Cour eur. D.H., 3 novembre 2022, Sanchez-Sanchez c. Royaume-Uni, req. n° 22854/20

Louvain-La-Neuve

L’universalité de l’interprétation de l’article 3 CEDH écartée dans le contexte de l’extradition en cas de risque de peine de perpétuité.

Extradition – Non-refoulement – Article 3 CEDH – Universalité – Peine de perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle.

Dans son arrêt de grande chambre Sanchez Sanchez c. Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l’homme opère un revirement de jurisprudence en écartant son arrêt Trabelsi c. Belgique. Elle décide que les garanties procédurales qui doivent prévaloir dans le contexte interne en cas de prononcé d’une peine d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle ne s’appliquent pas dans le contexte de l’extradition. La Cour adopte une approche modulée en deux étapes : dans un premier temps, il faut établir si le requérant a produit des éléments susceptibles de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que son extradition l’exposerait à un risque réel de se voir infliger la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Dans un second temps, il faut vérifier, dès le prononcé de la peine, s’il existe un mécanisme de réexamen permettant aux autorités nationales d’examiner les progrès accomplis par le détenu sur le chemin de l’amendement ou n’importe quel autre motif d’élargissement fondé sur son comportement ou sur d’autres éléments pertinents tirés de sa situation personnelle. Par là, la Cour opère une distinction dans l’application de l’article 3 CEDH entre le contexte interne et le contexte de l’extradition et écarte ainsi l’universalité de son interprétation.

Eugénie Delval

A. Arrêt

1. Les faits

Le requérant, M. Sanchez-Sanchez, a été arrêté au Royaume-Uni le 19 avril 2018 à la demande des États-Unis. Il était soupçonné d’avoir codirigé une organisation de trafiquants de stupéfiants basée au Mexique, au sein de laquelle il aurait été chargé de superviser et gérer les activités de complices présents aux États-Unis. Les quatre chefs d’accusation retenus par la demande américaine d’extradition comportaient chacun une peine maximale de prison à vie. Devant les juridictions nationales anglaises, le requérant a tenté, en vain, de contester son extradition vers les États-Unis en alléguant que celle-ci serait contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, « CEDH »). Il invoquait que, s’il venait à être reconnu coupable des chefs d’accusation retenus contre lui, il encourrait une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. En première instance, la juge de district précisa que le processus américain de fixation de la peine conférait un pouvoir discrétionnaire au juge chargé de cette tâche et qu’il n’était pas possible de déterminer quelle peine serait imposée au requérant s’il était jugé coupable. Toutefois, bien qu’il existait une possibilité réelle que ce dernier soit condamné à la réclusion à perpétuité, la juge estima qu’une telle peine n’était pas nettement disproportionnée et ne serait pas incompressible puisque le requérant pourrait solliciter une grâce présidentielle ou une libération pour motifs d’humanité. Ainsi, la juge de district conclut que le requérant n’avait pas démontré que la peine qui lui serait vraisemblablement infligée s’il était jugé coupable l’exposerait à un risque réel de violation de ses droits découlant de la Convention.

Le requérant forma un recours devant la High Court qui considéra également que l’extradition de M. Sanchez-Sanchez n’emporterait pas violation de l’article 3 CEDH. En particulier, la High Court considéra que, en matière d’extradition, l’article 3 s’appliquait sous une forme modifiée qui tenait compte de l’opportunité de procéder à l’extradition. En outre, comme la juge de district, la High Court s’est dite convaincue que la peine de réclusion à perpétuité ne serait pas incompressible au vu des mécanismes permettant la réduction des peines précitées existant dans le système américain. Le requérant saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, la « Cour ») d’une requête contre le Royaume-Uni en date du 11 juin 2020, invoquant que son extradition vers les États-Unis serait contraire à l’article 3 CEDH. En particulier, en se basant sur plusieurs rapports et statistiques quant au système d’imposition des peines aux États-Unis, le requérant soulignait que s’il était jugé coupable, il serait effectivement exposé à un risque réel de se voir infliger une peine de perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle aux États-Unis, au vu de l’accusation portée à son encontre (trafic de stupéfiants et organisation criminelle). En outre, le requérant soutenait que le système fédéral américain ne remplissait pas toute une série de garanties procédurales, notamment l’exigence selon laquelle le type de réexamen de la peine de perpétuité doit être connu par le détenu dès le prononcé de la peine. De son côté, le gouvernement anglais invoquait deux éléments : d’une part, que le niveau minimum de gravité requis pour déclencher l’application de l’article 3 pourrait ne pas être le même dans une affaire d’extradition contrairement à un contexte interne (§ 74), alléguant par là un argument de relativité. D’autre part, que l’interdiction d’extradition au regard de l’article 3 dès lors que l’intéressé risque une peine de perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle « accorderait une immunité effective aux criminels transnationaux dangereux et saperait les efforts internationaux en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et d’autres activités criminelles particulièrement graves » (§ 75). Le gouvernement anglais soulignait finalement qu’il n’était pas certain que M. Sanchez-Sanchez soit condamné à une peine de perpétuité et qu’à considérer qu’il le soit, une telle peine d’emprisonnement à vie ne serait pas incompressible eu égard au mécanisme américain de libération pour motifs d’humanité (§§ 76-77).

