Cour eur. D.H., 13 février 2020, N.D. et N.T. c. Espagne, req. nos 8675/15 et 8697/15

Louvain-La-Neuve

Interdiction des expulsions collectives et mesures d’expulsions immédiates et systématiques : la Cour européenne des droits de l’homme entre équilibrisme et contorsions.

Interdiction des expulsions collective – recours effectif – défaut de coopération – recours à la force – voies légales d’accès – juridiction – espace juridique de la CEDH – non-refoulement – intérêt (absence de violation).

Par le très commenté arrêt N.D. et N.T. c. Espagne, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme juge que l’interdiction des expulsions collectives ne bénéficie pas aux étrangers qui tentent de pénétrer irrégulièrement sur le territoire d’un Etat, sans faire usage des voies légales d’accès réellement et effectivement disponibles. L’affaire concerne des migrants qui ont tenté d’escalader, en groupe, la clôture séparant l’enclave espagnole de Melilla du Maroc, en espérant profiter de l’effet de masse pour échapper aux contrôles. Par son raisonnement, la Cour semble essentiellement limiter les enseignements pratiques de l’arrêt N.D. et N.T. à cette hypothèse particulière. Il n’en demeure pas moins, toutefois, que l’arrêt N.D. et N.T. pourrait révéler un changement d’attitude jurisprudentielle dans le chef de la Cour européenne des droits de l’homme, face aux difficultés que peuvent rencontrer certains Etats européens pour contrôler les frontières extérieures de l’Union. La Cour parait à la recherche d’une nouvelle voie pour gérer l’interface entre l’espace juridique de la Convention et le reste du monde, entre validation de certaines mesures d’expulsions immédiates et systématiques, respect du principe de non-refoulement et invitation à prévoir des voies légales d’accès.

Luc Leboeuf

A. Arrêt

L’affaire N.D. et N.T. c. Espagne s’inscrit dans un contexte particulier. Elle concerne l’une des diverses tentatives de migrants d’escalader en groupe la clôture séparant l’enclave espagnole de Melilla du Maroc, dans l’espoir d’échapper aux mesures de contrôle des frontières. Ces tentatives régulières, amplement relayées par les médias, s’étaient multipliées au printemps et à l’été 2014[1]. Elles ont mené à diverses requêtes devant la Cour, dont celles à l’origine de l’arrêt N.D. et N.T.[2].

Les requérants, originaires du Mali et de Côte d’Ivoire, avaient participé à l’une de ces tentatives, en août 2014. Après s’être maintenus au sommet de la clôture durant plusieurs heures, ils avaient accepté d’en descendre, été appréhendés par les garde-frontières espagnols et immédiatement remis aux autorités marocaines, sans autre formalité ni identification préalable.

Dans un premier arrêt, rendu en Chambre et commenté dans un précédent Cahier de l’EDEM, la Cour avait conclu à une violation de l’interdiction des expulsions collectives et du droit à un recours effectif, au motif que les requérants n’avaient pas bénéficié d’un examen individualisé de leur situation avant leur remise aux autorités marocaines[3]. La Chambre avait, notamment, constaté que :

« (…) en l’espèce, les mesures d’éloignement ont été prises en l’absence de toute décision administrative ou judiciaire préalable. À aucun moment les requérants n’ont fait l’objet d’une quelconque procédure. La question des garanties suffisantes attestant d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation de chacune des personnes concernées ne se pose même pas en l’espèce, en l’absence de tout examen de la situation individuelle des requérants, ces derniers n’ayant fait l’objet d’aucune procédure d’identification de la part des autorités espagnoles. » (§107)

Par l’arrêt commenté, la Grande chambre opère un revirement et conclut à l’absence de violation de la Convention, sans pour autant remettre en cause le constat factuel opéré par la Chambre. La Grande chambre invoque sa jurisprudence antérieure, selon laquelle un étranger ne peut pas se prévaloir d’une violation de l’interdiction des expulsions collectives lorsque l’absence d’examen de sa situation individuelle résulte de sa propre conduite, caractérisée par un défaut de coopération avec les autorités. Elle rappelle que :

« le défaut de coopération active à la procédure d’examen individuel de la situation des requérants (…) (peut amener la Cour) à juger que le Gouvernement ne pouvait être tenu pour responsable de cette absence d’examen » (§200).

