’I.S.E. doit être interprété de manière négative[14].

Selon nous, ce lien de cause à effet est erroné : la présomption réfragable que l’établissement de la filiation est dans l’I.S.E. n’implique pas que l’évaluation du principe ne doive pas être pleine et entière. Tout au plus, cette présomption invite le juge à ne refuser l’établissement de la filiation que dans des cas très particuliers et à motiver son refus de manière détaillée. 

Par ailleurs, il nous semble que l’interprétation négative de l’I.S.E. est contraire à l’article 22bis de la Constitution et à l’article 3, §1 CIDE. En effet, une telle interprétation, n’impliquant que la vérification que l’établissement de la filiation ne lèsera pas l’enfant, s’apparente à une prise en compte marginale de l’I.S.E. Or, la Cour Constitutionnelle, dans son arrêt 30/2013 a indiqué qu’un contrôle marginal, ne prenant en compte que le danger grave pour l’enfant, est contraire à l’article 22bis de la Constitution lu conjointement avec l’article 3, §1 de la CIDE. Bien qu’il s’agisse d’un contrôle plus poussé dans ce cas-ci puisqu’il s’agit de vérifier que la filiation ne lèsera pas l’enfant (et pas uniquement qu’elle ne le mettra dans une situation de danger), nous sommes d’avis qu’il s’agit tout de même d’un contrôle marginal, et non pas plein et entier comme le requiert la Cour Constitutionnelle. 

Nous considérons qu’il est important que le juge vérifie également les conséquences positives de l’établissement de la filiation pour l’enfant afin qu’il puisse avoir une vision entière de la situation et ainsi déterminer ce qui est dans l’I.S.E. en prenant en compte tous les éléments à la cause. Ceci est d’autant plus important qu’un courant doctrinal et jurisprudentiel remet en question les bienfaits de l’établissement d’une « paternité imposée »[15]. Dans ce contexte, il nous semble primordial que le juge opère un contrôle plein et entier de l’I.S.E. afin d’éviter que celui-ci ne refuse l’établissement de la filiation en se limitant à constater que celui-ci ne serait pas profitable à l’enfant car le père en serait désintéressé, sans aucune prise en compte des autres conséquences positives que cet établissement pourrait avoir. Particulièrement, dans des circonstances comme celles in casu dans lesquelles la reconnaissance du lien de filiation pourrait entrainer l’attribution de la nationalité belge à l’enfant, il est essentiel que le juge prenne en compte tous les avantages liés à la nationalité lorsqu’il détermine l’I.S.E.[16] En effet, il nous semble difficilement acceptable que le juge refuse l’établissement d’un lien de filiation en justifiant sa décision par le fait que l’enfant serait lésé du seul fait que son père légal se désintéresse de lui, sans considération aucune pour les avantages qu’il pourrait tirer de la nationalité qui en découlerait[17].

En conclusion, nous ne pouvons cautionner cette interprétation négative du concept de l’I.S.E. dans le cadre d’une action en recherche de paternité, particulièrement lorsque l’établissement a des conséquences identitaires et administratives non négligeables pour l’enfant. En effet, bien que ce n’ait pas été le cas dans la décision commentée, il nous semble que cette interprétation négative est une porte ouverte à une utilisation détournée de l’I.S.E. Dès lors, il est primordial que le juge fasse une analyse pleine et entière du principe lorsqu’il décide de l’établissement de la filiation afin de protéger au mieux les droits fondamentaux de l’enfant. 

3. Conclusion

À titre de conclusion, nous souhaitons citer N. Gallus, qui, en quelques mots, synthétise parfaitement notre position : « Si la fraude à la loi doit être sanctionnée et si le contrôle de l’immigration constitue un objectif légitime, il convient toutefois de le faire par des mesures proportionnées à l’objectif poursuivi et non par des dispositions qui sanctionnent l’enfant et qui sont, à ce titre, contraires à la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, à la Convention européenne des droits de l’homme et à la Constitution ».[18]

 

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour d’appel de Bruxelles (néerl.), 30 mars 2021, n° 2020/FA/366.

