Corr. Bruxelles (90e ch.), 1er mars 2022 et Corr. Bruxelles (47e ch.), 2 juin 2021

Louvain-La-Neuve

Peines de travail pour les étrangers en séjour illégal : vers une application plus égalitaire des dispositions en matière de peines alternatives ?

Délinquants étrangers – Séjour illégal – Égalité et non-discrimination devant la loi – Peines alternatives – Peine de travail

Dans deux décisions du 2 juin 2021 et du 1er mars 2022, le tribunal correctionnel de Bruxelles a octroyé des peines de travail à des délinquants étrangers en dépit de l’irrégularité de leur séjour sur le territoire belge. Ces deux décisions prometteuses dénotent parmi une tendance plus générale des juridictions correctionnelles à considérer le séjour illégal comme un obstacle en soi à l’octroi de peines alternatives à l’emprisonnement. En réponse à la parade selon laquelle faire droit à une demande de peine de travail reviendrait à imposer au condamné de rester sur le territorial national en infraction aux règles en matière de séjour, cette contribution dégage des arguments à l’appui d’une telle demande, qui se fondent tant sur le droit interne que sur des recommandations du Conseil de l’Europe.

Marion de Nanteuil

A. Les décisions commentées

Deux décisions rendues récemment par le tribunal correctionnel de Bruxelles nous donnent l’occasion de faire le point sur une question d’actualité quotidienne devant les cours et tribunaux : celle de l’accès aux peines alternatives à l’emprisonnement – en l’occurrence, aux peines de travail – pour les prévenus étrangers en séjour illégal[1].

Dans un jugement du 1er mars 2022, la 90ème chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles a fait droit à la demande du prévenu (V. N.) poursuivi pour des faits de vente et de détention de stupéfiants (il avait été retrouvé avec plus de 700 grammes de cannabis et près de 5 grammes de cocaïne, ainsi que 150 euros en liquide) de bénéficier d’une peine de travail. Le ministère public s’était opposé à cette demande, au motif qu’y faire droit reviendrait à violer la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, puisque la peine de travail s’exécute en Belgique alors que V. N. devait quitter le territoire national sur base des dispositions de cette loi. Tenant compte de son amendement et de son absence d’antécédents judiciaires, le tribunal a estimé qu’une sanction permettrait de ne pas entraver ses projets d’insertion professionnelle, et que sa situation administrative « ne devrait pas faire obstacle à la peine prononcée ni être considérée comme lui imposant de demeurer sur le territoire belge en infraction aux lois en matière de séjour » (p. 10 de la décision du 1er mars 2022 commentée).

Dans la seconde affaire, le prévenu (A. V.) était poursuivi pour tentative de meurtre sur son frère et port d’armes par destination. La 47ème chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles a considéré qu’il n’existait pas de motif de ne pas faire droit à la demande de peine de travail sollicitée par le prévenu, et que l’octroyer apparaissait « opportun en vue de ne pas compromettre l’avenir professionnel et familial par une condamnation à une peine d’emprisonnement » (p. 9 de la décision du 2 juin 2021 commentée).

Alors qu’ils étaient tous deux en séjour irrégulier au moment où le juge a statué au fond, aucun des deux prévenus n’a fait l’objet de poursuites pour séjour illégal (V. N. disposait toutefois d’un titre de séjour valide au moment de la commission des faits infractionnels)[2]. Leur situation administrative n’a d’ailleurs aucunement compromis leur possibilité de bénéficier d’une sanction alternative. V. N. présentait la particularité de s’être éloigné du milieu des stupéfiants depuis son interpellation pour rejoindre un centre FEDASIL. Au moment de l’examen de l’affaire au fond, il avait donc entamé des démarches pour régulariser sa situation administrative, si bien que le tribunal a très probablement tenu compte des perspectives positives de régularisation dans sa décision de le condamner à une peine de travail. Quant à A. V., alors qu’il était en séjour illégal depuis 12 ans, le tribunal n’a, de manière assez surprenante, fait aucune allusion à cette situation dans la détermination de la sanction. 