La Grande chambre y voit un principe général, qui devrait également trouver à s’appliquer à la présente espèce, caractérisée par une tentative de passer la frontière en force. Elle fustige « le comportement de personnes qui franchissent une frontière terrestre de façon irrégulière, tirent délibérément parti de l’effet de masse et recourent à la force », notant que pareil comportement « est de nature à engendrer des désordres manifestement difficiles à maîtriser et à menacer la sécurité publique » (§201).

La Grande chambre juge, toutefois, que l’application de ce principe demeure conditionnée à l’existence de voies légales d’accès permettant de se prévaloir de la protection de la CEDH et, en particulier, de son article 3. Elle indique :

« (devoir) (…) rechercher si les possibilités qui, selon le Gouvernement, s’offraient aux requérants pour entrer légalement en Espagne, en particulier en vue de demander la protection de l’article 3, existaient bien à l’époque des faits et, dans l’affirmative, si elles étaient réellement et effectivement accessibles aux requérants » (§211).

En l’espèce, la Grande chambre juge que les requérants n’apportent aucun élément qui permettrait de remettre en cause l’argumentation des autorités espagnoles, selon lesquelles il leur était possible de se présenter au poste frontière pour introduire une demande d’asile, voire même de solliciter un visa humanitaire auprès de l’ambassade d’Espagne dans leur pays d’origine. La Cour affirme n’être « (…) pas convaincue que les voies légales additionnelles qui existaient à l’époque des faits n’étaient pas réellement et effectivement accessibles aux requérants » (§227), reprochant à ces derniers de ne pas justifier pourquoi ils n’en ont pas fait usage.

Insistant sur la circonstance que « ce sont les requérants qui se sont eux-mêmes mis en danger en participant à l’assaut donné aux clôtures frontalières à Melilla, le 13 août 2014, en profitant de l’effet de masse et en recourant à la force » (§231), la Grande chambre déclare les requêtes non fondées.

B. Éclairage

L’arrêt rendu par la Grande chambre n’a pas laissé les commentateurs indifférents et a suscité de nombreuses controverses[4]. L’objectif de ce commentaire est de contribuer aux discussions en replaçant l’arrêt N.D. et N.T. c. Espagne dans son contexte jurisprudentiel. Les quelques lignes qui suivent tentent d’identifier l’enseignement de l’arrêt N.D. et N.T. à la doctrine strasbourgeoise en matière d’expulsions collectives. Elles s’essayent, pour cela, à une analyse plus large du raisonnement par lequel la Cour européenne des droits de l’homme envisage les mesures d’expulsions immédiates et systématiques parfois mises en œuvre aux frontières extérieures de l’Union européenne, en particulier là où la pression migratoire est la plus forte.

Une première section revient succinctement sur la jurisprudence antérieure de la Cour relative à l’interdiction des expulsions collectives et son application dans des affaires concernant l’accès au territoire européen. Elle montre que la Cour a usé de l’interdiction des expulsions collectives pour interdire des politiques dites de « push-backs », qui reviennent à expulser immédiatement et systématiquement tout étranger tentant de franchir la frontière, parfois avant même qu’il ne puisse atteindre cette dernière, sans examiner sa situation individuelle ni lui donner accès aux procédures d’asile. Il y est argumenté que l’arrêt N.D. et N.T. c. Espagne complète cette jurisprudence, plus qu’il ne la remet fondamentalement en cause, en prévoyant une exception limitée aux hypothèses où des migrants tentent de forcer la frontière en groupe et en confirmant, pour le surplus, l’obligation de respecter le principe de non-refoulement (1).

Une seconde section s’attarde sur l’exigence de prévoir des voies d’accès réelles et effectives, qui conditionne la possibilité pour les Etats de sanctionner des tentatives de passer la frontière en masse par des mesures d’expulsion immédiates et systématiques. Elle tente d’identifier, à partir de cette exigence, l’attitude jurisprudentielle plus générale de la Cour relativement aux « push-backs » et autres mesures d’expulsions immédiates et systématiques. Les limites de l’exercice d’équilibrisme réalisé par la Cour sont également soulignées (2).

