Cour eur. D.H., 7 octobre 2021, Zoletic et autres c. Azerbaïdjan, req. n°20116/12

Louvain-La-Neuve

Exploitation de travailleurs migrants : la politique de l’autruche sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme.

Art. 4 CEDH – interdiction du travail forcé ou obligatoire – traite des êtres humains – commencement de preuve de traitements prohibés – obligation procédurale d’enquête effective – obligation de mettre en place un cadre législatif efficace.

Par arrêt du 7 octobre 2021, la Cour européenne des droits de l’homme condamne l’Azerbaïdjan pour manquement à son obligation procédurale découlant de l’article 4 § 2 de la Convention. La Cour reproche à cet Etat de n’avoir mené aucune enquête effective alors que des faits susceptibles de relever de la traite des êtres humains dont auraient été victimes des ouvriers de la société de construction SerbAz avaient suffisamment été portés à la connaissance des autorités étatiques. Cet arrêt fait écho à la récente décision de grande chambre, rendue par la Cour en date du 25 juin 2020 dans l’affaire S.M. c. Croatie, puisqu’il confirme que le concept de traite des êtres humains entre dans le champ d’application de l’article 4 de la Convention pris dans son ensemble. Si l’arrêt Zoletic contribue à développer une jurisprudence sur l’article 4 encore assez limitée à ce jour, il ne permet pas de mieux comprendre l’articulation précise entre le concept international de traite des êtres humains d’une part, et les notions expressément reprises à l’article 4 de la Convention, c’est-à-dire l’esclavage, la servitude, et le travail forcé ou obligatoire d’autre part. Par ailleurs, la Cour sanctionne uniquement l'Azerbaïdjan sous l’angle de son obligation procédurale d’enquête sans analyser plus en profondeur la conformité du cadre légal et réglementaire azérie, laissant champ libre à l’exploitation à grande échelle de travailleurs migrants, avec les droits protégés par la Convention.

Marion de Nanteuil

A. Arrêt

1. Faits soumis à l’examen de la Cour

D’août 2007 à novembre 2009, la société azérie SerbAz fait venir plus de 700 ouvriers originaires de Bosnie-Herzégovine, de Serbie et de Macédoine du Nord pour travailler sur des chantiers de grande ampleur commandités par des entreprises privées et par le gouvernement azéri (notamment un centre d’entrainement olympique commandité par le Ministère de la Jeunesse et des Sports). Au moment du recrutement, les employés de SerbAz promettent monts et merveilles aux futurs travailleurs : frais d’hébergement et de nourriture couverts par la société, assurance maladie, salaire entre 2.000 et 2.500 € par mois, et régularisation de leur séjour. Une fois sur place, la réalité est toute autre. A leur arrivée, les passeports des ouvriers sont confisqués ; ils travaillent parfois jusqu’à 36 heures d’affilée ; ils voient leur rémunération drastiquement diminuer pour finalement être supprimée à partir du mois de mai 2009 ; ils sont logés dans des dortoirs pour douze à quatorze personnes, non chauffés et dans lesquels ils n’ont accès ni à l’eau chaude ni à l’eau potable ; ils ne sont pas décemment nourris et ne bénéficient d’aucun soins médicaux ; ils subissent des sévices psychologiques et physiques (amendes, menaces, tabassages ou enfermement) au moindre écart aux règles disciplinaires internes, c’est-à-dire dès qu’ils quittent les sites de construction sans autorisation spéciale, qu’ils ramènent de la nourriture de l’extérieur, qu’ils fument ou qu’ils consomment de l’alcool en dehors des heures de travail. Au mois de novembre 2009, probablement suite au rapport (rapport ASTRA) publié par trois ONG (serbe, croate et bosniaque) avec l’appui du Azerbaijan Migration Centre (« AMC »), SerbAz paye une partie des arriérés de salaire et fait rapatrier les ouvriers qui restaient encore en Azerbaïdjan vers leurs pays d’origine.