2. Décision de la Cour

Dans son arrêt Sanchez-Sanchez c. Royaume-Uni, la Cour commence par rappeler les principes généraux et sa jurisprudence antérieure en matière de peines de prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle sous l’angle de l’article 3 CEDH, en procédant à une nette distinction entre le contexte interne et le contexte de l’extradition.

En ce qui concerne le contexte interne, la Cour rappelle dans un premier temps que si une peine de perpétuité n’est pas en soi prohibée par l’article 3, une question sous l’angle de ce même article peut toutefois être soulevée lorsqu’une telle peine est « incompressible ». La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure à cet égard. Dans un premier temps, la Cour estimait que la question était de savoir si un détenu avait des chances d’être libéré. Il suffisait à cette fin qu’une peine perpétuelle soit de jure et de facto compressible (Kafkaris c. Chypre, §§ 97-98, 103 ; Iorgov c. Bulgarie (no 2), §§ 51-60). La Cour était toutefois revenue sur cette question dans l’affaire Vinter et autres c. Royaume-Uni, en décidant qu’une peine de perpétuité est contraire à l’article 3 si elle est effectivement incompressible (Vinter et autres c. Royaume-Uni, § 107). Dans cet arrêt, la Cour mettait cette fois l’accent non plus sur la compressibilité en tant que telle mais bien sur l’existence d’un réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention (Vinter et autres c. Royaume-Uni, § 119). Dès lors, là où le droit national ne prévoit pas la possibilité d’un tel réexamen, une peine de perpétuité réelle méconnaît les exigences découlant de l’article 3 de la Convention (Vinter et autres c. Royaume-Uni, § 121). Quant aux garanties procédurales que doit comporter un tel réexamen, la Cour a précisé que l’examen doit non seulement généralement intervenir dans un délai de 25 ans maximum après l’imposition de la peine, puis de manière périodique (Vinter et autres c. Royaume-Uni, § 120), mais surtout que le détenu condamné à une peine de perpétuité doit savoir, dès le moment de l’imposition de la peine, « ce qu’il doit faire pour que sa libération soit envisagée et ce que sont les conditions applicables […] ainsi que le moment où le réexamen de sa peine aura lieu » (Vinter et autres c. Royaume-Uni, § 122). Finalement, dans un arrêt ultérieur Murray c. Pays-Bas, la Cour a étoffé les garanties qui s’imposent dans le contexte interne afin d’assurer l’effectivité du mécanisme de réexamen : appréciation concrète des informations pertinentes ; garanties procédurales adéquates ; motivation des décisions afin que le détenu sache ce qu’il doit faire pour que sa libération puisse être envisagée et à quelles conditions ainsi que garantie d’accès à un contrôle juridictionnel (Murray c. Pays-Bas, § 100).

