C.E., 22 septembre 2021, Abergel, n° 251.567

Louvain-La-Neuve

La discrétion administrative en matière d’examen du marché de l’emploi sanctionnée par le Conseil d’Etat.

Immigration économique – Examen du marché de l’emploi – Irrecevabilité – Recours au Conseil d’Etat – Ajout de condition à la loi – Annulation.

Le Conseil d’Etat sanctionne la décision de l’administration flamande déclarant une demande de permis unique irrecevable au motif que l’employeur n’a pas publié l’offre d’emploi durant six semaines sur le site du VDAB. Alors que la législation régionale soumet l’examen de la demande à un examen du marché de l’emploi, les modalités de cet examen ne figurent pas explicitement dans la loi. Partant, le Conseil d’Etat annule la décision querellée au motif que l’administration régionale a ajouté une condition à la loi.

Jean-Baptiste Farcy

 

A. Arrêt

Le recours introduit devant le Conseil d’Etat fait suite au refus de la Région flamande de délivrer une autorisation de travail à une travailleuse originaire des Philippines. La demande de permis unique introduite le 9 juillet 2019 a été déclarée irrecevable au motif que l’ensemble des documents requis n’étaient pas produits. D’après la décision contestée, la demande de permis unique introduite par l’employeur doit, lorsque la législation soumet la délivrance de ce permis à un examen du marché de l’emploi, contenir la preuve que l’offre d’emploi a été publiée sur le site du VDAB (Vlaamse Dienst voor Arbeidsbemiddeling en Beroepsopleiding) durant au moins six semaines.

L’employeur a contesté cette décision d’irrecevabilité devant le Conseil d’Etat[1]. Selon lui, la décision litigieuse ne repose sur aucune base légale dès lors qu’aucune règle de droit n’impose que l’offre d’emploi soit publiée sur le site du VDAB durant minimum six semaines. Ce faisant, la partie défenderesse aurait ajouté une condition à l’Arrêté du Gouvernement flamand du 7 décembre 2018 portant exécution de la loi du 30 avril 1999 relative à l'occupation des travailleurs étrangers.

La législation flamande prévoit effectivement qu’à l’exception des catégories de personnes autorisées de plein droit à travailler (reprises aux articles 16,17 et 19 de l’Arrêté), un étranger ne peut être autorisé à travailler en Région flamande que s’il est impossible de trouver dans un délai raisonnable un travailleur convenable parmi les travailleurs disponibles sur le marché du travail. La disposition en cause implique donc qu’un examen du marché de l’emploi soit réalisé. La législation ne précise cependant pas les modalités de cet examen. La pratique administrative, ici contestée, veut que la Région s’en réfère aux services du VDAB qui sont mieux placés pour apprécier les besoins sur le marché de l’emploi. La partie défenderesse considère, à cet égard, qu’il n’est pas déraisonnable d’exiger la preuve de la publicité de l’offre d’emploi durant six semaines au moins. Si aucun candidat sérieux ne se présente durant ce délai, la demande de permis unique est alors accordée.

Dans le cadre du contentieux objectif qui est le sien, le Conseil d’Etat fait droit aux arguments de la partie demanderesse et considère effectivement que la Région flamande a ajouté une condition à la loi. L’article 18 de l’Arrêté du Gouvernement flamand impose uniquement que le demandeur démontre l’existence de motifs particuliers d’ordre économique ou social à l’appui de la demande de permis unique. Cet article ne liste cependant aucun critère. A fortiori, il n’est pas requis que l’offre d’emploi soit publiée durant six semaines sur le site du VDAB.

La décision d’irrecevabilité est, par conséquent, annulée.

B. Éclairage

Rares sont les décisions de justice qui touchent à l’examen du marché de l’emploi et à la manière dont celui-ci est réalisé par les différentes autorités administratives. Dans ma thèse de doctorat, aujourd’hui publiée, j’écrivais d’ailleurs que le test du marché de l’emploi représente « une boîte noire » en raison du fait que les modalités de cet examen sont peu connues et peu étudiées[2]. L’arrêt commenté offre ainsi l’occasion de s’y pencher (2), après un bref rappel des principes (1).

1. L’exigence de mener un examen du marché de l’emploi

En matière d’immigration dite économique, le principe est connu : l’étranger qui souhaite venir travailler en Belgique doit y être préalablement autorisé. Cette autorisation prend aujourd’hui la forme d’un « permis unique » conformément au prescrit de la directive européenne 2011/98/UE dont la transposition en droit belge a longtemps été retardée en raison de la Sixième Réforme de l’Etat[3].

Il résulte de cette réforme que la matière relative à l’occupation des travailleurs étrangers relève désormais de la compétence exclusive des régions (et de la Communauté germanophone). La délivrance du permis unique est donc soumise à différentes conditions qui sont aujourd’hui fixées par les différents législateurs régionaux (le fédéral demeure néanmoins compétent pour le volet « séjour » en vertu de ses compétences résiduelles).