 

B. Eclairage

« European data and practices show the racial selectivity of the criminalization process, notably in its final phase: the execution of the sentence. Prison takes the form of ethno-racial closure ».

Ces deux jugements, qui privilégient une justice constructive qui encourage l’(a) (ré)insertion socio-professionnelle en dépit de l’irrégularité du séjour, dénotent parmi une tendance plus générale des juridictions correctionnelles à considérer le séjour illégal comme un obstacle en soi à l’octroi de peines alternatives à l’emprisonnement, au prétexte que l’obligation de rester sur le territoire belge pour prester la peine de travail violerait les dispositions légales et réglementaires sur le séjour.

Cette contribution a pour objectif de se faire l’écho de ces décisions certes minoritaires mais prometteuses, qui mettent les prévenus en séjour illégal sur un pied d’égalité avec les résidents légaux poursuivis pour le même type d’infractions, et dont le retentissement au sein des juridictions correctionnelles du pays contribuerait à un traitement plus humain des étrangers en situation irrégulière.

Dans les lignes qui suivent, nous faisons le point sur les conditions légales d’octroi d’une peine de travail et sur les critères dégagés par la jurisprudence, notamment à l’égard des prévenus sans titre de séjour [1]. Nous mettons ensuite en exergue, notamment à l’usage des praticiens, des arguments justifiant des demandes de peines travail pour ces prévenus, qui trouvent leur fondement en droit interne (sur base du principe d’égalité et de non-discrimination) [2] et qui s’appuient sur des instruments émanant du Conseil de l’Europe [3].

1. Les conditions légales d’octroi d’une peine de travail et les critères généralement retenus par les tribunaux

La loi du 17 avril 2002 insérant la peine de travail autonome dans le Code pénal a été l’une des mesures pionnières (suivie en 2014 par l’introduction des peines autonomes de surveillance électronique et de probation) pour répondre aux préoccupations d’inefficacité des courtes peines (notamment en termes de prévention de la récidive), de surpopulation carcérale et, surtout, de réinsertion sociale[3]. Ces objectifs fondamentaux ont un retentissement tout particulier lorsqu’il est question de condamner des étrangers à des peines correctionnelles, à l’heure où le taux moyen d’occupation des prisons était de 120,6 % en 2019 et où plus de 40 % des détenus n’ont pas la nationalité belge.

Les articles 37quinquies et suivants du Code pénal offrent la possibilité aux tribunaux belges de recourir à cette peine alternative dans un nombre assez large de cas. En effet, la loi ne prévoit pas de condition particulière relative aux antécédents judiciaires du prévenu[4], et n’exclut la peine de travail que dans des cas limités, énumérés à l’article 37quinquies, § 1er, alinéa 2[5]. Outre ces exclusions déterminées de manière exhaustive, le juge correctionnel peut recourir à une peine de travail pour sanctionner tout type d’infraction punissable d’une peine de police ou correctionnelle (en ce compris les crimes correctionnalisés), et devra spécialement motiver un refus lorsqu’elle est sollicitée par la défense ou requise par le ministère public (article 37quinquies, § 3, alinéa 2). En termes d’exécution de la peine, l’article 37septies impose au condamné d’être suivi par un assistant de justice du Service des maisons de justice de l’arrondissement judiciaire du lieu de résidence du condamné, et c’est la commission de probation du même arrondissement judiciaire qui est compétente pour contrôler la bonne exécution de la peine de travail et, le cas échéant, se prononcer sur l’application de la peine subsidiaire. 

Si les articles 37quinquies à septies sont particulièrement prolixes sur les modalités de mise en œuvre, de contrôle et de révocation de la peine de travail, ils ne prévoient en revanche, hors les exclusions évoquées ci-dessus, aucune condition spécifique au prononcé d’une telle sanction. En l’absence de balises précises dans la loi, les juges du fond se sont donc attelés à dégager une série de critères permettant d’évaluer l’opportunité d’octroyer une peine de travail. Les juridictions correctionnelles ont généralement égard aux éléments suivants[6] :

  • absence d’antécédents judiciaires ;
  • amendement du prévenu ;
  • volonté ou efforts de réinsertion déjà démontrés par le prévenu ;
  • indemnisation de la victime ;
  • nature et gravité des faits infractionnels.