Quant au contexte de l’extradition, la Cour commence par rappeler le principe de non-refoulement en vertu de l’article 3 : « l’extradition d’une personne par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3 de la Convention, et donc engager la responsabilité de l’État en cause, lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire que l’intéressé sera exposé dans l’État requérant à un risque réel d’être soumis à pareils mauvais traitements » (§ 84 – voy. Soering c. Royaume-Uni, § 88). Lorsque le risque supposé est l’imposition éventuelle d’une peine de perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, la Cour rappelle qu’avant l’arrêt Vinter, elle avait décidé qu’en matière d’extradition spécifiquement, une question se poserait sur le terrain de l’article 3 uniquement dans deux scénarios : soit s’il pouvait être démontré que le requérant courait un risque réel de se voir infliger une peine nettement disproportionnée dans l’État requérant, soit s’il pouvait être établi son maintien en détention ne pouvait plus se justifier par un quelconque motif légitime d’ordre pénologique, et que la peine perpétuelle serait incompressible de facto et de jure (Harkins et Edwards c. Royaume-Uni, §§ 134, 137-138). Par la suite, dans l’arrêt Trabelsi c. Belgique, la Cour a appliqué, au contexte de l’extradition, les critères tirés de son arrêt Vinter. Dans Trabelsi, la Cour conclut que l’extradition du requérant emporterait violation de l’article 3 au motif qu’aucune des procédures prévues aux États-Unis ne s’apparentait à un mécanisme de réexamen obligeant les autorités à rechercher, « sur la base de critères objectifs et préétablis dont le détenu aurait eu connaissance avec certitude au moment de l’imposition de la peine perpétuelle » si l’évolution de son comportement ne justifie plus son maintien en détention (Trabelsi c. Belgique, § 137). Dans l’arrêt commenté, la Cour revient précisément sur cette jurisprudence.

La Cour explique effectivement que si les critères tirés de Vinter ont été appliqués à un contexte d’extradition dans l’affaire Trabelsi, Vinter n’était cependant pas une affaire d’extradition et que « cette distinction est importante » (§ 91). Selon la Cour, « dans un contexte interne, la situation juridique d’un requérant, qui a déjà été jugé coupable et condamné, est connue. De plus, le système interne de réexamen de la peine est lui aussi connu, tant des autorités internes que de la Cour. Dans le contexte d’une extradition, en revanche, lorsque […] le requérant n’a pas encore été condamné, une appréciation complexe des risques s’impose, c’est-à-dire un pronostic a priori qui se caractérisera inévitablement par un degré d’incertitude très différent » (§ 92). À cet égard, la Cour explique que l’obligation matérielle des États de veiller à ce qu’aucune peine perpétuelle ne devienne avec le temps incompatible avec l’article 3 s’applique aussi au contexte de l’extradition, et qu’il en va de même des garanties procédurales énoncées dans l’arrêt Vinter. La Cour estime que « les garanties procédurales semblent se prêter davantage à un contexte purement interne plutôt qu’à un contexte d’extradition » au risque que la responsabilité qui pèserait sur les États contractants dans un contexte d’extradition serait interprétée de façon trop extensive (§ 93). Selon la Cour, les États contractants « ne peuvent pas être tenus pour responsables […] des défaillances du système d’un État tiers qui apparaîtraient si l’on appliquait l’intégralité des règles découlant de l’arrêt Vinter et autres » (§ 93). La Cour reconnait en outre « qu’imposer à un État contractant d’analyser le droit et la pratique pertinents d’un État tiers aux fins d’apprécier dans quelle mesure ce dernier respecterait ces garanties procédurales peut se révéler excessivement difficile pour les autorités nationales statuant sur les demandes d’extradition » (§ 93). Finalement, la Cour souligne que « dans le contexte de l’extradition, le constat d’une violation de l’article 3 aurait pour conséquence qu’une personne faisant l’objet d’accusations graves ne passera jamais en jugement, sauf si elle peut être poursuivie dans l’État requis ou si l’État requérant est à même de fournir les assurances nécessaires pour faciliter l’extradition » (§ 94). Pour ces raisons, la Cour décide qu’une approche modulée s’impose dans le contexte de l’extradition. Dans une telle affaire, la question n’est pas de savoir si, au moment de l’extradition du détenu, les peines de réclusion à perpétuité prononcées dans l’État requérant sont compatibles avec l’article 3, « à l’aune de toutes les règles applicables aux détenus condamnés à perpétuité dans les États contractants » (§ 97). Plutôt, il s’agit de retenir une analyse en deux étapes : dans un premier temps, établir si le requérant a produit des éléments susceptibles de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que son extradition et sa condamnation l’exposeraient à un risque réel de se voir infliger la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Dans un second temps, vérifier si dès le prononcé de la peine, il existe un mécanisme de réexamen permettant aux autorités nationales d’examiner les progrès accomplis par le détenu sur le chemin de l’amendement ou n’importe quel autre motif d’élargissement fondé sur son comportement ou sur d’autres éléments pertinents tirés de sa situation personnelle. Quant aux garanties procédurales « accordées aux détenus condamnés à perpétuité » (c’est-à-dire arrêts Vinter et Murray, énoncés ci-dessus), la Cour décide que la présence de celles-ci n’est pas une condition préalable indispensable au respect de l’article 3 dans le contexte de l’extradition (§§ 95-97). Puisque dans l’arrêt Trabelsi, la Cour n’a pas abordé préliminairement l’existence d’un risque réel que le requérant soit condamné à la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, mais a plutôt cherché à savoir si les critères énoncés dans Vinter étaient réunis, la Cour considère que l’approche adoptée dans Trabelsi doit être écartée (§ 98).