Les différents arrêtés régionaux s’inscrivent dans le prolongement de la législation fédérale antérieure selon laquelle, sauf exception notamment pour les travailleurs hautement qualifiés, il faut tenir compte de la situation du marché de l’emploi avant de délivrer une autorisation d’occupation (ancien article 8 de l’Arrêté royal du 9 juin 1999). Pour travailler en Belgique, un étranger doit donc répondre à un besoin sur le marché de l’emploi. L’arrêté du Gouvernement flamand du 7 décembre 2018 dispose effectivement, en son article 18, que :

« Sans préjudice de l'application des articles 16, 17 et 19, l'admission au travail à durée déterminée n'est délivrée à l'employeur établi en Belgique que lorsqu'il est impossible de trouver dans un délai raisonnable parmi les travailleurs disponibles sur le marché du travail un travailleur qui, grâce à une formation professionnelle ou une formation professionnelle individuelle éventuellement encore à suivre, convient pour occuper le poste en question de manière satisfaisante et dans un délai raisonnable.

Sous peine d'irrecevabilité, la demande introduite en vertu de l'alinéa premier est étayée par un motif particulier d'ordre économique ou social. »

En Wallonie, l’article 3 de l’Arrêté du Gouvernement wallon du 16 mai 2019 ne dit pas autre chose :

« Un ressortissant d'un pays tiers est admis au travail lorsque les conditions suivantes sont remplies :

1° il est impossible de trouver dans un délai raisonnable parmi les travailleurs disponibles sur le marché de l'emploi un demandeur d'emploi apte à occuper de façon satisfaisante et dans un délai raisonnable, même au moyen d'une formation professionnelle adéquate, l'emploi envisagé; […] ».

En Région de Bruxelles-Capitale, à défaut pour le législateur régional d’avoir adopté une législation propre, l’article 8 de l’Arrêté royal du 9 juin 1999 demeure applicable.

Il en résulte qu’un étranger qui souhaite travailler en Belgique et qui ne serait pas hautement qualifié, à savoir qu’il n’aurait pas de diplôme de l’enseignement supérieur d’une durée d’au moins trois ans ou n’aurait pas une rémunération brute supérieure aux seuils régionaux, est soumis à un examen du marché de l’emploi.

Outre les personnes hautement qualifiées, une exception à l’obligation de conduire un examen du marché de l’emploi existe lorsque l’emploi convoité figure sur la liste régionale des « métiers en pénurie »[4]. Un examen du marché de l’emploi à proprement parler n’a alors pas lieu. En Flandre et en Wallonie, la règlementation prévoit, dans ce cas, que la condition de l’examen du marché de l’emploi est réputée être remplie[5]. En région de Bruxelles-Capitale, Actiris dispose d’une liste interne et lorsque le métier concerné y figure, l’agence bruxelloise donne un avis positif. À notre connaissance, cette liste n’est pas publiée.

Il résulte de ce qui précède que, dans de nombreux cas, un examen du marché de l’emploi est requis. Les différentes législations applicables ne précisent cependant pas les modalités de cet examen. Elles se contentent d’énoncer qu’il doit être impossible de trouver un candidat dans un délai raisonnable, même au moyen d’une éventuelle formation professionnelle. En pratique, les modalités diffèrent d’une Région à l’autre.

2. L’examen du marché de l’emploi dans les trois Régions

Lorsqu’un examen du marché de l’emploi est requis, les différentes administrations régionales consultent l’agence régionale pour l’emploi, que ce soit le VDAB, le FOREM ou Actiris, pour réaliser cet examen. L’agence régionale pour l’emploi rend alors un avis positif ou négatif sur la base duquel l’autorité régionale prend sa décision.

En Flandre, l’employeur qui souhaite engager un ressortissant de pays tiers doit en principe collaborer avec le VDAB et est, par conséquent, partie prenante à la procédure. À moins que cela n’ait déjà été fait, l’offre d’emploi est publiée via les canaux de l’agence pour une durée de six semaines. Les candidats qui correspondent à l’offre d’emploi dans un rayon de 60 kilomètres – distance en-deçà de laquelle un emploi est réputé convenable en droit social – sont mis en contact avec l’employeur. Ce dernier doit, ensuite, motiver en quoi les candidats qui lui sont présentés par le VDAB, ou qui postulent volontairement, correspondent ou non à l’offre d’emploi. En fonction de cela, le VDAB donne un avis positif ou négatif. La réponse finale du VDAB dépend ainsi non seulement de la disponibilité de travailleurs locaux, mais aussi de la coopération de l’employeur.

