Cour d’appel de Liège (10eme ch. civile), 21 février 2020, n° 2019/rf/37

Louvain-La-Neuve

Droit à un recours effectif et éloignement des étrangers en cours de procédure : un rappel des fondamentaux par la Cour d’appel de Liège.

Recours effectif – Article 13 CEDH – Effet suspensif du recours – Interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants – Article 3 CEDH – Protection absolue – Application « par ricochet » – Renvoi en cours de procédure – Cassation administrative – Procédure d’admissibilité.

La Cour d’appel de Liège rappelle que le droit à un recours effectif consacré par l’article 13 de la CEDH impose à l’État belge de ne pas éloigner un étranger qui invoque un risque d’être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants en cas de renvoi dans son pays d’origine tant que le Conseil d’État, saisi d’un recours en cassation déclaré admissible, ne s’est pas prononcé. Au travers de cette décision, elle réaffirme le caractère absolu de la protection de l’article 3 de la Convention qui exclut toute analyse de proportionnalité et interdit la mise en balance entre le danger que représenterait une personne pour la société et le risque que cette dernière encourt, en cas de retour dans son pays d’origine, d’être soumise à la torture ou des traitements inhumains ou dégradants.

Alice Sinon

A. Arrêt

Dans l’arrêt commenté, la Cour d’appel de Liège se prononce sur l’appel interjeté par l’État belge contre l’ordonnance rendue par le Président du tribunal de première instance de Liège le 3 décembre 2019. Cette ordonnance vient elle-même confirmer la décision rendue par le même président, le 30 octobre 2019, sur requête unilatérale, contre laquelle l’État belge avait formé tierce opposition. L’objet du litige porte sur l’interdiction faite à l’État belge de procéder à l’éloignement de l’intimé alors que la procédure par laquelle il conteste son exclusion du statut de réfugié et du statut de protection subsidiaire n’est pas close et qu’il invoque un risque d’être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants en cas de renvoi dans son pays d’origine.

1. Les faits

Les faits de l’affaire sont particulièrement complexes en ce qu’ils impliquent de nombreuses procédures. Volontairement, nous nous centrons sur la procédure dans le contexte de laquelle a à se prononcer la Cour d’appel de Liège.

L’intimé, Monsieur X, est né en Algérie en 1949 (pt. 1 de la décision commentée). Entre 2002 et 2009, il introduit, sans succès, deux demandes de protection internationale car il craint de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après « CEDH ») en cas de retour dans son pays d’origine. Il introduit également plusieurs demandes de séjour de plus de trois mois en Belgique. Les recours qu’ils forment contre les différentes décisions de refus se révèlent infructueux.

Le 8 octobre 2015, sous le coup d’un mandat d’arrêt pour participation aux activités d’un groupe terroriste, Monsieur X est écroué à la prison de Forest où il restera en détention préventive presque deux ans, jusqu’au 20 septembre 2017, date de sa libération sous conditions (pt. 10). A la même date, l’intimé se voit notifier un ordre de quitter le territoire avec maintien en vue de l’éloignement et interdiction d’entrée et est placé en détention au centre fermé de Vottem (pt. 11). Cette détention administrative sera prolongée jusqu’au 23 février 2020 (pt. 23).

Entretemps, le 20 avril 2018, l’intimé est effectivement condamné pour avoir participé, de septembre 2014 et à septembre 2015, aux activités d’un groupe terroriste. Le tribunal correctionnel de Bruxelles, tenant compte de son grand âge et de son rôle limité dans les faits, condamne Monsieur X à une peine d’emprisonnement avec sursis partiel (pt. 10).