Dans l’affaire commentée, la Cour estime finalement que la première étape de cette approche modulée n’est pas remplie. Tenant compte d’un rapport émis par la Commission fédérale américaine concernant les peines de perpétuité, des statistiques quant aux prononcés de ces peines aux États-Unis, des lignes directrices fédérales américaines en matière de peines ainsi que des peines prononcées à l’égard de quatre co-conspirateurs de M. Sanchez-Sanchez, la Cour décide que le requérant n’a pas produit d’éléments susceptibles de démontrer que son extradition vers les États-Unis l’exposerait à un risque réel de traitement prohibé sous l’angle de l’article 3 CEDH (§§ 100-109). Il n’y aurait donc pas, selon la Cour, de violation de l’article 3 si le requérant était extradé.

B. Éclairage

1. Une impossible réconciliation entre les impératifs d’extradition et l’aspiration à l’universalité de la CEDH ?

Le principe de non-refoulement en matière d’extradition

Il est de jurisprudence constante que non seulement les États parties à la CEDH ne peuvent soumettre des personnes qui se trouvent sous leur juridiction à des traitements prohibés par l’article 3 CEDH (c’est-à-dire torture, peines ou traitements inhumains ou dégradants), mais qu’en outre, ils ne peuvent pas non plus renvoyer une personne vers un autre État s’il existe un risque réel que cette personne soit soumise à ces traitements. Il s’agit de l’obligation dite de non-refoulement. Si le principe de non-refoulement a été appliqué ensuite à d’autres formes de retour (par exemple, à l’interception en mer de migrants – Hirsi Jamaa et autres c. Italie), c’est dans le contexte de l’extradition que la Cour l’a déduit de l’article 3 pour la première fois, dans son arrêt Soering c. Royaume-Uni de 1989. L’affaire concernait l’extradition, demandée par les États-Unis au Royaume-Uni, d’un ressortissant allemand jugé pour meurtre, qui risquait la peine de mort en cas de renvoi aux États-Unis et qui s’exposait, par conséquent, au syndrome du couloir de la mort. La Cour avait décidé qu’une décision d’extrader une personne « peut soulever un problème au regard de l’article 3 […] lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on le livre à l’État requérant, y courra un risque réel d’être soumis à la torture, ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants » (§ 91). La Cour avait précisé qu’on ne peut dès lors éviter d’apprécier la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3. Au-delà du risque de la peine de mort, celui qu’une personne extradée soit condamnée à une peine de perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle a également soulevé des questions sous l’angle de l’article 3 CEDH. Ces questions se sont en effet davantage posées depuis l’entrée en vigueur de l’Extradition Act de 2003 au Royaume-Uni, lequel interdit toute extradition en cas de risque de peine de mort. En conséquence, un nombre plus important de peines à perpétuité a été prononcé aux États-Unis.