Dans le souci de faciliter le contact entre le condamné et son assistant de justice et afin que ce dernier puisse contrôler de manière plus efficace l’exécution de la peine de travail, les juges du fond ont peu à peu imposé l’exigence d’avoir une adresse en Belgique. S’il est légitime que les magistrats cherchent à s’assurer que la condamnation qu’ils prononcent ne restera pas lettre morte en sollicitant certaines garanties de la part du condamné, l’absence de résidence sur le territoire belge ne saurait pour autant constituer un obstacle en soi à la peine de travail. La loi envisage même cette hypothèse, puisqu’elle prévoit que « lorsque l'intéressé réside en dehors du territoire du Royaume, la commission de probation territorialement compétente est celle du lieu où a été prononcée la condamnation en première instance » (article 37septies, § 2, alinéa 2) et que « pour une personne sans résidence dans le Royaume, la compétence [de la commission de probation] peut être transférée selon la même procédure à une autre commission probation, sans qu'il soit exigé dans ce cas qu'il s'agisse de la commission du lieu de sa nouvelle résidence » (article 37septies, § 2, alinéa 3).

La question de l’adresse sur le territoire belge se pose tout particulièrement pour les condamnés se trouvant en séjour illégal, qui sont pour la plupart sans résidence fixe et qui ne disposent pas toujours d’une adresse de référence. Fournir au tribunal une adresse de contact, par exemple d’un centre de prise en charge de personnes en séjour irrégulier ou d’un proche qui hébergera le condamné pendant un certain temps, semble dans certains cas ne plus suffire. Ainsi, alors que la légalité du séjour n’est pas une condition formelle d’octroi de la peine de travail, elle parait s’inviter dans le débat sur la peine par le truchement de cet impératif de disposer d’une adresse en Belgique. Or, si le condamné est en mesure d’apporter au juge des garanties que l’assistant de justice qui sera désigné pourra entrer en contact avec lui – ce qui est la raison même pour laquelle les juges demandent de justifier d’une adresse – par exemple, en fournissant un numéro de GSM, une adresse e-mail ou les coordonnées d’un centre d’hébergement ou d’assistance aux personnes en séjour illégal, on ne voit pas pourquoi la peine de travail ne pourrait être mise en œuvre aussi aisément que pour une personne ayant une adresse fixe sur le territoire. Si l’absence d’un titre de séjour peut certes poser des difficultés administratives supplémentaires pour la personne condamnée, il n’en reste pas moins qu’exécuter une peine de travail, alors même qu’on est en séjour illégal, est envisageable. D’ailleurs, comme le rappellent Alexia Jonckheere et Eric Maes, aucun permis de travail n’est requis pour l’exécution de cette sanction. De plus, « [s]i un ordre de quitter le territoire est délivré à la personne de nationalité étrangère après sa condamnation, l’exécution de celle-ci pourrait être suspendue à la demande de la commission de probation si elle considère que la décision administrative prime sur la décision judiciaire » (p. 132).

En réalité, derrière cet argument de la nécessité d’avoir une adresse en Belgique afin de contrôler l’accomplissement de la peine de travail, se profile en filigrane la frilosité du pouvoir judiciaire à « autoriser » un condamné en séjour illégal à rester sur le territoire belge pour y exécuter sa peine. Cette approche va même jusqu’à corréler directement possibilité d’une peine de travail et droit de séjour, en considérant qu’octroyer une telle sanction mépriserait les dispositions légales et réglementaires applicables en la matière. Or, tant le Conseil du contentieux des étrangers que le Conseil d’Etat ont eu l’occasion de rappeler qu’accorder des mesures alternatives à l’emprisonnement à des condamnés en séjour illégal ne conférait aucun droit de séjour sur le territoire belge (voy. C.C.E, arrêt du 30 mai 2017, § 3.3 et avis du Conseil d’Etat du 23 septembre 2015 sur le projet de loi modifiant le droit pénal et la procédure pénale, § 40.1). En d’autres termes, la condamnation à une sanction pénale et l’appréciation de la régularité du séjour sont des questions distinctes, et il n’appartient pas au juge correctionnel de se prononcer sur la seconde. La Cour constitutionnelle partage le même point de vue : dans son arrêt du 21 décembre 2017 (sur lequel nous reviendrons), elle a confirmé qu’octroyer une modalité d’exécution de la peine ne modifiait en rien le statut de séjour de l’étranger condamné[7]. Ceci permet de réfuter l’argument selon lequel le juge correctionnel se mettrait en porte-à-faux avec la loi du 15 décembre 1980 en accordant une peine de travail : droit pénal et droit pénitentiaire d’une part, et droit des étrangers d’autre part, sont indépendants et autonomes l’un de l’autre[8].