La situation est portée à la connaissance des autorités azéries dès le mois d’octobre 2009, lorsqu’AMC signale les faits par courrier au Ministère de l’Intérieur (et à l’Office du Procureur général dans les semaines qui suivent), qui n’y donne aucune suite (AMC tentera d’obtenir devant les juridictions nationales que les autorités concernées y répondent, sans succès). En avril 2010, l’Organisation Internationale du Travail dénonce le sort des 700 migrants travaillant pour SerbAz comme « one of the largest registered cases of human trafficking for labour exploitation purposes in Europe ». Au mois de juillet 2010, les demandeurs commencent une procédure civile devant les juridictions azéries pour réclamer leurs arriérés de salaire et une compensation pour violation de leurs droits fondamentaux. A chaque étape de la procédure, leurs revendications sont rejetées, principalement au motif que les investigations conduites par les autorités n’ont pas permis d’établir des faits de traite et de travail forcé à l’encontre des plaignants.

Parallèlement à la procédure azérie, le parquet bosniaque ouvre une enquête dès la fin de l’année 2009 pour des faits de travail forcé et de traite d’êtres humains à l’encontre de membres de la société SerbAz. Dans le cadre de cette procédure – qui a abouti à la condamnation de quatre des prévenus – la Bosnie-Herzégovine adresse à trois reprises des demandes d’assistance judiciaire à l’Azerbaïdjan, attirant par ce biais leur attention sur la situation très préoccupante des ouvriers de SerbAz. Les autorités répondent de manière tardive et laconique, se contentant de transmettre des échanges de courriers entre différents services gouvernementaux.

Le 22 mars 2012, Zoletic et trente-deux autres ouvriers ayant travaillé sur les chantiers de SerbAz dans le courant de l'année 2009 introduisent une requête auprès de la Cour européenne sur pied des articles 4 § 2 et 6 de la Convention.

 

2. Questions soumises à l’examen de la Cour

- Sur l’admissibilité de la requête et le champ d’application de l’article 4 § 2 de la Convention

Dans un premier temps, la Cour examine si les faits dénoncés par les requérants relèvent du champ d’application de l’article 4 § 2 de la Convention (§§ 146-170). Se référant à son arrêt de grande chambre S.M. c. Croatie du 25 juin 2020, la Cour confirme que la traite des êtres humains, « dans toutes ses formes possibles », est couverte par l’article 4 de la Convention pris dans son ensemble et que la traite dans le but de contraindre à un travail forcé ou obligatoire tombe dans le champ d’application du deuxième paragraphe, à condition que les éléments constitutifs de l’infraction au sens de sa définition internationale puissent être établis (§§ 153-154). La définition de référence de la Cour est celle du Protocole du Palerme, qui définit la traite des êtres humains comme le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes (« action »), en ayant recours à la force ou à d’autres formes de contrainte (« moyens »), aux fins de les exploiter (« but »).

Dans la mesure où les griefs des demandeurs sont exclusivement d’ordre procédural (l’Etat azéri aurait manqué à son obligation procédurale d’enquêter sur les allégations de travail forcé et de traite), la Cour ne doit pas analyser si les faits rapportés sont effectivement constitutifs de l’infraction de traite, mais doit uniquement s’attacher à examiner si les demandeurs avaient fait état, devant les juridictions nationales, d’une allégation défendable (« arguable claim ») ou d’un commencement de preuve (« prima facie evidence ») qu’ils avaient subi les traitements interdits par l’article 4.

La Cour constate que « the general description of the working and living conditions provided, however scant it might have been in the applicants’ civil claim, pointed to several indicators of potential treatment contrary to Article 4 of the Convention » (§ 160). Elle relève également que le rapport ASTRA, qui étayait de manière édifiante les dires des demandeurs, avait été suffisamment porté à l’attention des autorités, qui ont refusé d’en tenir compte (§§ 161-162). La Cour pointe aussi les autres sources d’information fiables qui ont fait état de la même problématique auprès des autorités azéries (notamment un courrier du Danish Refugee Council ; les courriers d’AMC au Ministère de l’Intérieur et au parquet ; le témoignage en justice d’un représentant d’AMC ; les requêtes d’assistance judiciaire formulées par la Bosnie-Herzégovine) (§ 165). Ainsi, elle conclut que les déclarations des demandeurs dans le cadre de la procédure civile nationale avaient été suffisamment corroborées par des sources diverses et crédibles, et comportaient des indicateurs d’un phénomène de travail forcé ou de traite d’êtres humains. Ils ont donc démontré à suffisance aux autorités nationales l’existence d’une « arguable claim » qu’ils avaient été victimes de traitements contraires à l’article 4 § 2, de sorte que cette disposition est applicable (§§ 166-170).