1. Le comportement de l’étranger comme motif d’exclusion du bénéfice de la protection de l’article 4 Prot. 4

L’interdiction des expulsions collectives, telle que consacrée par l’article 4 du Protocole additionnel n° 4 à la CEDH (ci-après l’article 4 Prot. n° 4), a fait l’objet d’une interprétation évolutive par la Cour. Elle a, d’abord, été principalement appliquée à des affaires relatives à des politiques d’expulsions discriminatoires, visant un groupe d’étrangers en particulier, comme dans l’arrêt Conka c. Belgique relatif à l’expulsion de ressortissants d’Europe de l’est d’origine rom[5], ou encore diverses affaires relatives à l’expulsion, par la Russie, de résidents de nationalité géorgienne[6].

Ce n’est que plus récemment, dans les années 2010, que l’interdiction des expulsions collectives a connu un renouveau dans la jurisprudence de la Cour, lui permettant de condamner certaines politiques de « push-backs » menées aux frontières extérieures de l’Union[7].

L’arrêt Hirsi Jamaa c. Italie, rendu en Grande chambre, marque un tournant à cet égard[8]. Dans cette affaire, la Cour juge que le renvoi systématique et sans examen individualisé des migrants interceptés en mer Méditerranée vers la Libye, où ils risquaient des mauvais traitements, constitue une expulsion collective. La Cour adopte une position similaire dans l’arrêt ultérieur Sharifi c. Italie et Grèce, rendu en Chambre et relatif au renvoi immédiat vers la Grèce de demandeurs d’asile débarquant dans les ports italiens en provenance des ports grecs[9].

Ces arrêts parachèvent l’évolution de l’interdiction des expulsions collectives, d’une interdiction de politiques d’expulsions discriminatoires, vers une obligation plus générale d’opérer un examen individualisé de la situation d’un étranger avant de procéder à son expulsion. Cette évolution coïncide avec les développements survenus en droit de l’Union européenne, où l’exigence d’un examen individualisé sous-tend l’ensemble des textes pertinents et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, par exemple, relativement à la mise en œuvre de la directive retour[10].

La question s’est rapidement posée de déterminer le contenu des garanties procédurales applicables. Dans l’affaire Khlaifia c. Italie, des migrants avaient été interceptés en mer Méditerranée et renvoyés vers leur pays d’origine, la Tunisie, après avoir été débarqués sur le territoire italien et soumis à une procédure d’identification, mais sans avoir fait l’objet d’une audition sur les motifs pouvant s’opposer à leur expulsion. La Chambre y a vu une violation de la Convention[11], avant qu’un arrêt rendu par la Grande chambre ne revienne sur la condamnation en jugeant que l’interdiction des expulsions collectives n’implique pas une obligation d’entendre systématiquement les étrangers concernés[12].

Ce faisant, la Grande chambre a préféré ne pas déduire de garanties procédurales spécifiques de l’exigence générale d’opérer un examen individuel, se contentant d’une possibilité réelle et effective de faire valoir les arguments à l’encontre de la décision d’expulsion. Elle consacre l’interdiction des expulsions collectives comme un droit garantissant l’accès aux procédures en vigueur permettant un examen individualisé, plus que comme un droit impliquant en lui-même le respect de diverses garanties spécifiques. La portée autonome de l’interdiction des expulsions collectives est, essentiellement limitée à celle de passerelle vers les procédures adéquates et, en particulier, la procédure d’asile.

Ces jurisprudences ne sont pas remises en cause par l’arrêt N.D. et N.T. c. Espagne, qui ne fait que prévoir l’exclusion du bénéfice de cette garantie générale, pour l’étranger qui n’aurait pas usé des procédures adéquates mises à sa disposition[13]. Cette exception paraît relativement circonscrite, pour trois raisons.

Premièrement, la Cour se réfère abondamment aux spécificités du cas d’espèce, qu’elle caractérise à diverses reprises de « recours à la force » (§§201 et 231) ou encore d’« assaut » (§§81 et 201). En plaçant l’emphase sur le caractère violent de la tentative des requérants de traverser la frontière espagnole, la Cour limite d’emblée les enseignements de l’arrêt N.D. et N.T. aux hypothèses les plus extrêmes, où des migrants tentent de forcer la frontière en masse.

