L’expulsion d’une personne réfugiée à l’aune du pluralisme juridique : entre volonté d’autonomisation et solutions paradoxales.
Asile – Révocation du statut de réfugié – Qualité de réfugié – Protection de l’ordre public – Article 3 CEDH – Dimension procédurale – Pluralisme juridique – Violation
La Cour européenne des droits de l’homme condamne la France pour avoir autorisé le retour d’un ressortissant russe d’origine tchétchène auquel elle avait accordé le statut de réfugié, avant de le révoquer pour des motifs de sécurité nationale. La Cour juge que les autorités françaises n’ont pas suffisamment évalué les risques encourus par le requérant en cas d’expulsion compte tenu de sa qualité de réfugié et de son appartenance à un groupe ciblé.
Jean-Baptiste Farcy
A. Faits et décision de la Cour
Le 15 avril 2021, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour ») pour avoir autorisé l’expulsion d’une personne reconnue réfugiée. La Cour pointe l’absence d’une appréciation préalable de la réalité et de l’actualité du risque que le requérant allègue en cas de mise à exécution de la mesure d’éloignement.
L’affaire concerne un ressortissant russe d’origine tchéchène arrivé en France en 2011 en tant que mineur et y ayant obtenu le statut de réfugié. En raison d’une condamnation en France pour des faits de terrorisme, le requérant ayant notamment séjourné en Syrie, ce dernier a vu son statut de réfugié être révoqué en juin 2016 au motif que sa présence en France constituait une menace grave pour la société. Une mesure d’expulsion à destination de la Russie fut ensuite prise à son encontre.
N’ayant obtenu gain de cause devant les juridictions françaises, le requérant a saisi la Cour européenne des droits de l’homme au motif que son renvoi vers la Russie constituerait une violation des articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui consacrent, respectivement, le droit à la vie et l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants. Selon le requérant, les menaces dont il faisait l’objet avant sa fuite n’ont pas pris fin avec son départ.
La question qui se posait à la Cour était de savoir si la France peut expulser une personne réfugiée à la suite d’une condamnation pénale pour des faits de terrorisme.
B. Éclairage
L’arrêt commenté est intéressant en ce qu’il témoigne de la pluralité des normes relatives à l’éloignement d’une personne réfugiée pour des motifs liés à la sécurité nationale et à la protection de l’ordre public (i). Si la décision n’est pas nécessairement critiquable sur le plan des principes juridiques, la solution découlant de ce pluralisme juridique peut conduire à des situations paradoxales (ii).
1. L’éloignement des réfugiés face au pluralisme juridique
L’arrêt commenté est, tout d’abord, intéressant en ce qu’il articule le droit de la Convention européenne des droits de l’homme, le droit européen de l’asile et le droit international des réfugiés, à savoir la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés.
Au préalable, il y a lieu de rappeler que la protection offerte par la Convention de Genève n’est pas ouverte à tous. La Convention contient effectivement des causes d’exclusion du statut de réfugié. Adoptée au lendemain de la seconde guerre mondiale et des atrocités du nazisme, la volonté des États signataires était de priver du bénéfice de cette Convention les personnes dont il y a « des raisons sérieuses de penser » qu’elles ont commis dans leur pays d’origine, soit un crime grave de droit commun, soit un crime contre l’humanité ou des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies (article 1er, F., de la Convention).
De telles causes d’exclusion visent à éviter que la protection des réfugiés ne permette aux auteurs de certains crimes graves d’échapper à leur responsabilité pénale. Sont notamment visées les personnes ayant commis des actes de génocide ou de terrorisme avant de se rendre dans un pays tiers et d’y demander une protection internationale.