 

- Sur le volet procédural des obligations positives pour les Etats découlant de l’article 4 § 2 de la Convention

L’article 4 § 2 de la Convention impose trois types d’obligations positives aux Etats : (1) l’obligation de mettre en place un cadre législatif interdisant et punissant la traite ; (2) l’obligation de protéger les victimes ; et (3) l’obligation procédurale d’enquêter de manière effective « where there is a credible suspicion that an individual’s rights under that Article has been violated » (§§ 182 et 185). A cet égard, la Cour rappelle ses principes, bien établis dans sa jurisprudence antérieure (notamment Rantsev c. Chypre et Russie, § 288 et S.M. c. Croatie (Grande Chambre), § 313) : les autorités nationales doivent mener des investigations « capable of leading to the establishment of the facts and of identifying and – if appropriate – punishing those responsible ». C’est aux autorités, et non aux victimes, d’agir de leur propre initiative dès lors que des indices crédibles de faits de traite sont portés à leur connaissance (§ 187). Si une telle obligation ne doit pas mener à imposer aux Etats une charge disproportionnée ou impossible à assumer, toutefois, « the authorities must take whatever reasonable steps they can collect evidence and elucidate the circumstances of the case » (§ 188). La Cour ajoute encore que dans le contexte spécifique de la traite d’êtres humains, souvent caractérisée par des éléments d’extranéité, l’obligation procédurale de l’article 4 § 2 implique également une obligation de coopération efficace avec les autorités d’autres Etats (§ 191). 

Dans le cas d’espèce, la Cour relève que les conditions dans lesquelles vivaient et travaillaient les travailleurs de SerbAz ont été portées à la connaissance des autorités azéries à de multiples reprises, et par des canaux toujours plus officiels. Les faits n’ont pas seulement été dénoncés dans le cadre de la procédure civile, mais diverses entités (ONG, organisations internationales, autorités étrangères) les ont confirmés et étayés au fur et à mesure des années. A cet égard, la Cour donne une importance particulière à l’implication de la Bosnie-Herzégovine (§§ 197-198) : l’inaction de l’Azerbaïdjan est en effet d’autant plus interpellante que même une procédure pénale ouverte dans un autre Etat ne les a pas fait réagir. Dans ces circonstances, la Cour estime que « since the authorities’ attention was « sufficiently drawn » to the allegations in question, which constituted an arguable claim, they must have acted on their own motion by instituting and conducting an effective investigation » (§ 54). Or, en dépit des tentatives du gouvernement azéri d’invoquer devant la Cour les renseignements fournis aux autorités bosniaques sur le contexte général de SerbAz et les quelques interrogatoires menés auprès de travailleurs qui n’étaient pas parties à la procédure civile initiée en juillet 2010, la Cour parvient, sans surprise, assez rapidement au constat que l’Azerbaïdjan n’a pas mené d’enquête effective et a donc manqué à son obligation procédurale au sens de l’article 4 § 2 de la Convention (§§ 193-209).

 

B. Éclairage

La jurisprudence strasbourgeoise sur l’article 4 de la Convention, qui interdit de manière absolue l’esclavage, la servitude et le travail forcé ou obligatoire, n’est pas abondante. La Cour a rendu quelques arrêts notoires sur la question (Siliadin c. France en 2005 ; Rantsev c. Chypre et Russie en 2010 ; Chowdury c. Grèce en 2017), qui avaient contribué à créer un imbroglio juridique sur la portée exacte de la disposition. Alors que le récent arrêt S.M. c. Croatie (Grande Chambre) du 25 juin 2020 a permis de clarifier de manière définitive que la traite des êtres humains est couverte par le champ d’application de l’article 4, il avait aussi laissé des questions en suspens. La Cour aurait pu saisir l’occasion de l’arrêt Zoletic pour les clarifier, principalement celle, épineuse, de l’articulation entre l’article 4 et la traite des êtres humains.

La décision du 7 octobre 2021 traduit néanmoins une attitude prudente de la Cour, tant en ce qui concerne la portée de l’article 4 que le contrôle du respect de ses obligations positives par l’Azerbaïdjan. Ce commentaire s’articulera autour des questions suivantes :

  • D’abord, des questions d’ordre définitionnel : y a-t-il un intérêt technique à inclure explicitement la notion de traite d’êtres humains dans le champ d’application de l’article 4 de la Convention, comme l’a fait la Cour dans l’arrêt S.M. et le confirme dans Zoletic ? La position actuelle de la Cour ne comporte-t-elle pas des risques ?
  • Ensuite, des questions d’ordre éthique : quelle place la Cour donne-t-elle à la vulnérabilité particulière des travailleurs migrants? L’arrêt véhicule-t-il un message permettant de traiter ce problème à la source ?

