Cour eur. D.H., 30 novembre 2021, Avci c. Danemark, req. n° 40240/19

Louvain-La-Neuve

Expulsion de migrants de longue durée au regard de l’article 8 CEDH – lorsque le tournant procédural du contrôle européen prend le pas sur l’examen de la substance.

Expulsion d’immigrés de longue durée – article 8 CEDH – exigence de très solides raisons d’expulsion – principe de subsidiarité – proportionnalité – examen basé sur la qualité du processus décisionnel national.

Avci c. Danemark constitue une nouvelle illustration du « tournant procédural » récemment adopté par la Cour EDH, afin de mettre en pratique le principe de subsidiarité en s’en remettant davantage au processus décisionnel national. La question de l’expulsion d’immigrés au regard de l’article 8 CEDH constitue un domaine dans lequel la Cour a développé un important catalogue de standards et critères objectifs destinés à guider les décideurs nationaux dans leur application de l’article 8 et dans l’appréciation de la proportionnalité des mesures d’expulsion. L’affaire Avci illustre toutefois les difficultés de mise en œuvre d’une telle approche procédurale, ainsi que les risques qu’une telle approche conduise à l’absence de tout contrôle substantiel de la situation individuelle du requérant et de la proportionnalité de la mesure d’ingérence.

Eugénie Delval

 

A. Arrêt

1. Les faits

Le requérant, Mr. Avci, est un ressortissant turc qui est né au Danemark en 1993 et qui y a toujours vécu légalement jusqu’à son expulsion vers la Turquie en janvier 2020. En octobre 2013, Mr. Avci a été condamné pour avoir tenté de libérer un détenu et pour avoir causé un sentiment d’insécurité publique en participant à un rassemblement. Il a été condamné à 20 jours d’emprisonnement. En 2018, Mr. Avci a aussi été reconnu coupable d’infractions graves liées au trafic de drogues, via un réseau organisé, et a été condamné par le tribunal national de première instance à 4 ans d’emprisonnement et s’est vu notifier un avertissement d’expulsion. En appel, le requérant a notamment expliqué qu’il parlait un peu le kurde mais qu’il parlait principalement Danois avec ses parents, tandis qu’il ne connaissait que quelques mots en turc, et qu’il n’était allé que quelques fois en Turquie en vacances. En janvier 2019, la Haute Cour a confirmé la condamnation de Mr. Avci en ordonnant également son expulsion définitive vers la Turquie, exécutée en janvier 2020.

La Haute Cour a premièrement fondé sa décision sur la nature grave des infractions commises par le requérant, soulevant que son comportement personnel représente une menace sérieuse pour les intérêts fondamentaux de la société et soulevant le risque de récidive. Ensuite, la Cour a estimé que bien que le requérant possède des liens personnels et culturels beaucoup plus étroits avec le Danemark plutôt qu’avec la Turquie, le requérant possède les conditions pour s’établir en Turquie. La Cour a effectivement considéré que le requérant s’était déjà rendu en Turquie plusieurs fois en vacances où son grand-père paternel vivait, et qu’il parlait le kurde. Dès lors, bien que le requérant soit né et ait grandi au Danemark, où vivent ses parents et ses frères et sœurs, et bien qu'il n'ait jamais fait l'objet d'une mesure d'expulsion, la Haute Cour a estimé que les circonstances en faveur de l'expulsion de Mr. Avci étaient suffisamment impérieuses pour avoir plus de poids que les circonstances qui rendaient l'expulsion inappropriée. Selon la Cour, l'expulsion définitive ne constituerait donc certainement pas une sanction disproportionnée contraire aux dispositions du droit national ou à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (« CEDH »).

