Édito – Vers une protection renforcée des femmes migrantes victimes de violence de genre en Europe

Louvain-La-Neuve

Des avancées… mais encore du chemin

Christine Flamand

Ce début d’année 2024 est marqué par quelques développements majeurs quant à la question de l’interprétation de la violence faite aux femmes ou les violences domestiques dans le cadre de la protection internationale. Les femmes et les filles, longtemps invisibilisées mais néanmoins bien présentes dans les flux migratoires, représentent aujourd’hui un tiers des personnes sollicitant une protection internationale dans l’Union européenne (voir les chiffres de l’EUAA).

Tout d’abord, au niveau jurisprudentiel, l’arrêt du 24 janvier 2024 de la Cour de justice de l’Union européenne confirme l’interprétation de la directive qualification, selon laquelle les femmes sollicitant une protection internationale sur la base de violences de genre forment un groupe social. Tel sera le cas lorsque, dans leur pays d’origine, elles sont exposées, en raison de leur sexe, à des violences physiques ou mentales, y compris des violences sexuelles et domestiques. Cet arrêt s’inscrit dans la lignée d’une évolution de jurisprudence de plusieurs décennies. Les premières décisions sur le groupe social des femmes datent de 1993 et concernaient des stérilisations forcées (Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F.314.)… Par ailleurs, même si cette interprétation est prônée de longue date par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et est déjà bien ancrée dans la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers en Belgique, cet arrêt est essentiel pour garantir une application harmonisée de l’interprétation des violences de genre dans tous les pays de l’UE. Ceci ne doit pas nous faire oublier que d’autres motifs de persécution, comme celui de l’opinion politique ou de la religion, peuvent également s’appliquer aux femmes victimes de ces violences.

Cet arrêt nous rappelle aussi que la convention du Conseil de l’Europe de 2014 sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) fait désormais partie du Régime d’asile européen commun (RAEC) pour ce qui concerne les dispositions spécifiques relatives à l’asile et la migration (articles 59 à 61 de la Convention d’Istanbul), et ce, depuis la décision du Conseil de l’Union européenne du 1er juin 2023 (entrée en vigueur le 1er octobre 2023). L’intérêt de la Convention d’Istanbul en matière d’asile est de protéger les femmes victimes de violences de genre au regard du principe de non-refoulement et de faire le lien entre la Convention de Genève de 1951, la directive qualification et les violences de genre, en l’absence de ce critère dans la Convention relative au statut de réfugié). Cette décision du Conseil permet d’étendre le champ d’application de la Convention d’Istanbul aux pays de l’Union européenne qui n’ont pas encore ratifié celle-ci (Bulgarie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Slovaquie et Tchéquie).

Deux autres affaires sont actuellement pendantes devant la Cour de justice et semblent se diriger vers les mêmes constatations à la lecture des conclusions de l’avocat général. Dans une affaire C-608/22 et 609/22, il s’agit pour la Cour de se prononcer sur la situation de femmes afghanes, qui dans leur pays d’origine font face à de nombreuses discriminations en raison de leur statut de femme, et de déterminer si l’effet cumulé de celles-ci atteint le seuil de persécution requis par l’article 9 de la directive qualification. Une autre affaire pendante concerne l’occidentalisation d’adolescentes irakiennes vivant depuis cinq ans aux Pays-Bas (C-646/21) et vise à déterminer si elles peuvent être considérées comme appartenant à un groupe social. Ces deux arrêts sont très attendus car ils couvrent le spectre large des questions que soulèvent les cas des femmes et des filles dans la protection internationale.

Ensuite, au niveau législatif, la proposition de directive sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, avalisée par le Conseil de l’Union le 8 février 2024, vient compléter l’arsenal législatif européen de protection des femmes victimes de violences. Si cette directive fait référence à la Convention d’Istanbul (dans laquelle seules trois dispositions s’appliquent aux femmes migrantes), elle fait l’impasse sur la violence domestique dans la cadre spécifique de la migration, et notamment du regroupement familial. Par ailleurs, seul le considérant 25 envisage la situation de plaintes de femmes migrantes et invite les États à assurer que des victimes issues de pays tiers ne soient pas découragées de porter plainte et soient traitées de manière non discriminatoire. Ceci ne se retrouve pas dans le corps du texte de la convention, ce qui est regrettable et peu en adéquation avec la Convention d’Istanbul. Toutefois, l’article 35 semble s’appliquer, lequel vise à accorder un soutien ciblé aux victimes ayant des besoins spécifiques et aux groupes à risque, « notamment aux femmes fuyant des conflits armés ». L’on peut donc en déduire à demi-mot que certaines femmes migrantes pourront se prévaloir d’un soutien adapté à leurs besoins, même si cela ne suffira probablement pas à leur assurer, en tant que victime de violence domestique, un séjour autonome, comme cela est requis par l’article 59 de la Convention d’Istanbul. Incorporer les dispositions en matière de non-refoulement, d’asile et de migration dans cette directive aurait été le bienvenu, à tout le moins pour assurer une transposition de ces normes dans le droit national et garantir une cohérence dans la protection des femmes migrantes au niveau européen.

Enfin, pour conclure, nous souhaitons que la Cour européenne des droits de l’homme puisse suivre l’exemple de la Cour de justice dans le cadre du dialogue des juges et également prendre fait et cause pour les femmes migrantes victimes de violences de genre. En effet, si la Cour européenne a une jurisprudence abondante et attentive à la question de la protection des femmes victimes de violences domestiques (p. ex. Opuz c. Turquie, 2010), il en est autrement s’agissant des femmes dont la demande d’asile a été rejetée. Le dernier arrêt concluant à une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme date de 2010 et concernait une femme afghane à risque de violences de genre en cas de retour et en voie d’être expulsée vers son pays d’origine (N. c. Suède, 2010). La Cour de Strasbourg est d’ailleurs très en retrait quant à la protection des femmes à risque de violence de genre, notamment le risque de mutilations génitales (p. ex. Sow c. Belgique), alors que les comités onusiens ont développé des positions protectrices axées sur l’ineffectivité des protections internes (p. ex. Comité contre la torture, F.B. c. Pays-Bas, 2015 ou CEDAW, Tabereh c. Suisse, 2023). Gageons que la Cour puisse également s’inspirer de l’arsenal juridique existant en matière de protection des femmes en Europe pour faire évoluer sa jurisprudence sur les femmes migrantes dans le futur. Elles en auront besoin car les avancées significatives en droit ne doivent pas occulter l’ampleur du phénomène des violences domestiques et sexuelles.

Bonne lecture !

 

Pour citer cette note : Chr. Flamand, « Édito – Vers une protection renforcée des femmes migrantes victimes de violence de genre en Europe : Des avancées… mais encore du chemin », Cahiers de l’EDEM, février 2024.

Publié le 08 mars 2024