 

1. Le champ d’application matériel de l’article 4 de la Convention

L’arrêt commenté s’inscrit dans la droite ligne de sa récente jurisprudence S.M. c. Croatie (Grande Chambre), qui avait établi comme principe que la traite des êtres humains est couverte par l’article 4 de la Convention (S.M. c. Croatie (Grande Chambre), §§ 292 et 303). Jusque-là, le champ d’application de cette disposition avait fait l’objet d’appréciations assez approximatives par la Cour, notamment dans les arrêts Rantsev c. Chypre et Russie et Chowdury et autres c. Grèce. Dans l’arrêt Zoletic, la Cour reprend l’enseignement de S.M. et confirme que la traite des êtres humains relève du champ d’application de l’article 4 de la Convention pris dans son ensemble, eu égard au fait que « le phénomène mondial de la traite des êtres humains est contraire à l’esprit et au but de l’article 4 de la Convention et relève ainsi des garanties apportées par cette disposition » (Zoletic, §§ 153-154).

S’il est désormais bien établi que la traite des êtres humains est couverte par l’article 4 de la Convention, l’articulation entre la traite et les termes repris expressément à cet article restait jusqu’à présent abscons. L’arrêt S.M. c. Croatie est peu clair à cet égard. D’une part, la Cour y précise que la traite est couverte par l’article 4 sans préciser comment elle interagit avec l’esclavage, la servitude et le travail obligatoire ou forcé. D’autre part, elle souligne que l’exploitation de la prostitution relève du travail forcé ou obligatoire « indépendamment (nous soulignons) de la question de savoir si [elle] se produi[t] ou non dans le contexte spécifique de la traite des êtres humains » (S. M. c. Croatie (Grande Chambre), §§ 299-300). Dans l’arrêt Zoletic, la Cour donne l’illusion d’aller un cran plus loin puisqu’après avoir rappelé que la traite « falls within the scope of Article 4 taken as a whole (nous soulignons) », elle précise que « the concept of human trafficking for the purpose of forced or compulsory labour falls within the scope of Article 4 § 2 of the Convention » (§ 154). Cette conclusion relève toutefois davantage de la pétition de principe que de la clarification. La Cour se limite à affirmer que la traite dans le but du travail forcé relève du travail forcé au sens de la Convention, sans préciser ce que recouvre une telle notion dans le contexte particulier de la traite d’êtres humains. En revoyant d’un concept à un autre sans les définir, la Cour reste dans raisonnement circulaire, qui ne permet pas de comprendre précisément l’étendue d’une interdiction fondamentale. Or, comme le soulignait Vladislava Stoyanova dans son commentaire de l’arrêt S.M. c. Croatie, « human trafficking might be comparable with slavery, servitude and force labour (…) however, there is no convergence ». La question de la relation précise entre la traite et les concepts expressément repris à l’article 4, déjà soulevée dans le cadre de l’affaire S.M. c. Croatie, nous parait donc irrésolue à ce jour.

Dans son commentaire de l’arrêt Zoletic, John Trajer estime que la Cour parvient à réduire le fossé d’interprétation entre les concepts de traite et de travail forcé. Nous ne partageons pas cette analyse. Au paragraphe 167 de sa décision, la Cour identifie une série de circonstances (notamment, la vulnérabilité des travailleurs en raison de leur qualité de migrant ; le fait que leur consentement pour travailler dans ces conditions a été initialement vicié – voir à cet égard Chowdury c. Grèce, §§ 96-97) permettant de conclure que les ouvriers de SerbAz avaient été soumis à du travail forcé au sens de l’article 4 § 2. Alors que cette seule conclusion devrait suffire à fonder l’analyse subséquente des obligations positives de l’Etat, la Cour ajoute au paragraphe suivant que ces travailleurs ont aussi été victimes de la traite. S’agissant en particulier du critère du but, la Cour estime que « the conclusion reached in paragraph 167 above discloses also the potential purpose of exploitation in the form of forced labour » (§ 168), retombant dans un argument tautologique.