Le requérant saisit la Cour européenne des droits de l’homme (« Cour EDH »), invoquant que la décision d’expulsion définitive constituait une violation de l’article 8 de la CEDH qui prévoit que toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale. En particulier, le requérant soulignait que les juridictions danoises n’avaient pas tenu compte des circonstances pertinentes dans la mise en balance des intérêts, à savoir qu’il n’avait pas un passé criminel important, qu’il n’avait jamais fait l’objet d’un ordre d’expulsion conditionnel et qu’il avait des liens forts avec le Danemark et très peu de liens avec la Turquie. Mr. Avci soutenait donc que les juridictions nationales n’avaient pas établi qu’il existait des « raisons très impérieuses » de l’expulser. Le gouvernement danois affirmait que les juridictions nationales avaient trouvé un juste équilibre entre les intérêts opposés et avaient examiné l’affaire à la lumière de la jurisprudence de la Cour Strasbourgeoise. Ainsi, compte tenu du principe de subsidiarité, la Cour devait être réticente à écarter l’appréciation portée par les juridictions danoises.

2. Décision de la Cour

- Décision de la majorité

En l’espèce, la Cour considère que l’ordre d’expulsion et l’interdiction de réadmission constituent effectivement une ingérence dans le droit au respect de la vie privée du requérant (article 8 CEDH) (pt. 28). Conformément au paragraphe 2 de l’article 8, une ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit doit être prévue par la loi et doit poursuivre l’un des buts légitimes limitativement énumérés. La Cour confirme que les mesures d’expulsion et d’interdiction de réadmission sont bien prévues par la loi et poursuivent le but légitime du maintien de l’ordre public. Selon ce même paragraphe 2, l’ingérence doit toutefois également être « nécessaire dans une société démocratique », ce qui implique une évaluation de sa proportionnalité. La Cour note que le point de départ des juridictions nationales visait les dispositions pertinentes du droit national ainsi que les critères pertinents à appliquer dans le cadre du contrôle de la proportionnalité sous l’angle de l’article 8 de la CEDH (pt. 29).

Tout au long de sa jurisprudence, la Cour rappelle en effet que si les États contractants ont certes la faculté d’expulser un étranger délinquant, leurs décisions en la matière doivent toutefois être proportionnées au but légitime poursuivi. En particulier, la Cour a énuméré dans sa jurisprudence, de façon bien établie et à plusieurs reprises, les critères devant être utilisés pour apprécier si une mesure d’expulsion est proportionnée au but légitime poursuivi (voy. e.g. : Üner c. Pays, §§ 57-58 ; Boultif c. Suisse, §§ 48 ; Maslov c. Autriche, §§ 68 ; Munir Johanna c. Danemark, §§ 45-56), à savoir : la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant ; la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ; le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction, et la conduite du requérant pendant cette période ; la nationalité des diverses personnes concernées ; la situation familiale du requérant, et notamment, le cas échéant, la durée de son mariage, et d’autres facteurs témoignant de l’effectivité d’une vie familiale au sein d’un couple ; la question de savoir si le conjoint avait connaissance de l’infraction à l’époque de la création de la relation familiale ; la question de savoir si des enfants sont issus du mariage et leur âge ; la gravité des difficultés que le conjoint risque de rencontrer dans le pays vers lequel le requérant doit être expulsé ; l’intérêt et le bien-être des enfants ; la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination.

Il est à cet égard bien établi dans la jurisprudence de la Cour que lorsque la personne qui doit être expulsée est un jeune adulte qui n’a pas encore fondé sa propre famille, les critères liés à la nature et la gravité de l’infraction, à la durée du séjour dans le pays d’accueil, au laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction ainsi qu’à la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination, sont particulièrement pertinents (Maslov c. Autriche, § 71). En outre, l’âge de la personne concernée peut jouer un rôle notamment si l’infraction a été perpétrée alors que le/la requérant.e était adolescent.e ou à l’âge adulte (Moustaquim c. Belgique, §§ 44 ; Radovanovic c. Autriche, § 35). Par ailleurs, la Cour souligne que, s’agissant d’un immigré de longue durée qui a passé légalement la majeure partie, sinon l’intégralité, de son enfance et de sa jeunesse dans le pays d’accueil, il y a lieu d’avancer de « très solides raisons » pour justifier l’expulsion (Maslov c. Autriche, §§ 75), tenant compte de leur situation spéciale (Üner c. Pays-Bas, §§ 57-58).