Dans le souci d’éviter d’être en décalage avec la réglementation sur le séjour, les tribunaux optent donc pour la solution radicale, à savoir l’incarcération. Au-delà du fait qu’elle peut être, dans certains cas, le résultat d’un raisonnement discriminatoire (voir infra [2]), cette solution nous semble poser problème à plusieurs égards. D’abord, la condamnation à une peine de prison ne répond pas adéquatement à la préoccupation de l’illégalité du séjour, puisqu’elle sera elle aussi exécutée sur le territoire belge et donc, littéralement, au mépris des dispositions de la loi du 15 décembre 1980 qui imposeraient à la personne condamnée de quitter la Belgique. Ensuite, la solution de l’incarcération s’inscrit dans une conception trop restrictive de la notion de réinsertion, selon laquelle celle-ci ne serait accessible qu’aux personnes ayant le droit de résider sur le territoire belge[9]. Or, cette vision avait été critiquée par la Cour de cassation dans un arrêt du 26 avril 2017, qui avait estimé que l’absence d’un titre valide ne constituait pas un frein en soi à la possibilité d’entamer des démarches de réinsertion, notamment lorsque la personne avait des perspectives de séjour. La Cour constitutionnelle a elle aussi rejeté cette acception : « la réinsertion n’est pas a priori exclue pour des condamnés sans titre de séjour »[10]. Enfin, la solution de l’emprisonnement découle, dans certains cas, d’une perception biaisée des prévenus étrangers qui seraient plus dangereux et qui mériteraient d’être sanctionnés plus sévèrement (UNODC, p. 15). A cet égard, il est utile de rappeler que la peine de travail « constitue bien une peine en soi, pouvant, à certains égards, rivaliser en lourdeur et en contrainte avec les peines classiques » [11].

Ainsi, alors que la régularité du séjour n’est pas une condition reprise aux articles 37quinquies et suivants du Code pénal pour l’octroi d’une peine de travail, les praticiens achoppent souvent sur cet écueil. Les paragraphes qui suivent visent à confronter cette réalité des prétoires au principe d’égalité et non-discrimination et aux recommandations émanant du Conseil de l’Europe. 

2. Le principe d’égalité et non-discrimination devant la loi

Dans le respect des articles 10 et 11 de la Constitution, les cours et tribunaux belges doivent appliquer la loi pénale à tous les justiciables en s’abstenant de toute différence de traitement non justifiée. Si le principe de personnalité de la peine[12] permet que le juge correctionnel ait égard, parmi d’autres circonstances, à la situation administrative du prévenu, en revanche, il nous parait difficilement acceptable qu’entre deux prévenus poursuivis pour des faits de stupéfiants d’une égale gravité, tous deux primo-délinquants et faisant tous deux preuve d’amendement, le premier bénéficie d’une peine de travail et le second soit incarcéré pour la seule raison que ce dernier n’est pas en ordre de séjour. 

La Cour constitutionnelle s’était penchée en 2017 sur la question de l’admissibilité des étrangers en séjour illégal aux mesures alternatives à l’emprisonnement, dans le cadre d’un recours en annulation contre des dispositions de la loi « Pot-pourri II » qui avaient pour effet d’exclure des étrangers ne disposant pas d’un titre de séjour et condamnés à des peines de prison dont la partie à exécuter est supérieure à trois ans, du bénéfice de la majorité des modalités d’exécution de la peine[13]. La Cour avait donné raison aux requérants, en considérant qu’exclure a priori et sans examen individualisé tous les détenus sans titre de séjour valable de la possibilité de bénéficier de modalités d’exécution de sa peine en vue de préparer sa réinsertion sociale constituait une mesure disproportionnée (§§ 90.3 et 91).

