Cour eur. D.H., 4 juillet 2023, B.F. et autres c. Suisse

Louvain-La-Neuve

Regroupement familial et indépendance financière : à l’impossible nul n’est tenu

Regroupement familial – Réfugiés – Article 8 CEDH – Revenus stables et suffisants – Aide sociale – Efforts fournis par le regroupant – Disproportion – Violation.

La Suisse est condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir refusé le regroupement familial de membres de la famille de réfugiés, et ce malgré le long séjour de ces derniers en Suisse et leurs efforts d’intégration socio-économique. La Cour souligne que les autorités nationales ne peuvent exiger l’impossible des regroupants, lesquels ont fait preuve d’efforts suffisants pour devenir indépendants financièrement.

Jean-Baptiste Farcy

A. Faits

L’affaire concerne quatre réfugiés originaires d’Érythrée et du Tibet ayant obtenu une protection internationale en Suisse. Les autorités helvétiques ayant considéré que les requérants sont des réfugiés sur place, ils ont obtenu un statut particulier, moins protecteur et offrant moins de droits, notamment en matière de regroupement familial.

En l’espèce, à défaut de remplir la condition relative aux ressources, les requérants n’ont pu bénéficier du regroupement familial. Alors que deux des requérants dépendaient entièrement de l’assistance sociale en raison de problèmes de santé, les deux autres travaillaient, l’un à temps plein, l’autre à mi-temps (ayant la charge de trois enfants mineurs), mais leurs revenus ont été jugés insuffisants. Les juridictions suisses ont ensuite considéré qu’il n’y avait pas là de violation de l’article 8 de la CEDH, compte tenu notamment de l’absence de perspectives d’amélioration.

B. Décision

La question à laquelle devait répondre la Cour européenne des droits de l’homme était de savoir si, dans les quatre affaires portées devant elle, la Suisse a méconnu une quelconque obligation positive au regard de l’article 8 de la Convention protégeant le droit au respect de la vie privée et familiale. La Cour était ainsi appelée à vérifier si les autorités suisses ont convenablement mis en balance les intérêts en présence.

De manière générale, la Cour ne considère pas que l’imposition d’une condition de revenus pour pouvoir bénéficier du regroupement familial est en soi déraisonnable, mais que les réfugiés doivent, compte tenu de leur vulnérabilité et de l’impossibilité d’une vie de famille dans le pays d’origine, bénéficier d’une procédure de regroupement familial plus favorable que celle réservée aux autres étrangers (Mugenzi c. France, 10 juillet 2024, § 54). Il est, dès lors, nécessaire de tenir compte des circonstances propres au cas d’espèce. À cet égard, la Cour rappelle que la Suisse fait figure d’exception en la matière car la législation opère une différence entre les réfugiés qui avaient une crainte fondée d’être persécutés avant leur départ et les réfugiés sur place (§ 99), distinction pour laquelle le législateur suisse a déjà essuyé plusieurs critiques. La Cour juge que soumettre le regroupement familial à des conditions supplémentaires au motif que le besoin de protection des réfugiés sur place serait prétendument plus court n’est pas empiriquement fondé. Les quatre requérants sont d’ailleurs arrivés en Suisse entre 2008 et 2012, soit depuis de nombreuses années.

De prime abord, la différence de traitement n’apparait donc pas justifiée aux yeux de la Cour (§ 101). Elle juge ensuite qu’il y a lieu de tenir compte de la vulnérabilité particulière des réfugiés sur place qui, du fait de leur crainte de persécution, ne peuvent vivre leur vie de famille dans leur pays d’origine. De ce fait, il existe un consensus pour offrir aux réfugiés des conditions plus avantageuses en matière de regroupement familial. Pour la Cour, il apparait alors nécessaire d’interpréter et d’appliquer la condition de ressources suffisantes et de non-dépendance à l’assistance sociale de manière souple plus le temps passe (§ 105).

L’écoulement du temps devient ainsi un élément à prendre en compte dans la balance des intérêts. D’une part, plus le temps passe, plus le regroupant s’intègre dans le pays d’origine. D’autre part, l’écoulement du temps confirme l’existence d’obstacles insurmontables à la vie de famille dans le pays d’origine. Compte tenu du fait que l’absence de flexibilité peut avoir pour effet de séparer les familles de manière permanente, la Cour est d’avis, dans un paragraphe clé, que les autorités nationales ne peuvent exiger des réfugiés qu’ils fassent l’impossible pour bénéficier du regroupement familial (§ 105).