Jurisprudence :

Internationale :

Cour eur. D.H., 28 juin 2011, Nunez c. Norvège, req. n° 23270/16.

Cour eur. D. H., 30 juillet 2013, Berisha c. Suisse, req. n° 948/12.

Cour eur. D.H., 26 juin 2014, M.E. c. Suède, req. n° 71398/12.

Cour eur. D.H., 3 octobre 2014, Jeunesse c. Pays-Bas, req. n° 12738/10.

Nationale :

C.C., 28 novembre 2019, n°190/2019

Trib. fam. (néerl.), 16 mars 2020, n°18/1774/A

C.C., 18 juin 2020, n° 92/2020

Trib. fam. Namur, div. Namur (2e ch.), 16 septembre 2020, Rev. trim. dr. fam.., 4/2020, pp. 1059-1067.

Trib. fam. Namur, 20 janvier 2021, Rev. trim. dr. fam., 2021, p. 239.

Liège, 7 juillet 2021, R.G. n° 2020/FA/500.

 

Doctrine :  

Beague, M., « L’intérêt de l’enfant dans le cadre d’une action en recherche de paternité introduite par la mère à l’encontre d’un homme qui ne veut pas être père », Rev. trim. dr. fam., 2020/4, pp. 988-1011.

Bodson, A., « La détention de familles migrantes avec enfants mineurs à la lumière de la théorisation ancrée » in 20 ans après l’affaire Tabitha - De nouvelles plumes pour analyser la détention d’enfants migrants à la lumière des droits humains (coord. S. Saroléa et A. Sinon), Limal, Anthémis, 2021.

Carlier, J.-Y. et Saroléa, S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016.

Coune, M., « La place du projet parental et de l’intérêt de l’enfant dans les affaires de paternité imposée », Rev. trim. dr. fam., 1/2021, pp. 249-275.

De Cuyper, O., « Les reconnaissances frauduleuses d’enfants au fil des récents rebondissements législatifs et jurisprudentiels », Rev. trim. dr. fam., 2020/3, pp. 599-644.

Gallus, N., « Reconnaissance de filiation frauduleuse », Act. dr. fam., 2018/5, pp. 99-103.

Gharbi, M., « La Cour constitutionnelle se prononce (enfin) sur la loi portant la lutte contre les reconnaissances frauduleuses : tout va très bien Madame la Marquise », Act. dr. fam., 2020/8-9, pp. 173-183.

Mathieu G. et Rasson, A.-C., « Le droit de la famille à l’aune du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant », Act. dr. fam., 2021/6-7, pp. 167-181.

Rasson, A.-C., « Les reconnaissances frauduleuses et la Cour constitutionnelle : une première rupture dans la protection des droits fondamentaux de l’enfant en matière de filiation ? », Cahiers de l’EDEM, juin 2020.

Wuyts, T., « Biologisch ouderschap en de rol van het belang van het kind bij de vestiging van een afstammingsband », T.J.K., 2021/1, pp. 71-83.

 

Pour citer cette note : A. Bodson, « Quel rôle pour l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre d’une action en recherche de paternité d’un « bébé papier » ? », Cahiers de l’EDEM, septembre 2021.

 


[1] Voy. notamment Cour. eur. D.H., 30 juillet 2013, Berisha c. Suisse, req. n°948/12, §49; Cour eur. D.H., 26 juin 2014, M.E. c. Suède, req. n° 71398/12, §71; Cour. eur.D.H., 28 juin 2011, Nunez c. Norvège, req. n° 23270/16, §§ 66, 70, 83, 84.

[2] M. Gharbi, « La Cour constitutionnelle se prononce (enfin) sur la loi portant la lutte contre les reconnaissances frauduleuses : tout va très bien Madame la Marquise », Act. dr. fam., 2020/8-9, p. 175.