Deuxièmement, la Cour prend le soin d’insister sur la circonstance que l’affaire N.D. et N.T. ne concerne pas un risque de violation de l’article 3 CEDH, notant d’emblée que « les griefs présentés par les requérants sur le terrain de l’article 3 ont été déclarés irrecevables par la chambre » (§206). En l’espèce, les requérants étaient parvenus à rejoindre ultérieurement le territoire espagnol, où soit ils ont introduit une demande d’asile qui a été rejetée après examen au fond (N.D.), soit n’en ont pas introduite (N.T.) (§§29 et 30).

Troisièmement, la Cour confirme, pour le surplus, sa jurisprudence antérieure relative au champ d’application de la Convention et de l’interdiction des expulsions collectives. Elle saisit même l’occasion pour disqualifier, sans la moindre ambiguïté, toute construction juridique visant à opérer une distinction entre l’« expulsion » et l’ « admission » afin d’exonérer les Etats parties de leurs responsabilité, notamment au motif que les contrôles aux frontières auraient été réalisés avant que l’étranger ne soit formellement admis sur le territoire national, en conformité avec le droit national. La Cour rappelle que :

« la protection de la Convention, qui est à interpréter de façon autonome, ne saurait dépendre de considérations formelles telles que celles tenant au point de savoir si les personnes à protéger ont été admises sur le territoire d’un État contractant en conformité avec telle ou telle disposition de droit national ou européen applicable à la situation en cause ». (§184)

La portée finalement limitée de l’arrêt N.D. et N.T. ne devrait pas, toutefois, masquer ce qu’il révèle de l’attitude jurisprudentielle de la Cour européenne des droits de l’homme face aux mesures d’expulsions immédiates et systématiques. Par l’arrêt N.D. et N.T., la Cour semble s’essayer à une nouvelle approche jurisprudentielle pour gérer l’interface entre l’espace juridique de la Convention et le reste du monde. Elle se montre prête à admettre des mesures d’expulsions immédiates et systématiques, dans certains cas particuliers caractérisés par une tentative de forcer la frontière en profitant de l’effet de masse, pour autant qu’elles soient compensées par la mise en place de voies légales d’accès. Cette approche ne va pas, toutefois, sans poser de nouvelles difficultés.

2. L’exigence de garantir l’accès à la protection de la Convention, couplée à un contrôle marginal

Le critère de la possibilité effective d’accéder à l’espace juridique de la Convention permet à la Cour d’évaluer si les mesures d’expulsions immédiates et systématiques en cause dans l’arrêt N.D. et N.T. emportent violation de la Convention. C’est, notamment, parce que l’Espagne a établi diverses voies légales d’accès, en ce compris une procédure permettant d’introduire une demande d’asile auprès d’un bureau spécialement créé à cet effet, qu’elle échappe à une condamnation.

La Cour indique explicitement noter :

« (…) les efforts entrepris par l’Espagne, face au récent afflux de migrants à ses frontières, en vue d’augmenter le nombre de postes-frontières officiels sur son territoire et de mieux faire respecter le droit d’y accéder et, ce faisant, de rendre plus effective, au bénéfice des personnes ayant besoin d’être protégées contre le refoulement, la possibilité d’accéder aux procédures prévues à cet effet ». (§232)

Ce n’est pas la première fois que le critère de l’accès aux garanties de la Convention, en particulier la protection de l’article 3 CEDH, est utilisé par la Cour pour évaluer le respect de l’article 4 Prot. n° 4. Il ressortait déjà de l’arrêt Khlaifia c. Italie, où la Grande chambre avait également jugé que « la possibilité d’introduire une demande d’asile est une garantie primordiale » (§247).