Dans l’arrêt commenté, la Cour estime que chacun de ces critères a fait l’objet d’un examen approfondi par les juridictions danoises, et qu’elle est dès lors appelée à déterminer si les autorités nationales ont adéquatement présenté et tenu compte de « très solides raisons » dans l’examen de la situation de Mr. Avci, en tant qu’immigré de longue durée (pt. 29).

La Cour commence par souligner que la Haute Cour danoise a accordé un poids particulier à la nature et à la gravité des infractions commises par le requérant (pt. 30). A cet égard, la Cour comprend, compte tenu des « effets dévastateurs de la drogue sur la vie des personnes et sur la société dans son ensemble », pourquoi les autorités font preuve d'une grande fermeté à l'égard de ceux qui contribuent activement à la propagation de ce « fléau » (Amrollahi c. Danemark, §30). Ensuite, la Cour soulève que, tandis que le critère du laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction n’est pas applicable puisque le requérant a immédiatement été déporté (pt. 33), les juridictions danoises ont pris en compte la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé, ainsi que la solidité de ses liens sociaux, culturels et familiaux avec le Danemark et avec la Turquie (pts. 32-33). Précisément, la Cour estime que la prise en compte de ces liens par les juridictions nationales était adéquate en ce que ces dernières ont estimé que bien que l’expulsion définitive soit particulièrement lourde pour le requérant, il disposait de certains liens préalables lui permettant d’établir une vie en Turquie (pt. 34). Finalement, la Cour reconnait que bien que la durée de l’interdiction de réadmission ait été jugée importante dans certaines affaires antérieures (voy. e.g.: Ezzouhdi c. France, Keles c. Allemagne et Bousarra c. France), elle n’a toutefois jamais fixé d'exigence minimale quant à la peine ou à la gravité de l’infraction à l'origine de l'expulsion ni qualifié le poids relatif à accorder à chaque critère dans l'appréciation individuelle (pt. 36). Il appartient aux autorités nationales d’examiner ces éléments au cas par cas, sous le contrôle européen. La majorité considère que la situation de Mr. Avci diffère de la situation des personnes concernées par les affaires précédentes en ce que les infractions commises par le requérant constituent une menace sérieuse pour l’ordre public (pt. 37).

Par conséquent, la Cour conclut par une majorité que de « très solides raisons » ont adéquatement été présentées et prises en compte par les juridictions nationales (pt. 38). La Cour note à cet effet que tous les niveaux de juridiction ont explicitement et de manière approfondie évalué si la mesure d’expulsion était contraire aux obligations internationales du Danemark. Faisant explicitement référence au principe de subsidiarité, la majorité conclut en rappelant que « [s]i la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes » (pt. 38). Sur base de ces considérations, la majorité conclut à la non-violation de l’article 8 CEDH.