En l’espèce, la situation est cependant autre. Le requérant a été condamné en France pour des faits de terrorisme après y avoir obtenu le statut de réfugié. La situation d’un réfugié représentant une menace pour la société du pays d’accueil en raison d’une condamnation pénale pour des faits graves relève, au sein de la Convention de Genève, de l’exception au principe de non-refoulement. La Convention autorise effectivement un pays d’accueil à expulser un réfugié dont on a « des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays » (article 33, alinéa 2). En l’espèce, la Convention de Genève autorise donc la France à refouler le requérant vers la Russie.
Néanmoins, en raison de la pluralité des normes applicables, la situation d’une personne réfugiée en France et ayant commis des faits de terrorisme doit également être appréciée au regard du droit de l’Union européenne. Conformément à la directive dite « qualification » (directive 2011/95/UE), le statut de réfugié peut être révoqué lorsque la personne bénéficiaire de ce statut représente une menace pour la sécurité de l’État membre d’accueil (article 14, §4). En cela, le droit européen prévoit une cause d’exclusion supplémentaire à la Convention de Genève, pourtant censée être exhaustive sur ce point.
Cette différence a été avalisée par la Grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt récent datant du 14 mai 2019 (M. et X., X., aff. jointes C-391/16, C-77/17 et C-78/17). La Cour de justice autorise ainsi les États européens à retirer le statut de réfugié à une personne condamnée pour des faits de terrorisme, comme ce fut le cas dans l’affaire commentée. Le résultat est une autonomisation du droit européen de l’asile qui n’est pas nécessairement plus protecteur que la Convention de Genève[1].
Dans l’affaire commentée, la question se posait alors de savoir si l’éloignement du requérant vers la Russie est conforme aux droits fondamentaux tels que protégés par la Convention européenne des droits de l’homme et interprétés par la Cour. Cette dernière rappelle sa jurisprudence relative à l’article 3 de la Convention prohibant les traitements inhumains et dégradants :
« Pour qu’un éloignement forcé envisagé soit contraire à la Convention, la condition nécessaire – et suffisante – est que le risque pour la personne concernée de subir dans le pays de destination des traitements interdits par l’article 3 soit réel et fondé sur des motifs sérieux et avérés, même lorsqu’elle est considérée comme présentant une menace pour la sécurité nationale pour l’État contractant » (§119).
Dès lors que la protection de l’article 3 est absolue, elle ne souffre d’aucune exception ou dérogation. Autrement dit, elle est indépendante du comportement de son bénéficiaire. De ce fait, la protection contre les traitements inhumains ou dégradants vaut également pour les personnes condamnées pour des faits de terrorisme. De fait, nul ne peut être expulsé vers un pays tiers où il existe un risque réel qu’il ou elle subisse des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.
L’interdiction relative du refoulement au sein de la Convention de Genève est ainsi complétée par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui consacre une protection absolue contre les traitements inhumains et dégradants[2].
En l’espèce, la Cour arrive à un verdict de violation de l’article 3 de la Convention car les autorités françaises n’ont pas suffisamment veillé au fait que le requérant, malgré la révocation de son statut de réfugié, conserve la qualité de réfugié. En raison de l’effet déclaratif, et non pas constitutif, du statut de réfugié, une personne qui craint avec raison d’être persécutée dans son pays d’origine pour l’un des cinq motifs repris dans la Convention de Genève (race, religion, nationalité, opinions politiques, appartenance à un groupe social) dispose, de ce seul fait, de la qualité de réfugié. Autrement dit, la qualité de réfugié, qui résulte d’une crainte de persécution, ne dépend pas d’une reconnaissance formelle consacrée par r l’octroi du statut de réfugié.
De ce fait, avant d’expulser une personne réfugiée, les autorités étatiques sont tenues de vérifier si la crainte de persécution ayant auparavant justifié l’octroi du statut de réfugié subsiste et s’oppose à l’éloignement de cette personne.
Or, en l’espèce, les autorités françaises n’ont pas évalué les risques que le requérant allègue encourir en cas d’éloignement vers la Russie. La Cour en conclut à une violation de l’article 3 de la Convention en son volet procédural pour défaut d’évaluation de ce risque.