Le 6 octobre 2017, l’intimé introduit une troisième demande d’asile en Belgique (pt. 14). Cette demande est suivie, le 9 octobre, de la notification d’un ordre de quitter le territoire et d’une décision de maintien à l’encontre desquels l’intimé introduit un recours en suspension et en annulation (pt. 15). Après moult décours de procédures, le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après « C.C.E. ») annule, le 26 juin 2019, la dernière décision négative rendue par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après « C.G.R.A. ») dans le cadre de la demande de protection internationale introduite en octobre 2017 et demande des mesures d’instruction complémentaires (pt. 14, in fine). Le 20 août 2019, le C.G.R.A. décide d’exclure Monsieur X du statut de réfugié et du statut de protection subsidiaire. L’intimé conteste la décision d’exclusion mais, le 16 septembre 2019, le C.C.E. rejette son recours de plein contentieux. Le 21 octobre 2019, le Conseil d’État déclare admissible le recours en cassation introduit par Monsieur X à l’encontre de cet arrêt de rejet (pt. 18). Par ailleurs, dans la foulée de l’arrêt du C.C.E., l’intimé se voit notifier, le 26 septembre 2019, un nouvel ordre de quitter le territoire (avec maintien en vue de l’éloignement et interdiction d’entrée de 15 ans) contre lequel il introduit, le 2 octobre 2019, un recours en suspension d’extrême urgence (que le C.C.E. rejette le 10 octobre 2019) et, le 7 octobre 2019, un recours en annulation. Le recours en cassation que Monsieur X introduit contre la décision du C.C.E. rejetant son recours en suspension d’extrême urgence (du 10 octobre 2019) est également accueilli par le Conseil d’État (pt. 19).

Alors que les deux recours en cassation jugés admissibles par le Conseil d’État sont pendants, il est informé, en date du 29 octobre 2019 de l’organisation imminente de son rapatriement, prévu le 1er novembre 2019. Le 30 octobre, Monsieur X dépose alors une requête unilatérale devant le Président du Tribunal de Première instance de Liège (ci-après « TPI ») afin d’obtenir qu’il soit interdit à l’État Belge de l’expulser vu la procédure en cours devant le Conseil d’État. Le Président du TPI fait droit à la demande de Monsieur X et, le jour-même, interdit, sous peine d’astreinte, à l’État belge de procéder à son éloignement dans l’attente de l’arrêt à intervenir au Conseil d’État. La tierce opposition formée par l’État belge à l’encontre de cette ordonnance du Président du TPI est déclarée non-fondée par le même juge dans une autre ordonnance du 3 décembre 2019 (pt. 21).

La décision commentée porte sur l’arrêt rendu, le 21 février 2020, par la Cour d’appel de Liège suite au recours introduit par l’État belge à l’encontre de l’ordonnance du 3 décembre.

Notons, qu’outre deux requêtes en mesures provisoires introduites, avec succès, devant la Cour européenne des droits de l’homme, en octobre 2017 (pt. 13) et 2019 (pt. 20), Monsieur X a introduit, le 14 août 2019 une requête devant cette même Cour pour violation des articles 3 et 5 de la CEDH en raison de la longueur de sa détention (pt. 17).

2. La décision de la Cour d’appel de Liège

La Cour d’appel confirme l’ordonnance du Président du TPI du 3 décembre 2019. Elle juge qu’ « afin de rendre effectif, dans le cas qui est soumis à la cour, le recours que l’État belge a instauré – pour lequel il a prévu une procédure de filtre – il s’impose, au vu de l’importance du droit à protéger, en l’espèce, l’article 3 de la CEDH, d’enjoindre à l’État belge de ne pas éloigner l’intimé avant l’issue de son recours en cassation administrative déclaré admissible à l’encontre de l’arrêt du C.C.E. du 16 septembre 2019, sous peine de rendre irréversible le risque invoqué par l’intimé » (pt. 53).

Dans cet arrêt, la Cour d’appel revient également sur le pouvoir de juridiction des cours et tribunaux de l’ordre judiciaire et précise que c’est « l’objet véritable du recours qui sert de critère pour déterminer la compétence respective des juridictions administratives et des cours et tribunaux […]. » (pt. 29, p. 13). En l’occurrence, la Cour d’appel est compétente puisque l’objet de la demande est l’obtention, par l’intimé « dans l’attente de la décision du Conseil d’État […, de] la reconnaissance de son droit à un recours effectif lié à la protection des droits de l’homme consacrés par les articles 3 et 6 de la CEDH, craignant une violation de ces droits s’il était renvoyé en Algérie » (pt. 31). L’objet du litige soumis à la Cour d’appel portant sur la reconnaissance et la protection de droits subjectifs, celle-ci a juridiction pour en connaître.