- Opinion dissidente des Juges Pejchal, Ranzoni et Yüksel

D’emblée, les juges dissidents soulignent que bien que le principe de subsidiarité soit fondamental dans le système de la CEDH, cela ne met pas les décisions des autorités nationales à l'abri de tout contrôle européen (pts. 2-3). L’opinion dissidente estime que le raisonnement de la majorité n’est pas compatible avec la jurisprudence antérieure de la Cour quant à l’article 8 CEDH appliqué dans le contexte de l’expulsion définitive d’immigrés de longue durée. En particulier, les juges dissidents sont d’avis que la majorité n’a pas accordé suffisamment de poids à certains critères précédemment jugés pertinents. En particulier, le critère de la durée de l’interdiction de réadmission n’a aucunement été évalué en pratique (pt. 4). En outre, selon la jurisprudence antérieure de la Cour (voy. Bousarra c. France, § 53), une infraction doit constituer « une menace d’une gravité extrême pour l’ordre public » afin de justifier une mesure d’expulsion définitive. Les juges dissidents soulignent que tel n’était pourtant pas le cas en l’espèce, et que la majorité n’a pas adressé cet élément (pt. 5). Par ailleurs, l’opinion dissidente souligne les incohérences entre les conclusions de la majorité dans l’affaire Avci et la jurisprudence antérieure de la Cour (notamment Abdi c. Danemark, Bousarra c. France et Balogun c. le Royaume-Uni) et estime que la majorité n’a pas adéquatement ni suffisamment comparé l’ensemble des affaires (pts. 6-11). En particulier, les juges dissidents reconnaissent que la gravité d’une infraction doit être examinée au cas par cas mais que la Cour doit toutefois assurer une certaine consistance dans sa jurisprudence (pt. 8). Aussi, l’opinion souligne une mauvaise interprétation du raisonnement de la juridiction danoise en ce qui concerne le critère de la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays d'accueil et avec le pays de destination : alors que la juridiction nationale avait fait référence à la connaissance du kurde par le requérant pour montrer qu'il avait des liens avec la culture et les coutumes de la Turquie, la majorité a « transposé » ce raisonnement comme une preuve qu'il possède les conditions préalables pour y établir sa vie (pt. 12).

Enfin, l’opinion dissidente critique l’évaluation de la proportionnalité menée tant au niveau national qu’européen, estimant que la Haute Cour n'a procédé à aucune évaluation de la proportionnalité de l'interdiction permanente de réadmission et, à l'exception de la gravité des infractions en cause, n'a avancé aucun élément constituant de « très solides raisons », pourtant requises. Les juges dissidents sont d’avis que, de son côté, la majorité de la Cour EDH n’a pas non plus adéquatement examiné l’existence de « très solides raisons » et n’a procédé à aucune évaluation distincte de la proportionnalité (pts. 13-14). L’opinion conclut dès lors que les autorités nationales n’ont pas procédé à un examen approfondi des circonstances de l’espèce, n’ont pas correctement présenté de « très solides raisons » et n’ont pas mis en balance de manière appropriée les intérêts en présence (pt. 16).

B. Éclairage

L’arrêt Avci c. Danemark illustre certaines difficultés liées à la « tournure procédurale » récemment adoptée par le Cour européenne des droits de l’homme.

1. Le principe de subsidiarité au cœur du tournant procédural de la Cour EDH

Le Juge Spano, de la Cour EDH, soutient que la Cour est en transition d’une phase « d’intégration substantielle » - au cours de laquelle il s’agissait pour la Cour de donner vie aux valeurs de la Convention en élaborant un édifice approfondi de droits fondamentaux - vers une phase « d’intégration procédurale » qui se concentre plutôt sur le processus décisionnel national. Cette deuxième phase fait suite à une critique formulée à l’égard de la Cour par les États membres, selon laquelle elle devrait s'abstenir de procéder à un contrôle strict de l'évaluation nationale quant à la nécessité des restrictions appliquées aux droits fondamentaux. Il est effectivement soutenu qu’au stade de la mise en balance des droits individuels et de l'intérêt public, ce sont principalement des facteurs (nationaux) politiques et stratégiques qui entrent en jeu. Dès lors, la Cour Strasbourgeoise n'est pas mieux placée que les autorités nationales pour évaluer une telle balance des intérêts. Cette critique tient donc à la souveraineté des États Contractants et au principe de subsidiarité du contrôle européen. Dans ce sens, les discussions et déclarations lors des conférences de haut-niveau d’Interlaken (2010) et Izmir (2011), la Déclaration de Brighton sur le futur de la Cour EDH d’avril 2012, l’adoption en 2013 du Protocole no. 15 qui a ajouté une référence expresse aux principes de subsidiarité et à la marge d’appréciation dans le préambule de la Convention, ainsi que la Déclaration de Copenhague (2018), ont tous incité la Cour à développer un concept de subsidiarité plus solide. Ainsi, ces dernières années, la Cour a démontré sa volonté de s'en remettre à l'évaluation – en tout cas lorsqu’elle est raisonnée et réfléchie – faite par les autorités nationales de leurs obligations au titre de la Convention. Cette nouvelle « ère de subsidiarité » s’est notamment et principalement manifestée via un « tournant procédural » dans la jurisprudence de la Cour qui s’en remet au, et contrôle davantage le, processus décisionnel national.[1]