L’usage de pareil critère permet à la Cour de valider certaines pratiques d’expulsions immédiates, tout en préservant la distinction entre l’interdiction des expulsions collectives, qui bénéficie à tout étranger, et le principe de non-refoulement, qui ne bénéficie qu’à l’étranger risquant une violation de l’article 3 CEDH dans le pays de renvoi. Il introduit une certaine souplesse dans l’examen du respect de l’article 4 Prot. n° 4, compte tenu du fait qu’il s’applique également à des migrants ne relevant pas du champ d’application de l’article 3 CEDH. Cela justifie un examen individuel plus superficiel que celui mené sous l’angle de l’article 3 CEDH (Khlaifia et absence d’entretien individuel), voire même l’absence d’examen individuel dans certaines circonstances particulières caractérisées par un défaut de coopération (N.D. et N.T.).

Ce raisonnement n’est pas, toutefois, sans contraindre la Cour à diverses contorsions.

La première contorsion a trait aux rapports entre l’interdiction des expulsions collectives et le principe de non-refoulement. La Cour concevant le premier comme une passerelle vers le second, il y a une certaine incohérence à en déduire des garanties moins élevées. Donner un contenu moins important à un droit permettant d’accéder à un autre droit implique le risque d’admettre, au final, une diminution des garanties découlant de cet autre droit. Il est quelque peu étrange et paradoxal de considérer a priori que l’absence de tout examen individuel n’emporte pas violation de la Convention, alors même que pareil examen est, en pratique, nécessaire pour conclure que le renvoi ne violerait pas la Convention et, en particulier, son article 3[14].

La seconde contorsion a trait à l’affirmation plus ou moins explicite, par la Cour, d’une obligation positive de prévoir des voies légales d’accès. En jugeant qu’une expulsion immédiate ne viole pas l’interdiction des expulsions collectives lorsqu’elle sanctionne le non-usage, par le migrant, des voies légales d’accès à sa disposition, la Cour s’aventure sur un terrain neuf. Elle s’éloigne de sa jurisprudence relative à l’article 3 CEDH en matière migratoire, où il est essentiellement question d’une obligation négative de ne pas renvoyer vers des traitements inhumains et dégradants[15].

Cela amène nécessairement la Cour à faire preuve d’une certaine prudence, qui se traduit dans l’arrêt N.D. et N.T. par un contrôle (très) marginal de l’effectivité des voies d’accès existantes. En opérant pareil contrôle marginal, la Cour s’est toutefois exposée à la critique, ainsi que l’illustrent divers commentaires qui remettent en cause le constat factuel selon lequel les requérants auraient eu la possibilité effective d’user des voies légales d’accès vers le territoire espagnol[16]. Il est, en effet, permis d’en douter : pourquoi des migrants et demandeurs d’asile se lanceraient-ils dans l’escalade périlleuse d’une clôture, s’il leur était possible de simplement solliciter un visa ou de traverser la frontière aux postes-frontières existants ?

En raison de ces contorsions, l’arrêt N.D. et N.T. apparaît comme un signal jurisprudentiel général vis-à-vis des Etats parties, plus que comme des lignes directrices précises et cohérentes permettant d’identifier les mesures d’expulsions immédiates et systématiques qui seraient conformes à la Convention. Ce signal consiste à enjoindre aux Etats d’agir en permanence avec le souci d’accorder l’accès à la procédure d’asile dès que cela semble nécessaire, notamment en mettant en place certaines voies légales d’accès. Les Etats pourront alors compter, en pareil cas, sur la relative indulgence de la Cour, particulièrement lorsque des mesures d’expulsion immédiates et systématiques sont adoptées en réponse à une tentative de franchir la frontière en masse.

3. Conclusion. De la difficile gestion de l’interface entre la Convention et le reste du monde

Par l’affaire N.D. et N.T., la Cour est amenée à s’exprimer, une fois de plus, sur les modalités de l’accès à l’espace juridique de la Convention[17]. La question de l’accès à cet espace juridique anime régulièrement les débats contemporains en matière de droit des migrations, où elle se situe à la croisée de divers principes juridiques fondamentaux, comme le principe de non-refoulement et la limitation de la responsabilité internationale des Etats aux actes relevant de leur juridiction. Elle pose, plus généralement, des questions sociétales fondamentales, puisqu’elle met en lumière le « paradoxe libéral »[18] de nos démocraties fondées sur un idéal d’universalité des droits de l’homme, mais également amenées à identifier les bénéficiaires des droits qu’elles consacrent et, donc, à limiter leur appartenance juridique et sociale.