Les critiques émises ci-dessus à l’encontre de l’approche définitionnelle de l’article 4 véhiculée dans l’arrêt Zoletic se cristallisent dans le paragraphe 169 : « the applicants have demonstrated the existence of an « arguable claim » that they had been subjected to cross-border human trafficking and (nous soulignons) to forced or compulsory labour on the territory of Azerbaijan ». D’une part, pourquoi se donner la peine d’analyser la situation au regard de la traite après avoir déjà conclu qu’elle relevait du travail forcé et que l’article 4 § 2 était donc applicable ? D’autre part, les notions de traite et de travail forcé sont encore ici présentées comme bien distinctes alors que la Cour avait précisément souligné que la traite dans le but du travail forcé relevait du travail forcé au sens de l’article 4 § 2 (voir §§ 153-154). A nouveau, la confusion est totale.

Au demeurant, est-il véritablement besoin d’inclure expressément le concept de traite dans le champ d’application de l’article 4, « when this provision might already have the concepts to cover relevant abuses » ? Opérer cet élargissement sémantique tout en laissant un tel degré d’imprécision risque de mener à un glissement conceptuel dans le champ d’application de l’article 4, qui s’identifierait alors exactement à la notion de traite des êtres humains. Or, la définition internationale exige la réunion de trois critères bien précis (« actions », « means » et « purpose »), et la jurisprudence strasbourgeoise ne reconnait comme relevant de la traite que les situations qui répondent aux trois conditions au sens de la définition internationale (S.M. c. Croatie, §§ 289-290, 296-297 et 303 ; Zoletic, § 155). Le problème endémique de la traite d’êtres humains à grande échelle occupe une place de plus en plus importante dans l’appréciation de l’application de l’article 4, et il serait malvenu que la juridiction strasbourgeoise ne devienne « aveuglée » par ce crime au détriment d’autres situations d’exploitations graves qui mériteraient d’être sanctionnées à la lumière de l’article 4 de la Convention mais qui ne correspondraient pas aux conditions d’application de la définition internationale de la traite.

Dans une opinion divergente au premier arrêt S.M. c. Croatie du 19 juillet 2018, le juge Koslesko soulignait que « the new, significant development in the scope of Article 4 is introduced without any real analysis, without proper discussion or explanation, and without clarity and openness » (§ 36), et appelait la Cour à davantage de clarté, notamment s’agissant des situations d’exploitation de la prostitution. Il nous semble que l’arrêt Zoletic, en se contentant de réaffirmer les principes énoncés dans l’arrêt S.M., ne fait que mettre ce problème définitionnel sous cloche et perpétuer la confusion.

 

2. La vulnérabilité particulière des travailleurs migrants

Dans son rapport Protecting migrant workers from exploitation in the EU, publié en 2019, l’Agence européenne des droits fondamentaux (FRA) posait tout le problème des travailleurs migrants dans les termes suivants : « they endured these conditions out of fear that if they left they would lose the wages owed to them or in the case of migrants in an irregular situation, because the employer threatened to report them to authorities (FRA, 2019, p. 11). Lorsque des migrants sont désespérément à la recherche d’un emploi (au-delà de la nécessité de subvenir aux besoins de leur famille, ils doivent généralement également rembourser les importantes dettes qu’ils ont contractées pour leur voyage - FRA, 2019, p. 13) et sont en outre précarisés par l’irrégularité de leur situation administrative, ils ne sont pas en position de négocier des conditions de travail dignes face à des employeurs sans merci. Les travailleurs migrants sont ainsi une catégorie de travailleurs particulièrement vulnérable et exposée aux abus et aux risques d’exploitation et de traite.

Ceci correspond exactement au vécu des travailleurs de SerbAz, et a été mis en évidence dans les rapports du Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) du Conseil de l’Europe (§ 118 de l’arrêt commenté), de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) du Conseil de l’Europe (§ 119) et de l’Organisation internationale du travail (§ 120). Le rapport de GRETA explique en quoi les règles azéries, en tout cas telles qu’elles étaient en vigueur à l’époque, favorisent cette vulnérabilité : « cette situation peut s’expliquer par l’existence de quotas très stricts s’appliquant aux permis de travail pour les étrangers, par le coût élevé de ces permis et par le délai d’attente pour leur obtention ou leur renouvellement. Le fait que la durée du permis de travail est limitée à un an et que l’employeur doit payer 1 000 AZN (environ 1 000 euros) à l’État pour obtenir le permis la première année et chaque année suivante semble encourager le travail illégal et accroître la vulnérabilité des travailleurs migrants » (§ 106). Quant à l’ECRI, bien qu’ils estiment que « the system put in place has the merits of being clear and of making employers fully responsible for their acts » (§ 77 du rapport, reproduit au § 31 de l’arrêt Zoletic), ils relèvent également qu’il existe de sérieux problèmes de mise en œuvre.

