Les catégories juridiques des étrangers et leurs frontières.

Louvain-La-Neuve

Catégories juridiques – Etrangers – Migration – Frontières – Contrôle – Exclusion

Si le juriste est traditionnellement accoutumé à appréhender l’étranger au prisme des catégories juridiques, les évolutions qu’elles connaissent dans le contexte contemporain l’invitent à en interroger les conséquences. Car le raffinement de plus en plus sophistiqué qui les caractérise est loin d’être anodin pour les individus. Érigées en piliers de l’inclusion et de l’exclusion en matière de séjour et de droits, les catégories juridiques instituent pour l’étranger des sphères personnelles qui délimitent les horizons et les frontières de son humanité.

Maria Gkegka, Univ. Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Paris Nanterre (France)

 

Introduction

Dans son ouvrage classique Étrangers : de quel droit ? paru en 1985, la professeure Danièle Lochak notait que l’on ne peut « appréhender l’étranger comme catégorie qu’à travers le droit », ajoutant qu’il y a là un droit à part pour une catégorie à part (D. Lochak, p. 11). Depuis lors, la catégorie de l’étranger est devenue de plus en plus l’objet d’un fractionnement et s’éparpille entre des situations dissemblables. La représentation unitaire qui pouvait autrefois en être donnée cède désormais place à un foisonnement catégoriel. Symptomatique, bien que quelque peu énigmatique, l’affirmation du philosophe Étienne Balibar selon laquelle « il n’y a plus d’étranger au sens général et purement légal du terme » s’impose, pour le juriste, comme une évidence tout en l’invitant à réinterroger les évolutions du droit et leurs conséquences (É. Balibar, p. 9).

Le droit de l’Union européenne, spécifiquement, a créé la catégorie des étrangers « ressortissants de pays tiers », mais ne les traite pas de façon homogène. Compte tenu des compétences juridiques que l’Union partage avec les États membres et de l’approche sectorielle qu’elle privilégie, en légiférant notamment par voie de directives, l’on assiste à un spectaculaire éclatement de la catégorie générale en catégories et sous-catégories particulières, qui s’adjoignent à celles nationales, dans un processus continu.

L’impressionnisme juridique qui caractérise ces catégories peut certes s’avérer avantageux pour l’Union comme pour l’État : l’édifice normatif peut, pour ses auteurs, gagner en en malléabilité, ce qu’il perd en clarté. Chaque catégorie constitue un matériau susceptible de nouvelles interventions de la part de la puissance publique, un levier à actionner pour un ajustement ou un redéploiement des politiques migratoires. En revanche, l’opacité de l’ensemble participe à obscurcir les enjeux essentiels qui touchent les individus, et que le chercheur doit s’efforcer au contraire de rendre visibles. Parce que le droit tend à multiplier les zones grises où l’on peine à déterminer quelle règle s’applique à quelle situation. Parce qu’il tend surtout à s’éloigner du réel, de la vie des personnes, en ignorant leurs parcours et caractéristiques sociales ou en les altérant (L. Azoulai, p. 521). Or le processus de catégorisation, que l’on peut entendre de façon commune comme le découpage en classes auxquelles sont associés des effets distinctifs, entre en tension avec la réalité sociale, la situation vécue par les individus. 

À la confusion ambiante contribue le fait que, si la technique de la catégorisation procède à une reconstruction de cette réalité, qu’elle scinde à partir d’une gamme d’entités juridiques, l’aspect discrétionnaire de ce découpage peut aisément s’effacer derrière un formalisme idéaliste qui participe de la promotion d’un ordre naturel des choses. Le droit par les catégories qu’il institue « "naturalise" les comportements ou les situations qu’il prend en compte » (D. Lochak, p. 145), et diffuse immanquablement dans les esprits une certaine idée de la normalité. Réputées « n’avoir de valeur qu’en tant que moyens artificiels de l’élaboration juridique » (F. Geny, p. 219), elles se voilent d’une apparente objectivité sur le plan des valeurs.

Pourtant, ni le droit ni ses catégories ne peuvent plus se parer d’un caractère naturel ou bien objectif. Le temps où les catégories paraissaient neutres, et où la technique juridique objectivait les choses jusqu’à perdre de vue leur caractère artificiel, paraît révolu. Depuis les travaux de Hans Kelsen, Charles Eisenmann et Michel Troper, la fausse neutralité des catégories semble battue en brèche. Le théoricien viennois a joué, on le sait, un rôle pionnier pour révéler le substrat idéologique du droit. En écho à l’œuvre du maître, son élève Charles Eisenmann a contesté avec vigueur le postulat de l’existence d’un ordre naturel, impossible à prouver et dépourvu de toute objectivité. Et son disciple, Michel Troper, a dénoncé à son tour les approches qui soutiennent ouvertement, ou reviennent à soutenir, que la « technique juridique est entièrement neutre et transparente » (M. Troper, p. 301).