Ce raisonnement est transposable, mutatis mutandis, à ce qui se passe en amont, au moment de déterminer la sanction et d’envisager la possibilité d’une peine alternative. Dans cette perspective, il nous semble que lorsque le juge correctionnel refuse d’octroyer une peine de travail au seul motif que cela contreviendrait à la réglementation sur le séjour (alors que, nous l’avons rappelé ci-dessus, droit pénal et pénitentiaire sont autonomes du droit des étrangers), sans prendre le temps de réfléchir, dans le cas bien particulier qui lui est soumis, à la faisabilité de la peine de travail sollicitée, il va à l’encontre de l’enseignement de la Cour constitutionnelle. Dans le strict respect des principes découlant des articles 10 et 11 de la Constitution et de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, le juge correctionnel a, selon nous, l’obligation de motiver son refus d’octroyer une peine de travail sollicitée par un prévenu étranger en séjour illégal pour des raisons qui sont indépendantes de l’irrégularité de sa situation administrative ou, en tout cas, qui ne peuvent se fonder exclusivement sur cette circonstance.

À notre connaissance, la question spécifique des peines alternatives sollicitées par des personnes en séjour irrégulier n’a pas été soumise au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme. La juridiction strasbourgeoise s’est néanmoins penchée sur la situation d’un requérant qui s’était vu refuser le bénéfice d’une peine de probation au motif qu’il ne résidait pas sur le territoire de la juridiction qui l’avait condamné (en l’espèce : la province de Moscou), alors qu’il avait fait état de circonstances qui auraient justifié l’application d’une sanction alternative. Dans son arrêt Aleksandr Aleksandrov contre Russie du 27 mars 2018 (voy. l’argument qu’en tire Agathe De Brouwer), la Cour a critiqué le fait que la juridiction nationale n’ait pas indiqué en quoi la circonstance que le résident ne vive pas dans la région de Moscou a un impact sur la décision de lui imposer une peine privative de liberté plutôt qu’une peine alternative : « the district court did not justify why the benefit of a non-custodial sentence should have been conditional on the applicant’s ability to have a permanent residence outside his home region and near the place where he had been tried and sentenced » (§§ 27-28). Est-ce à dire que, si la juridiction russe avait tenu un raisonnement plus approfondi, en invoquant les raisons pratiques rendant difficile ou impossible l’exécution d’une peine alternative (alors même que tous les autres facteurs de personnalité pointaient vers l’opportunité d’une peine non-privative de liberté), la Cour européenne aurait validé cette décision ? Toujours est-il qu’on peut déduire de cet arrêt une obligation pour les juges du fond d’expliquer, in concreto, en quoi le lieu de résidence a un impact significatif sur la possibilité d’exécuter une peine alternative.

Appliqué à la situation des étrangers en séjour illégal, cela signifie qu’un tribunal correctionnel ne peut écarter une demande de peine de travail pour la seule raison que le prévenu ne disposerait pas d’adresse de résidence sur le territoire belge, sans expliciter de manière concrète, sur base d’éléments propres à la situation personnelle du condamné, en quoi cette circonstance empêcherait la mise en œuvre de la sanction. A cet égard, un jugement rendu par le tribunal de première instance de Gand qui rejette la demande de peine de travail en se limitant à relever que le fait que la prévenue résidait en France rendait « difficile » l’exécution d’une peine de travail[14], nous semble critiquable.

3. Les recommandations du Conseil de l’Europe sur l’accès aux peines alternatives pour les étrangers

Le problème de l’accès inégalitaire aux peines non-privatives de liberté pour les étrangers, et en particulier pour ceux en séjour illégal, n’est pas circonscrit à la Belgique : selon des statistiques du Conseil de l’Europe de 2015, les personnes de nationalité étrangère sont 2,4 fois plus représentées dans la population carcérale qu’ils ne le sont dans la population européenne en général. A l’inverse, la proportion d’étrangers bénéficiant de peines alternatives à l’emprisonnement est très basse : seuls 7,4 % des personnes exécutant une sanction alternative sont étrangers (en Belgique, ce chiffre monte à 11 %, pour une population carcérale composée à 40 % d’étrangers) (voy. un rapport du European Prison Observatory de 2016, qui relève une véritable différence dans l’accès aux mesures alternatives à l’emprisonnement entre les nationaux du pays concerné et les étrangers (p. 24)).