À la suite de la décision de la Cour dans l’arrêt Vinter (expliquée ci-dessus) qui concernait une condamnation à une peine à perpétuité dans un contexte interne, la question sous-jacente était celle de savoir si l’article 3 CEDH s’appliquait aux circonstances se trouvant en dehors de la juridiction d’un État contractant, dans un contexte d’extradition, de la même manière que dans un contexte interne. En d’autres termes, la question était celle de savoir si l’article 3 CEDH dispose d’une portée universelle ou plutôt relative. D’un côté, considérer que l’article 3 a une portée relative en matière d’extradition affaiblirait en quelque sorte l’essence même de l’obligation de non-refoulement qui implique qu’un État engage sa responsabilité sous l’angle de l’article 3 pour avoir, en connaissance de cause, exposé un individu à un risque de traitement interdit sous sa juridiction en le renvoyant dans un autre État. Comme le dit la Cour, « un État contractant se conduirait d’une manière incompatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention, ce “patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit” […], s’il remettait consciemment un fugitif à un autre État où il existe des motifs sérieux de penser qu’un danger de torture menace l’intéressé » (Soering, § 88). De la même manière, le Comité de droits de l’homme exprime en matière de non-refoulement qu’un État peut aussi être responsable des violations extraterritoriales du Pacte international relatif aux droits civils et politiques lorsque sa décision constitue un lien dans la chaîne causale qui a rendu possible de telles violations (Munaf c. Roumanie, § 14.2). Il serait trop facile pour un État lié par la CEDH de renvoyer une personne se trouvant sous sa juridiction vers un autre État en sachant qu’elle risque d’y subir des traitements interdits par la Convention sans engager sa responsabilité. D’un autre côté, adhérer à une seule et même conception de la protection sous l’angle de l’article 3, et dès lors considérer son application comme étant universelle, peut être défavorable à l’efficacité d’une justice criminelle transnationale et à la coopération internationale en matière criminelle en accordant de facto une immunité aux criminels transnationaux dangereux (Sanchez-Sanchez, § 94). Qui plus est, tandis que la Cour a développé au fil de sa jurisprudence des standards de protection des droits fondamentaux au sein du Conseil de l’Europe très élevés et contraignants vis-à-vis des États parties, une application universelle de l’article 3 dans le contexte de l’extradition risquerait in fine et de facto « de faire de la Convention un instrument régissant les actes d’un État tiers » ou « de prétendre exiger des États contractants qu’ils imposent des normes à pareil État » (Soering, § 86). Comme l’a souligné la juge Yudkivska dans son opinion concordante dans l’arrêt Trabelsi, « nous ne pouvons imposer à l’ensemble de la planète l’évolution des normes européennes et la notion européenne de réinsertion en tant que but clé de l’incarcération ».

L’universalité de l’article 3 CEDH mise à mal devant les juridictions anglaises

Ces questions se sont retrouvées au cœur d’un conflit jurisprudentiel entre les juridictions anglaises d’une part et la Cour d’autre part. Dans l’affaire R (Wellington) v. Secretary of State for the Home Department, portée devant la House of Lords en 2008, M. Wellington avait formé un recours contre son extradition aux États-Unis, soutenant que celle-ci emporterait violation de l’article 3 CEDH en ce qu’il courait un risque réel d’être soumis à une peine de perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. La House of Lords avait rejeté son recours, décidant que « l’opportunité de procéder à l’extradition est un facteur à retenir pour décider si la peine susceptible d’être infligée dans l’État requérant atteint le “niveau minimum de gravité” qui la rendrait inhumaine et dégradante. Une peine qui est considérée comme inhumaine et dégradante dans le contexte national ne le sera pas nécessairement lorsque le facteur d’extradition aura été pris en compte » (§ 24). Ainsi, la House of Lords avait soutenu qu’« une conception relativiste de la portée de l’article 3 […] paraît indispensable à la pérennité de l’institution de l’extradition » (§ 27). Vint ensuite l’arrêt de la Cour Babar Ahmad c. Royaume-Uni, en 2013, dans lequel la Cour semble également supporter une application relative de l’article 3 : « le caractère absolu de l’article 3 ne signifie pas que toute forme de mauvais traitement fera obstacle à l’éloignement d’un État contractant. […] la Convention n’a pas pour objet d’exiger des États contractants qu’ils imposent les normes de la Convention aux autres États […]. Cela étant, un traitement susceptible de violer l’article 3 en raison d’un acte ou d’une omission d’un État contractant pourrait ne pas atteindre le niveau minimal de gravité requis pour qu’il y ait violation de l’article 3 dans une affaire d’expulsion ou d’extradition » (§ 177). Finalement, et comme il a été expliqué ci-dessus, la Cour dans son arrêt Trabelsi en 2014 revient sur sa jurisprudence Babar Ahmad pour avancer une claire application universelle de l’article 3 en matière d’extradition en y appliquant les critères qu’elle avait énoncés dans un contexte interne dans l’affaire Vinter.