Dès lors que l’on admet que le jeu des catégories du droit des étrangers ne constitue pas un donné préexistant à l’intervention des autorités et qui s’imposerait à elles, mais fondamentalement un construit, c’est-à-dire le produit de choix politiques qui les déterminent, leur dimension instrumentale s’en trouve mise en avant. L’on perçoit que le pluralisme catégoriel est au service de fins que représentent avant tout la réglementation de l’entrée, du séjour, de l’accueil des personnes. Autrement dit, il apparaît intrinsèquement lié à la gestion des frontières territoriales, entre fonction de tri et effet de hiérarchisation. Mais, outre cette première fonctionnalité, la catégorisation se prolonge à d’autres aspects de la vie, jusqu’à régir le « cycle entier de leur existence » (L. Azoulai, p. 522). En réalité, la catégorisation apparaît comme une technique puissante de contrôle et d’assujettissement qui tend finalement à vulnérabiliser les individus.

À l’heure où de nouvelles catégories pourraient voir le jour, dans le sillage notamment du pacte de l’immigration et de l’asile, et où d’anciennes connaissent leurs premières applications – l’on pense à la catégorie des « bénéficiaires d’une protection temporaire » créée par la directive 2001/55 et activée seulement cette année pour les personnes déplacées en provenance d’Ukraine –, la présente étude entend précisément mettre l’accent sur la façon dont le droit saisit, divise, et façonne les destins humains. Il s’agit d’interroger les implications du point de vue des individus, comment le droit participe lui-même à produire diverses formes de précarisation de la personne. En vue de l’expliquer, les catégories juridiques peuvent être appréhendées comme des frontières. Si toute frontière dessine de façon générale un dehors et un dedans, et s’il n’y a pas d’inclusion sans exclusion ainsi que l’a révélé le philosophe Paul Valéry, les catégories et sous-catégories s’apparentent à des frontières pleinement dématérialisées, qui servent à quadriller, à délimiter la mobilité, l’identité des personnes, la solidarité dont elles bénéficient.

1. Des frontières à la mobilité

Les catégories constituent d’abord des lignes de démarcation sur le plan de la mobilité des personnes.  Elles opèrent comme des frontières personnelles, qui sont autant de vecteurs d’inclusion et d’exclusion du séjour et du territoire.

En effet, ce qui sépare l’intérieur, qu’il conviendrait de protéger, d’un extérieur qui apparaît comme une menace pour la cohésion des États européens, ce ne sont pas simplement les frontières physiques territoriales et les dispositifs de contrôles mis en place. La catégorisation des individus y participe aussi de manière décisive. D’une part, le séjour de l’étranger doit nécessairement s’inscrire dans un parcours juridique institutionnalisé : il doit être relié à un motif donné, à chaque motif correspondant des conditions qu’il doit satisfaire. D’autre part, l’étranger qui décide de rejoindre l’État d’accueil ou d’y demeurer en infraction aux règles d’entrée et de séjour n’échappe pas à la catégorisation puisqu’il sera saisi en tant qu’« étranger en situation irrégulière », catégorie corrélée à des règles spécifiques et évidemment défavorables. C’est en ce sens que l’étranger « incarne » la frontière (M.-L. Basilien-Gainche, p. 335). De façon schématique, en respectant les règles l’étranger accède à un séjour régulier, légal, légitime ; en s’en détournant, il devient irrégulier, illégal, illégitime. L’étranger irrégulier, en tant qu’indésirable, se voit exclu du séjour, de droits, et s’expose à la rétention administrative, l’emprisonnement, l’interdiction de retour sur le territoire. Ainsi la catégorie cloisonne-t-elle l’individu dans une spirale répressive qui va crescendo, dont l’objectif est de le dissuader et le maintenir hors du territoire. L’on mesure alors que les catégories deviennent avant tout les points de référence d’un redéploiement des dispositifs policiers et juridiques tout en entretenant, grâce à la force évocatrice qu’elles recèlent, l’imaginaire collectif autour de la sécurité publique (J. Matringe, p. 193).

De façon plus particulière, la catégorie des « demandeurs d’asile » agit comme une frontière tranchante pour les étrangers qui aspirent à acquérir cette qualité mais ne sont pas présents sur le territoire de l’Union. Ils se situent à l’extérieur du périmètre juridique que la catégorie délimite et ne peuvent donc pas relever de celle-ci. À l’occasion du célèbre arrêt du 7 mars 2017, X et X c. État belge (C638/16 PPU), retentissant et controversé dans ses effets, portant sur la situation d’une famille de nationalité syrienne, la Cour a jugé explicitement qu’« il ressort de l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive 2013/32 que cette directive est applicable aux demandes de protection internationale présentées sur le territoire des États membres, y compris à la frontière, dans les eaux territoriales ou dans une zone de transit, mais non aux demandes d’asile diplomatique ou territorial introduites auprès des représentations des États membres » (pt 49). En quête de protection, les individus se trouvent exclus du séjour et du territoire, écartés du giron de l’asile, ce qui ne peut manquer d’interpeller tant il peut être difficile de facto de rejoindre le sol européen par des périples migratoires qui les exposent à tous les dangers. « Nul ne l’ignore [écrit le professeur J.-Y. Carlier]. Les migrants, ressortissants de pays tiers, se heurtent aux frontières de l’Europe. Le heurt est violent. Fréquemment, il se traduit, dans la Méditerranée, en malheurs et souffrances, quand ce n’est en décès » (J.-Y. Carlier, p. 115).