Ces chiffres peuvent s’expliquer par une conception biaisée du délinquant étranger qui représenterait un risque plus important pour la sécurité publique ainsi que de soustraction à la justice (UNODC, p. 15). Ces préjugés latents, couplés dans certains cas aux difficultés pratiques liées à la situation administrative du prévenu, peuvent mener les juridictions correctionnelles à considérer que cette catégorie de délinquants est d’office inéligible aux sanctions alternatives à l’emprisonnement. Or, les objectifs de réinsertion sociale qui constituent la raison d’être des peines non-privatives de liberté prennent un sens particulier s’agissant des délinquants étrangers en séjour illégal : non seulement purger une peine en dehors d’un établissement pénitentiaire permet à la personne étrangère d’entreprendre des démarches administratives en vue de régulariser son séjour[15], mais exécuter une peine de travail l’amène aussi à créer des liens sociaux, linguistiques et culturels avec des membres de la société au sein de laquelle il souhaite vivre, qui pourront s’avérer pertinents dans l’appréciation de sa situation par les autorités de l’immigration. Dans la décision du 1er mars 2022 commentée, en privilégiant une peine qui n’entraverait pas ses projets d’insertion professionnelle, la 90ème chambre correctionnelle semble d’ailleurs avoir eu égard, certes à demi-mots, à l’impact significatif qu’une peine privative de liberté pouvait avoir sur les perspectives de réinsertion sociale d’un prévenu en séjour irrégulier (§ 4).

Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a rendu plusieurs recommandations concernant la situation des détenus étrangers et leur admissibilité à des mesures alternatives à l’emprisonnement. Bien que ces textes n’aient pas d’effet contraignant en tant que tel, il est utile – et même nécessaire – de les mobiliser dans les prétoires, afin de pousser les juges à appliquer les dispositions légales sur les peines dans un souci d’interprétation conforme aux principes découlant de la Convention européenne des droits de l’homme. La recommandation du 12 octobre 2012 pose ainsi les principes que « les prévenus et délinquants étrangers ont droit à ce que leur cas soit examiné en vue d’être soumis aux mêmes sanctions et mesures non-privatives de liberté que les autres prévenus ou délinquants ; ils ne doivent pas être exclus d’un tel examen au motif de leur statut » et qu’ils « ne doivent pas être placés en détention provisoire ou condamnés à des peines privatives de liberté en raison de leur statut, tout comme les autres prévenus et délinquants, uniquement lorsque cela est strictement nécessaire et en tant que mesure de dernier recours » (§§ 4-5). Sur le prononcé des peines, le texte recommande que « les délinquants étrangers devront être soumis à la même gamme de sanctions ou de mesures non-privatives de liberté que les délinquants nationaux », dans le souci de s’assurer que « les sanctions privatives de liberté sont uniquement imposées aux délinquants étrangers lorsque c’est strictement nécessaire et en tant que mesure de dernier recours, comme c’est le cas avec les autres délinquants » (§ 14.1).

Dans le même ordre d’idées, la recommandation du 22 mars 2017 sur les sanctions et mesures adoptées dans la communauté prohibe toute discrimination dans le prononcé et l’exécution de sanctions sur base, notamment, de la race, la nationalité, de l’origine ethnique, et de la situation économique, sociale ou autre ; et exige que les sanctions et mesures alternatives soient « accessibles aux prévenus et auteurs d’infraction qui sont ressortissants étrangers » et soient « exécutées de façon juste et en conformité avec les principes énoncés par les présentes règles, en tenant compte des différences pertinentes (nous soulignons) de leurs situations » (§§ 6-7).