La Cour observe ensuite que le premier requérant avait un emploi à plein temps en Suisse, la deuxième était employée à mi-temps mais devait s’occuper seule de trois enfants mineurs, le troisième n’a certes jamais travaillé mais souffrait de problèmes de santé importants, alors que le dernier n’a jamais travaillé non plus mais aurait pu, à tout le moins, travailler à temps partiel. La Cour aboutit ainsi au constat que les autorités helvétiques n’ont pas respecté, sauf dans le cas du quatrième requérant, le principe de proportionnalité en refusant de faire preuve de flexibilité. Selon la Cour, les trois premiers requérants ont effectivement fait tout ce qui pouvait raisonnablement être attendu d’eux pour gagner leur vie et faire face à leurs dépenses et à celles des membres de leur famille (§§ 127 et 129).

C. Éclairage

L’arrêt commenté, quelque peu passé sous les radars, s’inscrit dans le prolongement de plusieurs décisions rendues récemment par la Cour européenne des droits de l’homme en matière de regroupement familial. Ces arrêts font suite au renforcement des politiques migratoires nationales qui ont pour objectif de restreindre le droit au regroupement familial, et en particulier de personnes bénéficiant d’une protection internationale. Les États européens n’hésitent plus à créer des différences de traitement entre personnes protégées selon qu’elles obtiennent le statut de réfugié, le statut de protection subsidiaire ou un statut de protection national qui échappe aux règles européennes. Par exemple, plusieurs pays européens, dont le Danemark et la Suède, mais aussi l’Autriche ou la Suisse, ont introduit des périodes d’attente pouvant aller jusqu’à trois ans avant de permettre le regroupement familial de personnes protégées. Alors que la Cour a tempéré l’application stricte du délai d’attente dans l’affaire M.A. c. Danemark, elle a jugé dans l’affaire M.T. et autres c. Suède que la différence de traitement entre réfugiés et bénéficiaires de la protection subsidiaire était justifiée, compte tenu notamment d’un besoin de protection prétendument plus court dans le temps…

L’affaire qui nous occupe ici concerne la Suisse qui, outre l’introduction d’une période d’attente, a soumis le regroupement familial des bénéficiaires d’une protection dite temporaire (en ce compris les réfugiés sur place) à des conditions socio-économiques plus strictes. La Suisse figure ainsi parmi les États les plus restrictifs sur le continent. L’imposition de critères socio-économiques aux réfugiés sur place constitue effectivement une exception à l’échelle européenne où, en vertu de la directive 2003/86 (à laquelle la Suisse n’est pas liée), toutes les personnes bénéficiant du statut de réfugié doivent, du moins durant un certain laps de temps, bénéficier de conditions plus avantageuses et être exemptées de l’obligation de revenus stables, réguliers et suffisants[1]. Compte tenu de cet isolement de la Suisse, la Cour n’a pas hésité à conclure que la marge d’appréciation des autorités nationales est plus réduite.

La lecture et la compréhension de l’arrêt commenté doivent ainsi tenir compte des spécificités législatives propres à la Suisse. Ce qui vaut en Suisse ne vaut pas nécessairement ailleurs, par exemple en Belgique où le cadre législatif demeure, pour l’instant, plus favorable. La question se pose, en effet, de savoir si la conclusion de la Cour eût été la même si l’affaire concernait un autre État partie et/ou si les requérants n’étaient pas réfugiés.

Il n’en demeure pas moins que l’arrêt est intéressant en ce qu’il rend compte du fait que le droit au regroupement familial devient de plus en plus restrictif et, finalement, inatteignable pour certaines personnes qui, malgré leurs efforts d’intégration et d’indépendance financière, ne peuvent atteindre le niveau de revenus exigé. En Belgique, par exemple, le seuil a été relevé le 1er mai 2024 et se chiffre désormais à 2 098,55 € net par mois. Pour beaucoup, un travail à temps plein ne suffit plus pour pouvoir bénéficier du regroupement familial (comme l’illustre d’ailleurs le cas d’un des requérants dans l’affaire commentée). La route devient ainsi barrée pour les personnes, souvent des femmes, occupant des emplois précaires, ayant un faible niveau d’éducation, des enfants à charge et/ou des problèmes de santé.

Lorsque ces différents éléments se cumulent, il devient évident que l’on se retrouve face à un cas de discrimination intersectionnelle. La notion n’apparait, certes, à aucun moment dans l’arrêt, la Cour refusant d’ailleurs (comme trop souvent) d’examiner la plainte sous l’angle de l’article 14 lu en combinaison avec l’article 8 de la Convention, mais il n’est pas déraisonnable de penser que l’existence de plusieurs motifs de discrimination (état de santé, analphabétisme, statut juridique, genre…) a poussé la Cour à admettre qu’au vu de la « vulnérabilité particulière » (§ 126) des requérants, les autorités suisses ont outrepassé leur marge d’appréciation.