Or, alors que la Cour elle-même met le doigt sur cette vulnérabilité renforcée des travailleurs migrants en soulignant que SerbAz « abused their alien status (nous soulignons), their lack of knowledge of the local language and their dependence on Serbaz in order to exploit them for labour » (§ 62 - voir également § 166) et reprend dans son arrêt les passages des rapports précités, elle ne s’engage pas dans l’analyse du cadre légal et réglementaire et de son effectivité. Elle se limite en effet à considérer que le cadre juridique répond aux exigences de l’article 4 (§ 192), et se concentre sur les obligations procédurales de l’Etat (§§ 132 et 192). Toutefois, il ressort des éléments exposés ci-dessus que le cadre juridique azéri - ou à tout le moins sa mise en œuvre – pose problème. Certes, comme le souligne la Cour, le droit azéri pénalise la traite et le travail forcé, mais d’autres réglementations (notamment, en matière d’emploi et d’accès au territoire) permettent que de tels phénomènes se développent. Ce constat est encore renforcé par les deux circonstances suivantes (que la Cour a d’ailleurs mentionnées dans son analyse) :

  • Les démarches d’obtention des permis de travail relèvent de la compétence exclusive des employeurs (§ 77 du rapport ECRI, reproduit au § 119 de l’arrêt commenté) ;
  • Les autorités azéries ont tendance à considérer les situations pouvant relever de la traite comme de simples litiges salariaux entre employeurs et employés (§ 195 ; GRETA, § 162).

Face à un cadre juridique qui paraît répondre aux exigences de la Convention mais qui, en pratique, donne lieu à de nombreux abus, l’on s’étonne que la Cour ne se soit pas engagée dans une analyse plus poussée des raisons structurelles qui laissent le champ libre à des employeurs comme SerbAz. La Cour s’explique par le fait qu’elle « need not examine the domestic legal framework further since the applicants did not complain specifically in that respect » (§ 192, in fine). Néanmoins, il nous semble qu’elle aurait pu, comme elle l’a fait afin d’examiner si l’Azerbaïdjan avait ou non manqué à son obligation procédurale (§128), étendre sa saisine à la question de l’appréciation de l’effectivité du cadre juridique (qui est intrinsèquement liée à celle des obligations procédurales) en vertu du principe jura novit curia. Selon ce principe, « maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. En vertu de ce principe, elle a par exemple examiné d’office plus d’un grief sous l’angle d’un article ou d’un paragraphe que n’avaient pas invoqué les parties » (Serife Yigit c. Turquie, § 52 ; Molla Sali c. Grèce, § 85). Lorsque la Cour souligne que les demandeurs « did not make any specific arguments concerning any alleged shortcomings of the legislative and administrative network that was in place in the respondent State at the material time » (§ 132), elle semble perdre de vue que « un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués » (Scoppola c. Italie, § 54). Or, la critique plus générale adressée au système juridique azéri nous semble contenue, en filigranes, dans les faits qui sont dénoncés à la Cour - puisque c’est précisément ce contexte administratif qui a permis, à la base, à SerbAz de recruter des ouvriers de manière abusive. La Cour aurait pu, dès lors, techniquement, examiner si l’ordre juridique azéri, pris dans son ensemble ne permet pas la réalisation de situations contraires à l’article 4 de la Convention.  

Plutôt que de s’en tenir à taper sur les doigts de l’Azerbaïdjan pour son absence de réactivité, la Cour aurait pu saisir l’opportunité de cet arrêt - qui porte sur un problème endémique dans le pays et la région – pour lui reprocher son manque d’anticipation et appeler l’Etat à modifier les règles administratives qui impactent de manière disproportionnée les travailleurs migrants, notamment en matière de déportation immédiate de travailleurs sans papiers (cf. § 78 du rapport de l’ECRI reproduit au § 119 de l’arrêt) et en matière de recours devant les juridictions du travail (voir à cet égard FRA, 2019, p. 15).