4. Conclusion

La quasi-automaticité de l’incarcération pour les délinquants étrangers en situation irrégulière n’est pas une fatalité. Cette contribution s’est attachée à démontrer qu’il existe des arguments juridiques, tant en droit interne que dans des textes supranationaux, à l’appui des demandes de peines alternatives, et spécifiquement des peines de travail, formulées par la défense de ces prévenus au profil particulier.

Il est naturel qu’un juge correctionnel, dans la détermination de la sanction, ait égard à l’ensemble des circonstances personnelles du prévenu qui comparait devant lui, ce qui peut comprendre l’éventuelle irrégularité de son séjour. Néanmoins, face à une demande de peine de travail, le magistrat a à notre sens l’obligation de motiver en quoi l’absence de titre de séjour a un impact pertinent sur la possibilité d’octroyer cette sanction alternative. Il ne peut se limiter à constater que l’absence de résidence sur le territoire en rend difficile l’exécution, ou qu’accorder cette peine violerait la loi du 15 décembre 1980. Il découle des normes nationales et européennes exposées ci-dessus qu’un tribunal doit justifier un refus d’octroyer une mesure alternative en se fondant sur des raisons concrètes et pratiques indépendantes de l’illégalité du séjour en soi.

La difficulté particulière de mettre en œuvre des mesures alternatives à l’emprisonnement – qui est, après tout, une peine passive ne demandant la mise en place d’aucun dispositif dans lequel les prévenus et travailleurs du monde judiciaire seraient proactifs – au bénéfice de personnes en séjour illégal n’est pas remise en question. De même, la crainte que les personnes en séjour illégal ne se soustraient à l’exécution de la sanction alternative qui aura été prononcée est légitime. Rappelons toutefois que la peine de travail est assortie d’une peine d’emprisonnement subsidiaire qui devra être exécutée à défaut de la peine de travail (article 37quinquies, § 1er, alinéa 1er, in fine), de quoi garantir sa bonne exécution et de se prémunir contre le risque de soustraction à la justice. De plus, quelle que soit la peine qui sera prononcée par le juge correctionnel, il y aura toujours pour le condamné cette épée de Damoclès que représente l’adoption d’une décision administrative négative et l’éloignement vers le pays d’origine. Il nous semble que ce risque existe exactement de la même manière lorsqu’une personne est condamnée à une peine privative de liberté, qui se verra délivrer un ordre de quitter le territoire dès sa sortie de prison (et même parfois un peu avant). Dans cette perspective, la seule circonstance que le prévenu n’est pas en possession d’un titre de séjour valide est insuffisante pour justifier la différence de traitement perçue devant les tribunaux, à savoir que les résidents légaux sont logés à bien meilleure enseigne.

 

C. Pour aller plus loin

Lire les décisions :

Corr. Bruxelles (47eme ch.), 2 juin 2021, Cahiers de l’EDEM, mai 2022.

Corr. Bruxelles (90ème ch.), 1er mars 2022, Cahiers de l’EDEM, mai 2022.

Jurisprudence :

Cass., 26 avril 2017, P. 17.0375.F.

C.C.E, 30 mai 2017, n° 187/272.

C. C., 21 décembre 2017, n° 148/2017.

Cour eur. D. H., 27 mars 2018, Aleksandr Aleksandrov c. Russie, req. n° 14431/06.

Doctrine :

A. De Brouwer et al., Triptyques de droit pénal – L'étranger face au droit pénal (Université Libre de Bruxelles, du 19/01/2022 au 01/02/2022).

O. Firouzi Tabar, M. Miravalle, D. Ronco et G. Torrente, Reducing the prison population in Europe: Do community based sentences work?, European Prison Observatory, Rome, Antigone Edizioni, 2016.

C. Guillain et F. Vansiliette, « Les peines alternatives à l’emprisonnement après Pot-Pourri II » : entre désir de punitivité et souci d’amendement », in La loi Pot-Pourri II. Un an après, Bruxelles, Larcier, 2017, pp. 39-80.

C. Heard, Alternatives to imprisonment in Europe: A handbook of good practice, European Prison Observatory, Rome, Antigone Edizioni, 2016.

A. Jacobs et P. Lambotte, « Peine de travail », in Postal Mémorialis, Lexique de droit pénal et de procédure pénale, Liège, Kluwer, 2018.