Traditionnellement, la Cour EDH juge d’une affaire en appliquant, au fond, un test de proportionnalité pour mettre en balance les intérêts en présence afin de vérifier que la mesure d’ingérence dans un droit fondamental est nécessaire dans une société démocratique. À côté de cet examen « substantiel », l’un des éléments principaux du tournant « procédural » consiste pour la Cour à examiner et à prendre en compte, dans son analyse de la compatibilité d’une ingérence avec la Convention, la qualité du processus décisionnel national. A ce titre, la Cour examine si les principes de la Convention ont été adéquatement intégrés dans l'ordre juridique interne et si les autorités nationales ont fait un effort adéquat de mise en balance des intérêts. Dans ce cadre-là, la Cour a développé une jurisprudence importante de manière à fournir des critères et standards d'interprétation objectifs pouvant guider les décideurs nationaux dans leur application de la Convention et, par conséquent, dans l’appréciation de la proportionnalité des mesures adoptées. Si ce processus décisionnel est réalisé correctement et si les autorités nationales ont adéquatement pris en compte les standards et critères développés par la Cour, les juges strasbourgeois peuvent alors relativement facilement accepter la décision nationale en l’estimant raisonnable, sans prêter trop attention à son contenu et à la substance de la justification. Le principe de subsidiarité se trouve alors réalisé par un tel examen de la Cour axé sur la qualité des procédures nationales, rappelant une approche beaucoup plus démocratique. En outre, une telle approche procédurale renforce le caractère juste et équitable des procédures nationales imposant des restrictions aux droits fondamentaux, accroit et promeut l’effectivité de la protection des droits de la Convention, renforce l’importance et la portée de l’appréciation de la proportionnalité, et conduit à une responsabilité accrue des États Contractants ainsi qu’à la réduction des affaires portées devant la Cour.

Comme il a été illustré supra, l’expulsion d’immigrés au regard de l’article 8 de la Convention constitue un domaine dans lequel la Cour a formulé un catalogue étendu et précis de facteurs et critères substantiels à prendre en compte, par les autorités nationales, dans leur processus décisionnel. A cet égard, la Cour énonce que « si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes » (voy. e.g. : Ndidi c. Royaume Uni, § 76). Dans l’arrêt discuté, la Cour effectue un contrôle procédural « positif » en concluant à la non-violation de la Convention sur base du seul fait que les autorités nationales ont appliqué les critères établis dans sa jurisprudence. La présente affaire constitue un exemple d’un contrôle européen purement procédural, la Cour n’avançant aucun argument de type « substantiel ». Toutefois, l’arrêt Avci illustre également certaines difficultés qui peuvent résulter d’un tel examen de la compatibilité d’une ingérence avec la Convention, qui soit basé sur la qualité des processus décisionnels nationaux.