Toutefois, dans l’affaire R (Harkins) v. SSHD en 2014, la High Court anglaise refusa d’appliquer l’arrêt Trabelsi au contexte de l’extradition, considérant que la conclusion de la Cour selon laquelle les mécanismes de remise de peine existants aux États-Unis étaient insuffisants « était contraire à tout ce qu’avait dit la Cour auparavant au sujet de l’extradition et de l’article 3, et qu’elle n’était guère conciliable avec la conclusion que la Grande Chambre avait tirée dans l’arrêt Vinter et autres, selon laquelle la Cour n’a pas à dicter telle ou telle forme de réexamen » (§ 119). La High Court en conclut que l’arrêt Trabelsi n’avait pas étoffé les principes exposés dans l’arrêt Vinter et autres, sauf en ce qu’il était censé les transposer et les appliquer dans le domaine de l’extradition (§ 120). Ensuite, dans Hafeez v. United States en 2020, concernant un risque allégué de condamnation à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle en cas d’extradition, la High Court écarta à nouveau la jurisprudence Trabelsi. La High Court nota effectivement que dans Trabelsi, la Cour avait méconnu les principes de base énoncés dans Vinter, à savoir que le choix que fait l’État d’un régime de justice pénale, y compris le réexamen de la peine et les modalités de libération, échappe en principe au contrôle exercé par la Cour, pourvu que le système retenu ne méconnaisse pas les principes de la Convention. Elle conclut finalement que l’arrêt Trabelsi entend exprimer une opinion définitive sur la compatibilité de la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle aux États-Unis, en ne livrant toutefois à cette fin aucun raisonnement digne de ce nom. L’alignement que la Cour opère dans Trabelsi entre les affaires impliquant une violation de l’article 3 dans un contexte interne et les affaires d’extradition vers un État non contractant s’écarte, selon la High Court, de la jurisprudence constante de la Cour. Dès lors, la High Court décide plutôt de retenir le raisonnement énoncé par la Cour dans son arrêt Harkins et Edwards c. Royaume-Uni qui préconise uniquement de déterminer si la peine de perpétuité est incompressible. Or, la possibilité de libération pour motifs d’humanité ou la grâce ont poussé la High Court à considérer qu’il n’existait pas de risque de violation de l’article 3 en cas d’extradition.

C’est dans ce contexte de conflit entre l’universalité de l’article 3 et « l’opportunité de procéder à l’extradition » – laquelle implique une certaine relativité – qu’était attendu l’arrêt Sanchez-Sanchez. Dans son arrêt, la Cour distingue clairement la compatibilité d’une condamnation à une peine de perpétuité sous l’angle de l’article 3 CEDH dans le contexte interne (qui suit les garanties procédurales énoncées dans son arrêt Vinter) du contexte de l’extradition (qui suit une approche modulée ne vérifiant pas ces exigences procédurales). La Cour détache ainsi l’obligation substantielle de l’article 3 en cas de peine de perpétuité (c’est-à-dire l’existence d’un mécanisme de réexamen de la peine) de ses garanties procédurales corrélatives (c’est-à-dire en particulier l’exigence selon laquelle le détenu connaît, au moment du prononcé de la peine, ce qui est attendu de lui pour que sa libération puisse éventuellement être considérée), et décide que seule l’obligation substantielle s’applique en matière d’extradition. Or, les garanties procédurales existent précisément pour « prévenir les violations de l’interdiction qui frappe les peines inhumaines ou dégradantes » (Sanchez-Sanchez, § 93). En renversant l’interprétation universelle de l’article 3 consacrée dans Trabelsi, la Cour crée une sorte de hiérarchie de droits dans laquelle les citoyens européens sont mieux protégés que des citoyens non-UE, se trouvant toutefois sous la juridiction du même État. En réalité, tant la coopération criminelle entre États que la protection des droits fondamentaux, et particulièrement la protection de l’interdiction de la torture et d’autres formes de traitements inhumains dont le caractère fondamental est clairement reconnu dans la jurisprudence de la Cour (voy. par exemple Bouyid c. Belgique, § 81) poursuivent des objectifs essentiels mais conflictuels qui impliquent nécessairement des compromis. Ceci est particulièrement vrai à la lumière des différences considérables en matière de justice criminelle et de politiques pénologiques. Cela s’observe non seulement entre États contractants mais aussi vis-à-vis d’États non contractants, « amis partageant le même respect de la démocratie, de la justice et des voies légales » (Sanchez-Sanchez, § 75), tels que les États-Unis, pays vers lequel le nombre d’extraditions à partir du Royaume-Uni est très important sans qu’ils ne partagent pour autant les mêmes politiques pénologiques. Toutefois, la Cour dans l’arrêt commenté prend soin de rappeler le caractère absolu de l’interdiction posée par l’article 3 CEDH : « aucune distinction ne peut être opérée entre le niveau minimal de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 dans le contexte interne et le niveau minimal requis dans le contexte extraterritorial » (§ 99).