Comme l’écrivent Emmanuelle Bribosia, Robin Medard Inghilterra et Isabelle Rorive, « lorsque deux motifs de discrimination fondent, ensemble, un double désavantage (discrimination additive), ou un désavantage spécifique produit par l’interaction des caractéristiques (discrimination intersectionnelle), il conviendrait de procéder à un contrôle plus rigoureux de la justification avancée par le défendeur pour n’admettre, par exemple, que des raisons particulièrement graves, fortes et convaincantes »[2]. Face à cela, il y a lieu de renforcer le contrôle de proportionnalité en admettant que le respect de ce principe requiert une mise en balance in concreto des intérêts en présence en confrontant les préjudices et les bénéfices concrets, observables dans le cas d’espèce. Il ne s’agit pas de déterminer si la législation en cause est proportionnée mais bien si l’application de cette législation dans la situation d’espèce est effectivement proportionnée[3]. L’arrêt commenté en offre un bel exemple et démontre qu’une législation pouvant, de manière abstraite, être jugée raisonnable peut conduire à des effets disproportionnés dans un cas précis. Comme l’écrivait le Juge Kuris dans son opinion dissidente dans l’affaire Garib c. Pays-Bas, « La justification (“légitimation”) de mesures générales, ici une politique législative consolidée dans un texte de loi, ne doit pas conduire à la justification automatique de leur application à un individu donné » (§ 3), et d’ajouter « une politique indiscriminée, tout compréhensibles, voire nobles, qu’aient pu être les buts qu’elle poursuivait au moment de son élaboration et de sa consolidation dans la loi (qui permettent aux tribunaux de la déclarer “légitime”), qui est appliquée à la requérante (et à sa famille) de manière indiscriminée, n’est rien d’autre que discriminatoire » (§ 11).

En conclusion, l’imposition de conditions socio-économiques en matière de regroupement familial n’étonne aujourd’hui plus grand monde, et cette politique n’est pas réellement remise en cause, mais il n’en demeure pas moins qu’elle peut être discriminatoire lorsque les exigences sont impossibles à atteindre pour des personnes qui ont fait tout ce que les autorités pouvaient raisonnablement attendre d’elles, et à plus forte raison lorsque la vie familiale est impossible dans le pays d’origine. L’arrêt commenté a le mérite de rappeler qu’à l’impossible nul n’est tenu et que, si le droit au regroupement familial n’est pas absolu, les limitations imposées par la loi ne peuvent l’être non plus.

D. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 4 juillet 2023, B.F. et autres c. Suisse.

Jurisprudence :  

Doctrine :  

  • Bribosia, E., R. Médard Inghilterra et I. Rorive, « Discrimination intersectionnelle en droit : mode d’emploi », Rev. trim. dr. h., 2021/2 ;
  • Desmet, E. et al., Family Reunification in Europe : Exposing Inequalities, Routledge, à paraitre ;
  • Farcy, J.-B., « Equality in Immigration Law : An Impossible Quest ? », Human Rights Law Review, Vol. 20, 2020, pp. 725-744 ;
  • Feith Tan, N. et J. Vedsted-Hansen, « How long is too long ? The limits of restrictions on family reunification for temporary protection holders », EU Migration Law Blog, 27 septembre 2021.

 

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « Regroupement familial et indépendance financière : à l’impossible nul n’est tenu », Cahiers de l’EDEM, mai 2024.

 

[1] CJUE, K & B, 7 novembre 2018, C-380/17.

[2] E. Bribosia, R. Medard Inghilterra et I. Rorive, « Discrimination intersectionnelle en droit : mode d’emploi », Rev. trim. dr. h., 2021/2, p. 266.

[3] Comme l’expliquent Sébastien Van Drooghenbroeck et Xavier Delgrange, « cette “pesée des intérêts” ne va en réalité nullement de soi. Elle requiert en effet, pour la détermination des intérêts à peser et du poids à leur conférer, un “cadrage” strict du litige, obtenu par le positionnement sur différents axes. Lorsqu’est contestée une mesure d’application d’une législation plus générale, faut-il opérer la pesée des intérêts au niveau de la législation elle-même – un categorical balancing – et confronter alors les préjudices et bénéfices généraux attachés à cette législation, ou faut-il opérer au contraire une pesée des intérêts en présence dans la situation d’application proprement dite – un ad hoc balancing – et ne confronter que des préjudices et des bénéfices concrets, observables dans la situation d’espèce ? » (S. Van Drooghenbroeck et X. Delgrange, « Le principe de proportionnalité : retour sur quelques espoirs déçus », Revue du droit des religions, 2019, p. 50).

Publié le 31 mai 2024