En région bruxelloise et en Wallonie, les bases de données reprenant l’ensemble des demandeurs d’emploi occupent une place plus importante. À la différence de la Flandre, l’employeur n’est pas impliqué dans la procédure. En région bruxelloise, lorsqu’il ne s’agit pas d’un emploi pour lequel il existe une pénurie de main-d’œuvre, Actiris consulte la base de données des demandeurs d’emploi, et si l’enquête révèle que plus de 24 candidats sont disponibles, Actiris rend un avis négatif. Cette limite, qui peut a priori paraître arbitraire, correspond, en réalité, au nombre de profils généralement requis pour trouver un candidat satisfaisant.

En Région wallonne, les choses sont plus simples encore puisque l’administration régionale présume désormais de manière irréfragable qu’il existe au moins un travailleur disponible sur le marché de l’emploi wallon, fut-ce au moyen d’une formation, sauf si le métier en question figure sur la liste des métiers en pénurie publiée par le Ministre compétent. La demande de permis unique est donc rejetée dans la majorité des cas.

C. Conclusion

Il ressort des lignes qui précèdent que l’examen du marché de l’emploi peut prendre différentes formes avec pour conséquence que la politique régionale est plus ou moins restrictive. Un trait commun est toutefois que les modalités de cet examen ne sont nulle part définies dans la loi.

L’arrêt commenté présente ainsi le mérite de tenter de percer cette « boite noire » pour faire en sorte qu’à l’avenir une plus grande transparence soit garantie. Les administrations régionales sont effectivement tenues à un devoir de transparence, de publicité et de motivation qui est incompatible avec les pratiques actuelles. À défaut pour les différents législateurs régionaux d’adopter des critères devant guider l’examen du marché de l’emploi, il incombe aux autorités de tenir compte des documents produits par l’employeur démontrant qu’il existe un motif particulier d’ordre économique ou social, ainsi que l’a rappelé le Conseil d’Etat dans l’arrêt commenté.

D. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.E., 22 septembre 2021, n° 251.567, Abergel.

Doctrine :

- Moutet V. et M. Laurent, « L’occupation de travailleurs étrangers à l’heure de la régionalisation. Analyse transversale des règles conditionnant l’octroi d’une autorisation de travail », Orientations, 2021, n° 4, pp. 2 – 30.

- Mussche N., V. Corluy, I. Marx et J. Haemels, « Arbeidsmarktonderzoek als instrument en basis bij toekomstig arbeidsmigratiebeleid en EU vrijhandelsakkoorden » (l’étude est accessible en ligne).

 

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « La discrétion administrative en matière d’examen du marché de l’emploi sanctionnée par le Conseil d’Etat », Cahiers EDEM, mai 2022.

 


[1] Conformément à l’article 37 de l’accord de coopération du 2 février 2018 portant sur la coordination des politiques d'octroi d'autorisations de travail et d'octroi du permis de séjour, ainsi que les normes relatives à l'emploi et au séjour des travailleurs étrangers, le recours contre une décision d’irrecevabilité d’une demande de permis unique doit être introduit auprès du Conseil d’Etat.

[2] J.-B. Farcy, L’Union européenne et l’immigration économique : Les défis d’une gouvernance multiniveaux, Anthémis, 2021, p. 198. Une étude minutieuse commanditée par la Région flamande et réalisée par Ninke Mussche, Vincent Corluy, Ive Marx et Joost Haemels figure parmi les rares publications sur le sujet. Elle a été publiée en 2013 sous le titre « Arbeidsmarktonderzoek als instrument en basis bij toekomstig arbeidsmigratiebeleid en EU vrijhandelsakkoorden » (l’étude est accessible en ligne).

[3] J.-B. Farcy, « Commentaire de l’accord de coopération visant à transposer la Directive « permis unique » », Cahiers EDEM, avril 2018.

[4] À noter qu’en Région wallonne, la notion de métier en pénurie fait l’objet d’une interprétation restrictive de la part du Ministre compétent puisque, pour être qualifié de tel, un secteur d’activité doit faire face à une pénurie « structurelle », c’est-à-dire depuis au moins cinq années consécutives. La liste des métiers en pénurie utilisée aux fins de l’admission de travailleurs étrangers diffère ainsi de la liste (plus longue) dressée par le FOREM, dont l’interprétation de la notion de « pénurie » est moins restrictive. Pour la Région flamande, la liste des métiers en pénurie est consultable ici.

[5] Arrêté du Gouvernement flamand du 7 décembre 2018 portant exécution de la loi du 30 avril 1999 relative à l'occupation des travailleurs étrangers, M.B., 21 décembre 2018, art. 18, §2 ; Arrêté du Gouvernement wallon du 16 mai 2019 relatif à l'occupation des travailleurs étrangers et abrogeant l'arrêté royal du 9 juin 1999 portant exécution de la loi du 30 avril 1999 relative à l'occupation des travailleurs étrangers, M.B., 19 juin 2019, art. 2, §3

Publié le 31 mai 2022