L’affaire Hafeez précédemment mentionnée dans ce commentaire est à présent pendante devant la Cour. Il reste encore à voir comment la Cour se prononcera sur cette affaire, même s’il apparaît presque certain que l’approche « modulée » énoncée dans Sanchez-Sanchez sera appliquée.

2. La contestation de la légitimité de la Cour au Royaume-Uni

Il convient également de souligner que l’arrêt Sanchez-Sanchez et le revirement de jurisprudence qui y est opéré par la Cour strasbourgeoise prennent place dans un contexte relativement politisé de l’extradition et de l’expulsion au Royaume-Uni, ainsi que dans un scepticisme grandissant à l’égard du contrôle supranational des droits fondamentaux exercé par la Cour. Le Human Rights Act de 1998 rend directement applicables les dispositions de la CEDH devant les tribunaux britanniques, et par là les oblige à prendre un compte les jugements rendus par la Cour. Toutefois, le degré de déférence judiciaire à l’égard de ces jugements a diminué ces dernières années. Dans un cas d’extradition vers les États-Unis par exemple, la High Court of Justiciary a précisé qu’elle était tenue de prendre en compte les décisions de la Cour « sauf s’il y a une raison valable de ne pas le faire » (Amnott v. US, § 25). En outre, alors que le parti conservateur anglais a depuis des années mené une campagne importante contre le Human Rights Act, ces derniers mois ont été particulièrement mouvementés. En juin 2022, la Cour a effectivement suspendu le transfert de demandeurs d’asile à partir du Royaume-Uni vers le Rwanda dans le cadre de la récemment adoptée « convention de partenariat en matière d’asile » entre ces deux pays. Cet accord de partenariat prévoit le transfert des personnes qui souhaitent demander l’asile au Royaume-Uni directement vers le Rwanda, lequel étudiera leurs demandes puis les renverra dans leur pays d’origine ou leur accordera une autorisation de rester sur le territoire rwandais[1]. Cette intervention de la Cour a suscité un véritable tollé de la droite anglaise qui, quelques jours après, a introduit une demande d’abolition du Human Rights Act et son remplacement par une « British bill of rights », réduisant notamment fortement l’influence de la Cour afin de « rétablir la souveraineté anglaise ». La nouvelle « Bill of rights » proposée prévoit notamment que les tribunaux britanniques peuvent dans certains cas rejeter les décisions de la Cour strasbourgeoise. Ainsi, de nombreuses demandes politiques ont été formulées pour que la relation entre le Royaume-Uni et la Cour soit modifiée, jusqu’à demander à ce que le Royaume-Uni se retire du système de la Convention. Ce contexte fragile permet potentiellement d’expliquer la prudence de la Cour dans l’arrêt commenté et le compromis qu’elle adopte afin – en vain ? – de maintenir le Royaume-Uni « à bord », particulièrement dans les affaires d’extradition et d’expulsion, sensibles pour ce pays. Ceci est d’autant plus frappant que la jurisprudence Trabelsi, représentée par le gouvernement anglais comme un « revirement inexpliqué », a été suivie et citée à plusieurs reprises dans des arrêts de la Cour (voy. ici). Plus tôt cette année, la Cour avait précisé dans son arrêt Khasanov Rakhmanov c. Russie que « dans les affaires d’extradition, les États contractants voient peser sur eux une obligation de coopérer en matière pénale internationale. Toutefois, cette obligation est assujettie à l’obligation faite aux mêmes États de respecter le caractère absolu de l’interdiction posée par l’article 3 de la Convention. Dès lors, toute allégation relative à l’existence d’un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 en cas d’extradition vers tel ou tel pays doit faire l’objet du même degré de contrôle quelle que soit la base juridique de l’éloignement » (§ 94, nous soulignons). À la lumière de ses propres propos, la Cour semble dans la jurisprudence de l’arrêt commenté avoir procédé à une forme de compromis.