Après en avoir rappelé les contours, la Cour juge que les conditions d’urgence et d’absolue nécessité, que requiert le recours à la procédure sur requête unilatérale, sont rencontrées in casu. Elle précise que contrairement à l’argument invoqué par l’État belge, aucune inertie ne peut être reprochée à l’intimé (pts. 34 à 41).

Finalement, la Cour rappelle que le caractère provisoire des décisions rendues sur référé, qui implique que celles-ci ne sont pas revêtues de l’autorité de la chose jugée, n’interdit « pas au juge des référés d’examiner la situation juridique des parties à l’effet d’ordonner des mesures conservatoires que justifient les apparences de droit suffisantes » (pt. 42).

La Cour conclut, à l’issue de son raisonnement, à la violation de l’article 13 de la CEDH qui consacre le droit à un recours effectif. Elle n’examine dès lors pas les violations invoquées des articles 3 et 5 de la Convention (pt. 54). De même, elle n’examine pas les questions préjudicielles que l’intimé demandait, à titre subsidiaire, de poser à la Cour constitutionnelle.

B. Éclairage

Dans cet arrêt, la Cour d’appel de Liège procède à un rappel utile et exhaustif des enseignements de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relatifs au contenu et aux contours du droit à un recours effectif tel que consacré par l’article 13 de la Convention.

La Cour rappelle, premièrement, que ce droit n’est pas autonome et doit nécessairement être invoqué en combinaison avec un ou plusieurs autres droits consacrés par la Convention ou ses protocoles. Elle souligne le fait que les exigences découlant de cet article peuvent « varier en fonction de la nature du grief […] » défendable formulé (pt. 44, p. 19, se référant à l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, pt. 288). En particulier, elle précise que « des exigences particulièrement strictes s’appliquent aux voies de droit ouvertes contre des mesures d’éloignement et de refoulement qui sont imminentes, étant donné le risque de dommages irréversibles qu’une telle mesure peut entraîner pour l’étranger concerné, lorsque celui-ci peut être exposé, à la suite de son éloignement, à des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la CEDH ». Ceci vaut, peu importe la gravité des actes commis par la personne concernée ainsi que la menace qu’il représente pour la sécurité nationale (pt. 44, p. 19). Par conséquent, dès lors que la violation invoquée est celle de l’article 3 de la CEDH, le recours ne sera effectif que s’il est assorti d’un effet suspensif de plein droit (pt. 44, p. 19, arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, pt. 293).

Appliquant ces enseignements au cas d’espèce, la Cour d’appel de Liège va d’abord considérer que le fait que l’intimé ait déjà pu exercer son droit à un recours effectif contre la décision du C.G.R.A. ne préjudicie pas de son droit à ce que le recours en cassation administrative instauré par l’article 36/67 de la loi du 15 décembre 1980 et déclaré admissible in casu, malgré une stricte procédure de filtre, soit lui aussi effectif. En l’espèce, elle relève que si ce recours aboutit, il entraînera l’annulation de la décision du C.C.E. (re)plaçant alors Monsieur X « dans la situation antérieure à la décision annulée, soit celle du demandeur de protection internationale à l’encontre duquel nulle mesure d’éloignement ne peut être exécutée » (pt. 48, p. 21). Dès lors, préserver l’effectivité du recours introduit devant le Conseil d’Etat implique, vu l’importance des droits en cause, la suspension de toute mesure d’expulsion qui aurait pour conséquence – outre d’exposer l’intimé à un risque de violation de l’article 3 de la CEDH – de vider de son intérêt la demande de protection internationale faisant l’objet du recours (puisque Monsieur X ne rencontrerait alors plus la condition, pourtant nécessaire à la reconnaissance du statut de réfugié ou de protection subsidiaire, d’être « hors de son pays », pt. 48, p. 21).