Cela ne signifie pas que la France ne pourra pas à l’avenir procéder à l’éloignement du requérant. Seulement, la France doit dès aujourd’hui mettre en place des garanties procédurales renforcées afin de s’assurer qu’il n’existe pas de motifs sérieux et avérés de croire que le requérant court un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants lors de son retour. De cette vérification dépend la possibilité d’éloigner le requérant.
Cet arrêt ne signifie donc pas qu’un réfugié ayant été condamné pour des faits de terrorisme ne peut jamais faire l’objet d’une mesure d’éloignement. La Cour européenne des droits de l’homme veille cependant à ce que des garanties procédurales suffisantes soient en place et que les États évaluent proprement les risques qu’encourent les individus en cas d’éloignement.
2. Un pluralisme juridique source d’incohérences
Si la solution retenue par la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas en soi critiquable sur le plan des principes juridiques, elle pose néanmoins question en ce qu’elle a pour effet de contribuer à la prolifération d’une population reléguée dans les limbes juridiques, c’est-à-dire des étrangers se trouvant en séjour irrégulier sans qu’il ne soit possible de procéder à leur éloignement effectif.
Il revient effectivement aux États membres de combler ce vide juridique et le droit européen ne leur impose pas d’obligation de régulariser le séjour d’étrangers dont le retour est temporairement interdit[3]. En cas d’impossibilité de retour, les États européens sont uniquement contraints de tolérer de facto la présence des personnes concernées. En pratique, lorsque l’éloignement d’un réfugié condamné pour des faits de terrorisme n’est pas possible en raison du risque de traitements inhumains ou dégradants dans son pays d’origine, cette personne sera le plus souvent dépourvue de titre de séjour dans le pays d’accueil, comme c’est le cas en Belgique.
Pour rappel, c’est afin de garantir la sécurité nationale et l’ordre public que le droit européen autorise les États membres à procéder au retrait du statut de réfugié d’une personne condamnée pour des faits de terrorisme. Or, en cas d’impossibilité de procéder à son éloignement sur le fondement de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, on ne peut que constater que l’objectif n’est pas atteint. Au contraire, la sécurité nationale est menacée par l’existence d’individus vivant dans l’ombre du droit, et le dénuement matériel et juridique de la personne étrangère ne facilitera pas sa « réintégration » sociale.
C. Pour aller plus loin
Pour lire l’arrêt : Cour eur. D.H., K.I. c. France, 15 avril 2021, req. n° 5560/19.
- Farcy J.-B., « Sécurité nationale et exclusion du statut de protection internationale : vers une autonomie croissante du droit européen ? », Cahiers de l’EDEM, juin 2019.
- Farcy J.-B., « Unremovability under the Return Directive: An Empty Protection?”, in M. Moraru, G. Cornelisse et Ph. De Bruycker (dir.), Law and Judicial Dialogue on the Return of Irregular Migrants from the European Union, Hart, 2020, pp. 437-453.
- Macq Ch., « L’ordre public et la sécurité nationale comme instruments de contrôle étatique en matière migratoire : quelles limites la jurisprudence européenne fixe-t-elle à l’exercice de ces prérogatives étatiques ? », Rev. trim. D. H., 2020, n°123, pp. 640-684.
Pour citer ce commentaire : J.-B. Farcy, « L’expulsion d’une personne réfugiée à l’aune du pluralisme juridique : entre volonté d’autonomisation et solutions paradoxales », Cahiers de l’EDEM, mai 2021.
[1] Pour un commentaire de cet arrêt : J.-B. Farcy, « Sécurité nationale et exclusion du statut de protection internationale : vers une autonomie croissante du droit européen ? », Cahiers de l’EDEM, juin 2019.
[2] J.-Y. Carlier et L. Leboeuf, « Chronique – Droit européen des migrations », Journal de droit européen, 2020, p. 139.