2. Les risques liés à un examen fondé sur la qualité des processus décisionnels nationaux

D’abord, et bien que la question de l’expulsion d’immigrés au regard de l’article 8 CEDH constitue l’un des domaines pour lequel la Cour a développé un important ensemble de critères et standards, un certain degré de consistance dans leur application est toutefois requis pour que l’examen de type « procédural » puisse développer les bénéfices énoncés supra. Effectivement, si l'approche procédurale est destinée à inciter les États Contractants à adopter des décisions affectant les droits fondamentaux selon un certain schéma qui, en principe, garantit le respect de ces droits, les orientations de la Cour d'une affaire à l'autre doivent être claireset consistantes. Or, dans l’affaire discutée, l’opinion dissidente soulève que le raisonnement de la majorité n’est pas compatible avec la jurisprudence de la Cour concernant l’article 8 :  d’importants critères préalablement énoncés dans plusieurs autres affaires n’ont tout simplement pas été pris en compte, ni par la majorité ni par les autorités danoises. Ainsi, il existe un manque important de consistance entre la décision Avci et les décisions adoptées dans d’autres affaires similaires jugées précédemment par la Cour.

 

Ensuite, se pose la question de l’influence d’un tel contrôle– et essentiellement des « conclusions positives » qui en seraient tirées par la Cour – sur l’examen, quant au fond, de l’ingérence dans l’exercice du droit fondamental. Les raisons d’être et les bénéfices de l’examen procédural, tels qu’énoncés supra, n’impliquent, en principe, aucun abaissement du niveau de protection des droits fondamentaux. Tout du contraire : l’approche procédurale est basée sur le raisonnement selon lequel, en raison de leur connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales sont en principe mieux placées que la Cour EDH pour mettre en balance les intérêts politiques, économiques, stratégiques et sociaux qui entrent en jeu. Par conséquent, le contrôle procédural, bien compris, ne peut pas remplacer le contrôle substantiel : une analyse substantielle approfondie et spécifique au contexte particulier doit en principe être adéquatement menée par les autorités nationales. La légitimité de la décision nationale, et dès lors la déférence à son égard, dépend de la qualité de l’analyse substantielle réalisée par les autorités nationales, qui est notamment guidée par des critères développés par la Cour en raison de leur pertinence générale dans une série de situations. Ces facteurs et critères sont ainsi des « guides » à la prise de décision nationale, mais ils devront néanmoins toujours être appliqués in concreto et substantiellement aux faits de chaque espèce. Dès lors, une approche procédurale justifie une intervention (substantielle) de la Cour lorsque « les motifs invoqués ne sont pas pertinents et suffisants » (Delfi AS c. Estonie, § 142 ; Avci c. Danemark, § 38), ou que l’appréciation nationale est « manifestement dépourvue de fondement raisonnable » (Hutten-Czapska c. Poland, § 166) lorsqu’une analyse de la proportionnalité n’a pas été correctement effectuée. La déférence totale qui serait faite à l’examen substantiel réalisé par les autorités nationales repose donc sur une présomption réfutable : elle ne sera pas retenue et la Cour procédera à sa propre évaluation de la proportionnalité de la mesure d’ingérence si l’évaluation substantielle par les autorités nationales n’a pas été adéquatement menée. En définitive, un examen substantiel approfondi de l’ingérence dans l’exercice d’un droit fondamental et une évaluation de sa proportionnalité sont menés soit par les autorités nationales, soit par la Cour EDH.

Comme le souligne l’opinion dissidente, dans Avci, l’examen du processus décisionnel national semble pourtant fortement se substituer à tout examen substantiel, plutôt que de l’optimiser, tant au niveau national qu’au niveau européen. La Cour précise en effet qu’elle est appelée à déterminer si les autorités danoises ont adéquatement présenté et tenu compte de « très solides raisons » dans l’examen de la situation personnelle de Mr. Avci. Pourtant, la majorité de la Cour EDH se contente finalement d’énumérer les critères qui auraient été pris en compte par les autorités nationales dans leur examen de la proportionnalité de la mesure d’expulsion définitive, sans davantage vérifier ni expliciter en quoi ces critères ont précisément influencé la mise en balance des intérêts.