Il faut encore noter ici l’importance que la Cour d’appel de Liège apporte au fait que le recours en cassation ait été déclaré admissible par le Conseil d’État. En effet, c’est un des arguments retenus par la juridiction liégeoise pour justifier du caractère suspensif dudit recours. La Cour va également considérer que les moyens invoqués par Monsieur X sont suffisamment sérieux en raison de ce caractère admissible du recours (pt. 48, p. 21). Cette prise en compte de l’admission du recours n’est certainement pas étrangère au fait que – ainsi que le démontre, chiffres à l’appui, la défense de Monsieur X dans ses conclusions – la procédure d’admissibilité des recours en cassation devant le Conseil d’État, mise en place par le législateur belge en 2006 et prévue par l’article 20 des lois coordonnées sur le Conseil d’État, semble avoir effectivement atteint les objectifs qu’elle entendait poursuivre[1]. Il ressort en effet des rapports d’activité du Conseil d’État que cette procédure d’admissibilité et sa stricte application par la juridiction administrative suprême a permis la diminution du nombre d’affaires entrantes et a permis au Conseil d’État de se concentrer sur les dossiers demandant un examen approfondi (pt. 6.3. des conclusions de la défense).

Enfin, outre le rappel bienvenu des contours et du contenu du droit à un recours effectif, cet arrêt de la Cour d’appel de Liège réaffirme le caractère absolu de la protection garantie par l’article 3 de la CEDH. Rappelons tout d’abord que le caractère absolu de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants a pour conséquence que cette interdiction s’applique également « par ricochet ». Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme interdit à un État contractant de remettre une personne à un autre État « où il existe des motifs sérieux de penser qu’un danger de torture ou de peines ou traitement inhumains ou dégradants menace l’intéressé » (Soering c. Royaume-Uni, pt. 88). Rappelons encore les enseignements de l’arrêt Saadi c. Italie du 28 février 2008, dans lequel la juridiction strasbourgeoise, réunie en grande chambre, a précisé que la protection offerte par l’article 3 de la CEDH ne pourra « être limitée par des mesures conformes au principe de proportionnalité » (J.-Y. CARLIER et S. SAROLEA, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, pt. 55, p. 101). Autrement dit, cet article interdit la mise en balance entre le danger que représenterait une personne pour la société et le risque que cette dernière encourt, en cas de retour dans son pays d’origine, d’être soumise à la torture ou des traitements inhumains ou dégradants.

Dans un contexte où la lutte – légitime – contre le terrorisme justifie toujours, à l’heure actuelle, des restrictions, proportionnées ou non, à certains droits et libertés fondamentaux, cette mise au point indirecte de la Cour d’appel de Liège quant au caractère absolu de la protection accordée par l’article 3 de la CEDH est bienvenue. À ce titre, nous ne pouvons que nous rallier aux juges Myjer et Zagrebelsky qui, dans leur opinion concordante dans l’affaire Saadi, rappelaient à juste titre que : « La défense des droits de l’homme dans le cadre de la lutte contre le terrorisme est avant tout une question de défense de nos valeurs, même à l’égard de ceux qui peuvent chercher à les détruire. Il n’y a rien de plus contre-productif que de combattre le feu par le feu ».

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Liège (10ème ch. civ.), 21 février 2020, n° 2019/RF/37, inédit.

Jurisprudence :

Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.

Cour eur. D.H., 28 février 2008, Saadi c. Italie, req. n° 37201/06.

Cour eur. D.H., 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, req. n° 14038/88.

Doctrine : J.-Y. CARLIER et S. SAROLEA, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016.

 

Pour citer cette note : A. Sinon, « Droit à un recours effectif et éloignement des étrangers en cours de procédure : un rappel des fondamentaux par la Cour d’appel de Liège », Cahiers de l’EDEM, mai 2020.

 


[1] « L’objectif justifiant l’insertion de cette procédure [d’admissibilité] est d’éviter que la plus haute juridiction administrative soit simplement considérée par les requérants comme une instance d’appel et que le Conseil d’État soit astreint à examiner et à statuer au fond dans des pourvois en cassation dont un examen préalable sommaire fait apparaître qu’ils n’ont aucune chance d’être accueillis vu les moyens invoqués. Ce faisant, un espace est libéré pour des affaires qui requièrent un examen approfondi, ce qui contribue à une administration de la justice équitable et efficace », Projet de loi réformant le Conseil d’État et créant un Conseil du contentieux des étrangers, commentaire des articles, Doc., Ch., 2005-2006, n°51-2479/001, p. 34.

 

Publié le 30 mai 2020