[3] G. Mathieu et A.-C. Rasson, « Le droit de la famille à l’aune du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant », Act. dr. fam., 2021/6-7, p. 174.

[4] Ibid.

[5] M. Beague, « L’intérêt de l’enfant dans le cadre d’une action en recherche de paternité introduite par la mère à l’encontre d’un homme qui ne veut pas être père », Rev. trim. dr. fam., 2020/4, p. 997.

[6] G. Mathieu et A.-C. Rasson, « Le droit de la famille à l’aune du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant », op. cit., p. 174.

[7] Voy. par exemple A. Bodson, « La détention de familles migrantes avec enfants mineurs à la lumière de la théorisation ancrée » in 20 ans après l’affaire Tabitha - De nouvelles plumes pour analyser la détention d’enfants migrants à la lumière des droits humains (coord. S. Saroléa et A. Sinon), Anthémis, Limal, 2021.

[8] Traduction personnelle, Trib. fam. Bruxelles, 16 mars 2020, R.G. n°18/1774/A, p. 5.

[9] Ibid., p. 6.

[11] T. Wuyts, « Biologisch ouderschap en de rol van het belang van het kind bij de vestiging van een afstammingsband », T.J.K., 2021/1, p.76.

[12] A l’exception des cas de viol et d’empêchement absolu à mariage entre le père présumé et la mère.

[13] T. Wuyts, « Biologisch ouderschap en de rol van het belang van het kind bij de vestiging van een afstammingsband », op. cit., p. 76.

[14] T. Wuyts, « Biologisch ouderschap en de rol van het belang van het kind bij de vestiging van een afstammingsband », op. cit., p. 76.

[15] Voy. par exemple cette décision du tribunal de la famille de Namur du 16 septembre 2020 qui, face à une action en recherche de paternité introduite par la mère, a considéré qu’il était plus dans l’I.S.E. de ne pas avoir de père légal qu’avoir un père légal désintéressé de l’enfant (Trib. fam. Namur, 16 septembre 2020, Act. dr. fam., 2020, p. 213, note N. Massager et Rev. trim. dr. fam., 2020, p. 747). Dans le même sens (non-établissement de la paternité suite à l’opposition du père biologique) : Trib. fam. Namur, 20 janvier 2021, Rev. trim. dr. fam., 2021, p. 239. Voy. à propos de ces deux décisions : M. COUNE, « La place du projet parental et de l’intérêt de l’enfant dans les affaires de paternité imposée », Rev. trim. dr. fam., 1/2021, pp. 249 et s. On relèvera toutefois que le jugement du tribunal de la famille de Namur du 16 septembre 2020 a été réformé par un arrêt de la Cour d’appel de Liège du 7 juillet 2021 (Liège, 7 juillet 2021, R.G. n° 2020/FA/500, inédit). La Cour d’appel de Liège a considéré que « le fait que le père ne veuille pas s’investir dans cette paternité n’est pas déterminant. Il sied en effet d’envisager la situation à long terme et l’intérêt de l’enfant est, pour grandir dans les meilleures conditions, d’avoir une référence et une racine paternelles, de ne pas souffrir ‘d’un vide légal’. S’il pourra souffrir du désintérêt de son père, cette situation n’est pas figée et peut évoluer ».

[16] À ce sujet, M. Coune indique que les conséquences découlant de la nationalité qui pourrait être acquise grâce à la filiation doivent être prises en compte lors de la détermination de l’I.S.E.: M. Coune, « La place du projet parental et de l’intérêt de l’enfant dans les affaires de paternité imposée », op. cit., p. 265.

[17] Que ce soit au niveau du droit de séjour, de double nationalité, etc.

[18] N. Gallus, « Reconnaissance de filiation frauduleuse », Act. dr. fam., 2018/5, p. 102.

Publié le 06 octobre 2021