La Cour ne semble en effet pas requérir la réelle mise en pratique de chaque critère aux circonstances particulières du cas d’espèce. Par exemple, quant au critère de la durée du séjour dans le pays d’accueil, la majorité se contente de souligner que les autorités nationales ont « correctement » pris en compte le fait que Mr. Avci était né au Danemark et y a résidé légalement depuis 25 ans, sans préciser l’importance de cet élément dans l’analyse substantielle. Quant au critère du laps de temps écoulé depuis l’infraction, la Cour se limite à préciser qu’il ne rentre pas en jeu puisque le requérant a été expulsé immédiatement après avoir été condamné, alors même que ce fait particulier semble indiquer la disproportionnalité de la mesure. Avci illustre ainsi le risque qu’une approche procédurale se transforme en approche « checklist » dans laquelle une concentration excessive sur la procédure ferait perdre de vue les circonstances spécifiques de chaque requérant ou, en d’autres termes, l’importance d’appliquer concrètement les critères « guides » à chaque cas d’espèce. Tandis que la Cour a développé une jurisprudence solide identifiant un ensemble de standards et critères qui peuvent être facilement appliqués par les juridictions nationales en matière d’expulsion d’immigrés, une application aveugle de cette liste risque d’aboutir à des résultats déraisonnables. Les conclusions « positives » tirées de la seule application d'une liste de critères ne peuvent pas être décisives sans un examen concret des faits de chaque affaire. La Cour EDH a élaboré des critères et standards destinés à guider le processus décisionnel national, et non à définir en soi, et rigidement, son résultat.

Surtout, il semblerait que, in casu, aucun examen substantiel de la proportionnalité de la mesure d’expulsion définitive n’ait été réalisé, que ce soit par les juridictions danoises ou par la Cour EDH, et qu’aucune mise en balance adéquate des intérêts n’ait donc été mise en œuvre. Comme le souligne l’opinion dissidente, à l’exception de la gravité des infractions, les autorités danoises n’ont présenté et évalué aucun élément constituant de « très solides raisons », tandis que la Haute Cour danoise a estimé que les circonstances en faveur de l’expulsion sont suffisamment impérieuses pour avoir plus de poids que les circonstances qui rendent l’expulsion inappropriée. Selon la Haute Cour, l’expulsion définitive ne constituerait donc « certainement pas une sanction disproportionnée ». L’évaluation de la proportionnalité de la mesure d’expulsion n’apparait dès lors pas du tout approfondie ni raisonnable, ce qui aurait justifié une intervention (substantielle) de la Cour. De son côté, la majorité de la Cour EDH se contente de transposer ce raisonnement – ou plutôt, ces conclusions lacunaires. La majorité note que « la Haute Cour a estimé que l'ordre d'expulsion permanent était une mesure proportionnée pour maintenir l’ordre », et estime être ainsi convaincue que « l'ingérence dans la vie privée du requérant était étayée par des raisons pertinentes et suffisantes » et que de « très solides raisons » ont été adéquatement invoquées par les autorités nationales lors de l'examen de son cas (pt. 38). La Cour note aussi que « tous les niveaux de juridiction » danois ont explicitement et minutieusement évalué si l'ordre d'expulsion pouvait être considéré comme contraire aux obligations internationales du Danemark, alors que le tribunal national de première instance n’avait même pas ordonné d’expulsion (pt. 38). Ceci montre à nouveau l’absence de toute vérification des arguments substantiels avancés par les autorités nationales.

     3. Conclusion

Avci c. Danemark constitue une nouvelle illustration du « tournant procédural » récemment adopté par la Cour EDH, afin d’honorer davantage le principe de subsidiarité. Notamment, dans son analyse de la compatibilité d’une ingérence dans l’exercice d’un droit fondamental avec la CEDH, la Cour prend en compte la qualité du processus décisionnel national afin de déterminer si les principes de la Convention ont été adéquatement intégrés dans l'ordre juridique interne et si les autorités nationales ont fait un effort adéquat de mise en balance des intérêts. Comme illustré ci-dessus, la question de l’expulsion d’immigrés au regard de l’article 8 CEDH constitue un domaine dans lequel la Cour a développé un important catalogue de standards et critères objectifs destinés à guider les décideurs nationaux dans l’appréciation de la proportionnalité des mesures d’expulsion. Dans son arrêt Avci, la Cour effectue un contrôle procédural « positif » en concluant à la non-violation de la Convention sur base du seul fait que les autorités nationales ont pris en compte ces critères et standards.