Dans l’arrêt N.D. et N.T., la Cour aborde ce débat en usant du critère de la possibilité effective d’accéder à l’espace juridique de la Convention, pour évaluer si des mesures d’expulsions immédiates et systématiques emportent violation de cette dernière. L’usage de ce critère permet à la Cour d’admettre certaines mesures d’expulsions immédiates et systématiques, tout en maintenant les principes de sa jurisprudence antérieure. Tant le caractère absolu du principe de non-refoulement que le champ d’application plus étendu de l’interdiction des expulsions collectives, qui bénéficie à tout migrant indépendamment d’un risque de violation de l’article 3 CEDH, ne sont pas remis en cause.

Cela se réalise au prix d’un exercice d’équilibrisme non exempt de contorsions, entre maintien de l’ambiguïté des relations entre l’article 4 Prot. n°4 et l’article 3 CEDH, et contrôle marginal de l’accessibilité des voies légales d’accès. Il en résulte une relative déconnexion avec les réalités de terrain et, donc, de vives critiques.

Force est de reconnaître, toutefois, que la frontière entre équilibrisme et contorsion est tenue. Plus fondamentalement, la Cour a joué son rôle d’arbitre du respect des droits fondamentaux dans les affaires relatives à l’accès au territoire européen, résistant aux appels à rayer l’affaire du rôle en raison, notamment, du peu de contact entretenu par les avocats des requérants avec leurs clients, en situation de grande précarité (§§69 et s.).

Ce rôle d’arbitre, la Cour semble l’avoir rempli avec pour souci principal de prévenir la multiplication d’épisodes violents aux frontières extérieures de l’Union. Elle envoie, pour cela, un double signal d’ordre général : d’une part, les tentatives de passage en force pourront être repoussées par les Etats et ont donc peu de chances de succès mais, d’autre part, les Etats doivent prévoir des voies légales d’accès à une protection effective pour ceux risquant une violation de l’article 3 CEDH. Au vu de l’actualité récente à la frontière entre la Grèce et la Turquie[19], passée à l’arrière-plan en raison de l’urgence sanitaire actuelle, pareil signal, aussi flou demeure-t-il à ce stade[20], semble plus que jamais nécessaire.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H. (GC), 13 février 2020, N.D. et N.T. c. Espagne, req. n° 8675/15 et 8697/15

Doctrine

Sur l’interdiction des expulsions collectives (en général) :

- GATTA F.-L., « The Problematic Management of Migratory Flows in Europe and its Impact on Human Rights: the Prohibition of Collective Expulsion of Aliens in the Case Law of the European Court of Human Rights », in G. CARLO BRUNO, F. MARIA PALOMBINO et A. DI STEFANO (dir.), Migration Issues before International Courts and Tribunals, Rome, Consiglio Nazionale delle Ricerche Edizioni, 2019, pp. 119-145;

- LEBOEUF L. et CARLIER J.-Y., « The Prohibition of Collective Expulsion as an Individualisation Requirement », in M. MORARU, G. CORNELISSE et P. DE BRUYCKER, Law and Judicial Dialogue on the Return of Irregular Migrants from the European Union, Oxford, Hart, à paraitre en août 2020.

Sur l’affaire N.D. et N.T. c. Espagne :

Sur l’arrêt de Chambre :

- IMBERT L., « Refoulements sommaires : la CEDH trace la ‘frontière des droits’ à Melilla », Rev.D.H., Actualités Droits-Libertés, 16 janvier 2018 ;

- MAHESHE T., « Expulsions collectives et crises migratoires », Cahiers de l’EDEM, octobre 2017.

Sur l’arrêt de Grande chambre :

- CARRERA S., « The Strasbourg Court Judgement N.D. and N.T. v Spain. A Carte Blanche to Push Backs at EU External Borders? » , EUI Working Papers RSCAS n° 2020/21, 2020 ;

- HAKIKI H., « N.D. and N.T. v. Spain: defining Strasbourg’s position on push backs at land borders? », Strasbourg Observers, 26 March 2020 ;

- HRUSHKA C., « Hot returns remain contrary to the ECHR: ND & NT before the ECHR », EU Migration Law Blog, 28 February 2020 ;