A. Jonckheere, P. De Bruycker, T. Küpper, N. Roskams, A. Servais et B. Van Boven, « La peine de travail : de la loi aux pratiques », in Calcul, exécution et cumul des peines, Anvers, Gompel & Scavina, 2022, pp. 125-141.

F. Kuty, Principes généraux du droit pénal belge. Tome IV : la peine, Bruxelles, Larcier, 2017.

C. Macq, Droit pénal et lutte contre les migrations irrégulières, Bruges, La Charte, 2021.

O. Nederlandt et E. Delhaise, « Légiférer coûte que coûte ? », note sous C. C., n° 148/2017, 21 décembre 2017, Rev. dr. pén., 2018, pp. 541-566.

UNODC, Custodial and non-custodial measures. Alternatives to incarceration. Criminal Justice Assessment Toolkit, Vienna, United Nations, 2006.

 

Pour citer cette note : M. de Nanteuil, « Peines de travail pour les étrangers en séjour illégal : vers une application plus égalitaire des dispositions en matière de peines alternatives ? », Cahiers de l’EDEM, mai 2022.

 


[1] Selon l’article 1er, § 1er, 4° de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, le séjour illégal se définit comme « la présence sur le territoire d’un étranger qui ne remplit pas ou plus les conditions d’accès au territoire ou de séjour ».

[2] Le fait de séjourner illégalement sur le territoire est puni par application de l’article 75 de la loi. L’exercice des poursuites du chef de cette infraction est généralement plutôt aléatoire…Voy. l’analyse de ce phénomène faite par Christelle Macq (pp. 89-90).

[3] A. Jacobs et P. Lambotte, « Peine de travail », in Postal Mémorialis, Lexique de droit pénal et de procédure pénale, Liège, Kluwer, 2018, p. 82.

[4] Voy. C. Guillain et F. Vansiliette, « Les peines alternatives à l’emprisonnement après Pot-Pourri II » : entre désir de punitivité et souci d’amendement », in La loi Pot-Pourri II. Un an après, Bruxelles, Larcier, 2017, pp. 39-80, spéc. 59.

[5] Cet article a été modifié par l’article 87 de la loi du 21 mars 2022 modifiant le Code pénal en ce qui concerne le droit pénal sexuel. A partir de l’entrée en vigueur de la loi, les exclusions porteront désormais sur les nouveaux articles 417/12 à 417/22 (actes sexuels non-consentis aggravés) ainsi que sur les nouveaux articles 417/25 à 417/41 (exploitation sexuelle de mineurs à des fins de prostitution), 417/44 à 417/47 (images d’abus sexuels de mineurs), 417/52 (production ou diffusion de contenu à caractère extrêmement pornographique ou violent adressé à un mineur ou à une personne en situation de vulnérabilité) et 417/54 (exhibitionnisme en présence d’un mineur ou d’une personne dans une situation de vulnérabilité) commis sur des mineurs ou à l’aide de mineurs.

[6] Voy. par exemple Corr. Gand, 18 juin 2013, T.M.R., 2013, p. 665.

[7] O. Nederlandt et E. Delhaise, « Légiférer coûte que coûte ? », note sous C. C., n° 148/2017, 21 décembre 2017, Rev. dr. pén., 2018, p. 556.

[8] Idem.

[9] Idem, p. 554.

[10] Idem, p. 558.

[11] A. Jacobs et P. Lambotte, « Peine de travail », in Postal Mémorialis, Lexique de droit pénal et de procédure pénale, Liège, Kluwer, 2018, p. 82.

[12] F. Kuty, Principes généraux du droit pénal belge. Tome IV : la peine, Bruxelles, Larcier, 2017, pp. 53-54.

[13] O. Nederlandt et E. Delhaise, « Légiférer coûte que coûte ? », op. cit., p. 551.

[14] Corr. Gand (kr. G34DO), 15 novembre 2019, inédit.

[15] Voy. O. Nederlandt et E. Delhaise, « Légiférer coûte que coûte ? », op. cit., pp. 554-558.

Publié le 31 mai 2022