Avci illustre toutefois également les difficultés de mise en œuvre d’une telle approche procédurale, laquelle nécessite une jurisprudence claire et consistante, ainsi que le risque qu’une telle approche conduise à l’absence de tout contrôle substantiel de la situation individuelle du requérant et de la proportionnalité de la mesure d’ingérence. En optant pour un examen basé sur la qualité de la procédure nationale, la Cour ne peut renoncer à tout examen substantiel en soi. Elle doit intervenir afin de substituer sa propre évaluation et sa propre analyse de la proportionnalité lorsqu’il apparait que les critères de sa jurisprudence n’ont pas été correctement appliqués par les autorités nationales – notamment lorsque certains critères ont été laissés de côté et/ou n’ont pas été appliqués concrètement aux faits particuliers – ou qu’aucune analyse adéquate et approfondie de la proportionnalité de la mesure n’a été réalisée. Autrement, plutôt que de renforcer l’effectivité de la protection des droits de la Convention en optimisant l’évaluation substantielle des ingérences dans l’exercice de ces droits, l’approche procédurale engendre un affaiblissement des protections substantielles de la CEDH éloigné de la considération des circonstances propres à chaque requérant.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D. H., 30 novembre 2021, Avci c. Danemark, req. n° 40240/19.

 

Jurisprudence :

Cour eur. D. H., 14 septembre 2021, Abdi c. Danemark, req. n° 41643/19 ;

Cour eur. D. H., 10 avril 2012, Balogun c. Royaume-Uni, req. n° 60286/09 ;

Cour eur. D. H., 23 septembre 2010, Bousarra c. France, req. n° 25672/07 ;

Cour eur. D. H. (GC), 23 juin 2008, Maslov c. Autriche, req. n° 1638/03 ;

Cour eur. D. H. (GC), 18 octobre 2006, Üner c. Pays-Bas, req. n° 46410/99.

Doctrine :  

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T. Kleinlein, « The Procedural Approach of the European Court of Human Rights: Between Subsidiarity and Dynamic Evolution », International & Comparative Law Quarterly, janvier 2019, vol. 68, n° 1, pp. 91‑110

R. Spano, « Universality or Diversity of Human Rights?: Strasbourg in the Age of Subsidiarity », Human Rights Law Review, septembre 2014, vol. 14, n° 3, pp. 487‑502;

R. Spano, « The Future of the European Court of Human Rights—Subsidiarity, Process-Based Review and the Rule of Law », Human Rights Law Review, september 2018, vol. 18, n° 3, pp. 473‑494.

 

Pour citer cette note : E. Delval, « Expulsion de migrants de longue durée au regard de l’article 8 – lorsque le tournant procédural du contrôle européen prend le pas sur l'examen de la substance », Cahiers de l’EDEM, mars 2022.

 


[1] A cet égard, la présente contribution entend développer le contrôle exercé par la Cour quant aux processus décisionnels nationaux et ne vise pas la « procéduralisation » des droits de la CEDH qui constitue un autre développement jurisprudentiel, consistant à déduire des obligations ‘procédurales’ des dispositions de la CEDH. Voy. par exemple E. Brems et L. Lavrysen, « Procedural Justice in Human Rights Adjudication: The European Court of Human Rights », Human Rights Quarterly, 2013, vol. 35, n° 1, pp. 176200 ; E. Brems, « Procedural Protection: An Examination of Procedural Safeguards Read into Substantive Convention Rights », in E. Brems et J. Gerards (éds.), Shaping Rights in the ECHR: The Role of the European Court of Human Rights in Determining the Scope of Human Rights, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, pp. 137161.

Publié le 31 mars 2022