3. Conclusion

Dans son arrêt Sanchez-Sanchez c. Royaume-Uni, la Cour procède à une nette distinction entre d’une part les peines d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle prononcées dans le contexte interne, et d’autre part les mêmes peines qui risquent d’être prononcées dans le contexte de l’extradition. Quant au contexte interne, elle confirme ses jurisprudences Vinter et autres c. Royaume-Uni et Murray c. Pays-Bas, selon lesquelles il y a violation de l’article 3 CEDH lorsqu’une peine de perpétuité est dite incompressible en ce qu’il n’existe pas de mécanisme de réexamen de la peine axé sur l’amendement du détenu dont les modalités soient connues dès la date d’imposition de la peine et qui remplisse une série de garanties procédurales. Quant au contexte de l’extradition, la Cour écarte explicitement son précédent arrêt Trabelsi c. Belgique dans laquelle elle avait appliqué les critères tirés de ses arrêts Vinter et Murray. Dans Trabelsi, la Cour avait conclu que l’extradition du requérant emporterait violation de l’article 3 au motif qu’aucune des procédures prévues aux États-Unis ne s’apparentait à un mécanisme de réexamen de la peine obligeant les autorités à rechercher, sur la base de critères objectifs et préétablis dont le détenu aurait eu connaissance avec certitude au moment de l’imposition de la peine perpétuelle. Selon la Cour, la question n’est pas de savoir si, au moment de l’extradition, les peines de réclusion à perpétuité prononcées dans l’État requérant sont compatibles avec l’article 3 de la Convention, à l’aune de toutes les règles applicables aux détenus condamnés à perpétuité dans les États contractants. Plutôt, l’approche modulée à retenir consiste en une analyse en deux étapes : dans un premier temps, il faut établir si le requérant a produit des éléments susceptibles de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que son extradition et sa condamnation l’exposeraient à un risque réel de se voir infliger la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Dans un second temps, il faut vérifier si, dès le prononcé de la peine, il existe un mécanisme de réexamen permettant aux autorités nationales d’examiner les progrès accomplis par le détenu sur le chemin de l’amendement ou n’importe quel autre motif d’élargissement fondé sur son comportement ou sur d’autres éléments pertinents tirés de sa situation personnelle.

Par son revirement de jurisprudence, la Cour écarte ainsi l’universalité de l’interprétation de l’article 3 CEDH au profit de sa relativité en matière d’extradition. Ce compromis, peut-être nécessaire pour assurer tant la coopération criminelle entre États que la protection des droits fondamentaux, intervient dans un contexte plus large de contestation du système de la CEDH au Royaume-Uni, notamment en matière d’extradition et d’expulsion où le gouvernement britannique souhaite se réapproprier la souveraineté qu’il estime avoir perdue sur ces questions.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 3 novembre 2022, Sanchez-Sanchez c. Royaume-Uni, req. no 22854/20.

Jurisprudence

Cour eur. D.H., 17 janvier 2012, Harkins et Edwards c. Royaume-Uni, req. nos 59146/07 et 32650/07.

Cour eur. D.H., 9 juillet 2013, Vinter et autres c. Royaume-Uni, req. nos 66069/09, 130/10 et 3896/10.

Cour eur. D.H., 4 septembre 2014, Trabelsi c. Belgique, req. no 140/10.

Cour eur. D.H., 26 avril 2016, Murray c. Pays-Bas, req. no 10511/10.

Wellington R (On the Application of) v. Secretary of State for the Home Department [2008] UKHL 72 (10 December 2008).

Harkins R (on the Application of) v. The Secretary of State for the Home Department [2014] EWHC 3609 (Admin) (07 November 2014).

Hafeez v. United States [2020] 1 WLR 1296.

Doctrine

P. Arnell, « The Universality of Human Rights in the UK Extradition Law », Transnational Criminal Law Review, vol. 1, no 1, 2022, pp. 52-68.

R. Clayton, « The Government’s New Proposals for the Human Rights Act Part 2 : an Assessment », U.K. Const. L. Blog, 13 janvier 2022.

L. Graham, « Extradition, Life Sentences and the European Convention », Judicial Review, vol. 25, no 3, 2020, pp. 228-234.

I.B. Muhambya, « UK-Rwanda agreement versus legal framework on the protection of refugees: primacy of minimum guarantees of human rights », Cahiers de l’EDEM, September 2022.

N. Mavronicola et F. Messineo, « Relatively Absolute ? The Undermining of Article 3 in Ahmad v UK », The Modern Law Review, vol. 76, no 3, 2012, pp. 589–603.

H. Van Der Wilt, « On the Hierarchy between Extradition and Human Rights », in E. De wet et J. Vidmar (dir.), Hierarchy in International Law : The Place of Human Rights, Oxford, OUP, 2012, pp. 148-175.

Pour citer cette note : E. Delval, « L’universalité de l’interprétation de l’article 3 CEDH écartée dans le contexte de l’extradition en cas de risque de peine de perpétuité », Cahiers de l’EDEM, décembre 2022.

 

 

Publié le 03 janvier 2023