 

3. Conclusion

Malgré les nombreux appels à l’aide émanant d’associations et des travailleurs eux-mêmes, les autorités azéries ont complètement – et de façon coupable – fermé les yeux sur les agissements de SerbAz. La violation par l’Azerbaïdjan de son obligation de mener une enquête effective était tellement évidente qu’une condamnation par la Cour européenne ne faisait aucun doute. Face à des manquements procéduraux tellement manifestes, la Cour semble avoir choisi la voie de la prudence en suivant exactement le raisonnement qu’elle avait tenu dans S.M. c. Croatie, alors qu’elle aurait pu se saisir de cette affaire pour développer une analyse plus fine de l’application pratique de l’article 4 de la Convention.

D’une part, l’arrêt Zoletic ne permet pas de mieux comprendre l’articulation précise entre le concept de traite des êtres humains et les notions d’esclavage, servitude, et travail forcé ou obligatoire. L’arrêt S.M. c. Croatie, et Zoletic dans sa foulée, perpétuent une confusion inutile, dans la mesure où les concepts repris expressément à l’article 4 permettent déjà d’appréhender les situations qui relèvent de la traite.

D’autre part, la Cour adopte une approche réactive plutôt qu’anticipative, et de ce fait, ne véhicule aucun enseignement qui permettrait de traiter le problème de l’exploitation des travailleurs migrants à la source. Certes, l’inaction de l’Etat azéri était tellement évidente que c’est bien le volet procédural des obligations positives qui devait être examiné en premier lieu. Néanmoins, on aurait pu attendre de la Cour qu’elle aille un cran plus loin et qu’elle tienne davantage compte de ce qui, au-delà des conditions inhumaines dans lesquelles les ouvriers de SerbAz avaient travaillé en particulier, permettait qu’un tel problème soit récurrent. A la lumière des différents rapports d’ONG et d’organisations internationales cités par la Cour dans sa décision, il ne semble pas que le cadre juridique azéri, tel qu’il était en vigueur à l’époque, ait été en adéquation avec la vulnérabilité de cette catégorie particulière de travailleurs. Le fait que l’ILO ait relevé, en 2010, qu’après le départ des 700 bosniaques, serbes et macédoniens, « SerbAz later took 50 workers from Bulgaria to Azerbaijan and recruited workers from Bosnia and Herzegovina to work in Russia » en est la preuve la plus manifeste.

 

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D. H., 7 octobre 2021, Zoletic and others v. Azerbaijan, req. no. 2011612.

Jurisprudence :

Cour eur. D. H., 26 juillet 2005, Siliadin c. France, req. no. 73316/01 ;

Cour eur. D. H., 17 septembre 2009, Scoppola c. Italie (n° 2), req. no. 10249/03 ;

Cour eur. D. H., 10 mai 2010, Rantsev c. Chypre et Russie, req. no. 25965/04 ;

Cour eur. D. H., 2 novembre 2010, Serife Yigit c. Turquie, req. no. 3976/05 ;

Cour eur. D. H., 30 mars 2017, Chowdury et autres c. Grèce, req. no. 21884/15 ;

Cour eur. D. H., 19 juillet 2018, S.M. c. Croatie, req. no. 60561/14 ;

Cour eur. D. H., 19 juillet 2018, S.M. c. Croatie, opinion dissidente du Juge Koskelo ;

Cour eur. D. H., 18 juin 2020, Molla Sali c. Grèce, req. no. 20452/14 ;

Cour eur. D. H., 25 juin 2020, S. M. c. Croatie, req. 60561/1 ; 

Cour eur. D. H., Guide sur l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme, mis à jour le 30 avril 2020.

Rapports :

European Union Agency for Fundamental Rights, Severe labour exploitation : workers moving within or into the European Union. States’ obligations and victims’ rights, 2015.

European Union Agency for Fundamental Rights, Protecting migrant workers from exploitation in the EU : workers’ perspective, 2019.

Doctrine :  

Stoyanova, V., « The Grand Chamber Judgment in S.M. v Croatia : Human Trafficking, Prostitution and the Definitional Scope of Article 4 ECHR », Strasbourg Observers, 3 juillet 2020.

Trajer, J., « Hidden in Plain Sight : Failure to Investigate Allegations of Abuse on Public Construction Projects in Zoletic and Others v. Azerbaijan », Strasbourg Observers, 18 novembre 2021.

Pour citer cette note : M. de Nanteuil, « Exploitation de travailleurs migrants : la politique de l’autruche sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme », Cahiers de l’EDEM, novembre 2021.

 

Publié le 30 novembre 2021