- LÜBBE A., « The Elephant in the Room. Effective Guarantee of Non-Refoulement after ECtHR N.D. and N.T.? », Verfassungsblog, 19 February 2020 ;

- MARKARD N., « A Hole of Unclear Dimensions: Reading ND and NT v. Spain », EU Migration Law Blog, 1 April 2020 ;

- OVIEDO MORENO C., « A Painful Slap from the ECtHR and an Urgent Opportunity for Spain », Verfassungsblog, 14 February 2020 ;

- PICHL M. and SCHMALZ D., « “Unlawful” may not mean rightless. The shocking ECtHR Grand Chamber judgment in case N.D. and N.T. », Verfassungsblog, 14 February 2020 ;

- THYM D., « A Restrictionist Revolution? A Counter-Intuitive Reading of the ECtHR’s N.D. & N.T.-Judgment on ‘Hot Expulsions’ », EU Migration Law Blog, 17 February 2020 and Verfassungsblog, 17 February 2020 ;

- WISSING R., « Push backs of “badly behaving” migrants at Spanish border are not collective expulsions (but might still be illegal refoulements) », Strasbourg Observers, 25 February 2020.

Pour citer cette note : L. LEBOEUF, « Interdiction des expulsions collectives et mesures d’expulsions immédiates et systématiques : la Cour européenne des droits de l’homme entre équilibrisme et contorsions », Cahiers de l’EDEM, mars 2020.

 


[2] Voy. aussi les requêtes pendantes nos 19420/15 et 20351/17.

[5] Cour eur. D.H., 5 février 2002, Conka c. Belgique, req. n° 51564/99. Il est à noter, toutefois, que la Cour a toujours considéré qu’il n’y avait pas lieu d’établir l’existence d’une quelconque intention discriminatoire dans le chef des autorités.

[7] En ce sens et pour une étude plus approfondie de cette jurisprudence, voy. L. LEBOEUF et J.-Y. CARLIER, « The Prohibition of Collective Expulsion as an Individualisation Requirement », in M. MORARU, G. CORNELISSE et P. DE BRUYCKER, Law and Judicial Dialogue on the Return of Irregular Migrants from the European Union, Oxford, Hart, à paraitre en août 2020. Voy. aussi F.-L. GATTA, « The Problematic Management of Migratory Flows in Europe and its Impact on Human Rights: the Prohibition of Collective Expulsion of Aliens in the Case Law of the European Court of Human Rights », in G. CARLO BRUNO, F. MARIA PALOMBINO et A. DI STEFANO (dir.), Migration Issues before International Courts and Tribunals, Rome, Consiglio Nazionale delle Ricerche Edizioni, 2019, pp. 119-145.

[10] Le considérant n° 6 de la directive 2008/115/CE, dite « directive retour », exige, par exemple, que « conformément aux principes généraux du droit de l’Union européenne, les décisions prises en vertu de la présente directive devraient l’être au cas par cas (…) » (notre emphase). Pour davantage de développement en ce sens, voy. L. LEBOEUF et J.-Y. CARLIER, op. cit.

[13] En ce sens, voy. également C. HRUSCHKA, op. cit., et R. WISSING, op. cit.

[14] En ce sens, voy. également A. LÜBBE, op. cit., qui qualifie cette contradiction d’« elephant in the room ».

[15] En ce sens, voy. également D. THYM, op. cit.

[16] S. CARRERA, op. cit. ; H. HAKIKI, op. cit. ; C. OVIEDO MORENO, op. cit.

[17] Par « espace juridique » de la Convention, il est fait ici référence au champ d’application des garanties qu’elle consacre, lequel correspond à la « juridiction » des Etats parties (article 1 CEDH). La notion de « juridiction » fait elle-même l’objet d’une interprétation complexe par la Cour, qui considère qu’elle recouvre essentiellement le territoire des Etats parties de même que certaines situations extraterritoriales exceptionnelles, relevant de leur contrôle effectif.

[18] « liberal paradox » (C. JOPPKE, Citizenship and Immigration, Oxford, Polity Press, 2010).

[20] Voy. en ce sens : N. MARKARD, op. cit.

Photo de Nicoleon — Travail personnel, CC BY-SA 4.0

Publié le 01 avril 2020