Puissante, cette mécanique catégorielle doit certes s’adapter à des facteurs liés au développement des droits fondamentaux – songeons à la problématique des « ni-ni », ni régularisables ni éloignables – qui peuvent devenir des vecteurs de ré-affiliation. Elle peut également se voir redéfinie lorsque des situations interstitielles voient le jour, des cas-limites qui perturbent les frontières tracées et, au travers elles, les dynamiques d’inclusion et d’exclusion en matière de mobilité. C’est sous cet angle que s’envisage la création d’une nouvelle catégorie à l’occasion de l’arrêt de la Cour de justice du 14 mai 2019, M. et X., X. (C391/16, C77/17, C78/17), que l’on pourrait dénommer « réfugié non-protégé non-éloignable ». En l’espèce, la personne qui demandait l’asile remplissait toutes les conditions requises, à l’exception notable de celle ayant trait à l’absence de menace pour la sécurité publique, ce qui suscitait des doutes quant à son sort. Refuser le statut de « réfugié » devrait conduire à l’adoption d’une décision d’éloignement de la personne mais qui serait contraire aux articles 4 et 19 § 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Accorder en revanche le statut de « réfugié » reviendrait à nier l’existence d’une menace pour la sécurité de l’État d’accueil. Face à ce dilemme la Cour a opté, comme souvent, pour une solution de compromis : elle a jugé que la personne ne se verra pas reconnaître le statut protecteur du « réfugié », sans pourtant être exposée à l’éloignement. Marqué du sceau du pragmatisme, ce résultat s’avère à la fois paradoxal et symbolique. Paradoxal, en ce qu’une mesure d’éloignement ne pourra pas être prononcée, et ce, au détriment de la sécurité de l’État. Symbolique, en ce qu’il entre en résonance avec la fameuse maxime « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Mais l’intéressant tient surtout ici au contraste qui naît entre les droits reconnus aux « réfugiés », ceux consentis aux étrangers en « situation irrégulière » et ceux attribués aux « réfugiés non-protégés non-éloignables ». Car, par la production de ce nouveau cas hybride, le droit enferme l’individu dans un « entre-deux », alimenté encore sans doute par une logique de dissuasion : la personne est certes prémunie d’un éloignement, tout en étant néanmoins acculée dans un statut précaire. 

Se dévoilent ainsi des ruptures entre le droit et les faits, qui se forment et se creusent lorsque le premier ignore les parcours et besoins des étrangers ou bien s’abstient de s’adapter aux nouvelles menaces à l’origine de leurs déplacements. Les frontières catégorielles se manifestent avec force.

2. Des frontières à l’identité

Les catégories s’apparentent ensuite à des frontières à l’identité, en ce qu’elles confèrent à l’individu un profil spécifique qui encadre et délimite son existence.

En effet, la personne qui sollicite un droit au séjour est appelée à mettre en avant un motif précis, correspondant à une catégorie juridique donnée. Et elle ne pourra, dans la plupart des cas, relever simultanément d’aucune autre. Or, cette nécessaire affiliation à une catégorie spécifique, non seulement conditionne ses perspectives d’accès au séjour, mais régit juridiquement tous les aspects de sa vie puisqu’elle détermine le lieu du séjour, l’accès au logement, à une activité professionnelle, ou encore ses relations familiales. En cela, comme la professeure Ségolène Barbou des Places l’a bien montré, les catégories enferment l’individu dans des schémas préconstruits qui peuvent traduire une certaine forme de violence à l’égard du réel… Il en est ainsi, notamment, quand l’individu est astreint à choisir entre plusieurs statuts auxquels il pourrait dans l’absolu prétendre : l’asile dans une logique humanitaire, ou la qualité de travailleur dans une logique économique. Les catégories des étrangers sont vouées à reconstituer une réalité humaine de manière hétéronome, à leur assigner une « identité reconstituée », aux effets souvent controversés (S. Barbou des Places). Il ne fait guère de mystère que pour favoriser la réalisation de leur projet migratoire dans une situation régulière, de nombreuses personnes sont amenées à endosser un statut qui ne correspond pas, ou faiblement, à leur véritable profil socio-économique et peut traduire une « forte déqualification » par rapport à leurs parcours ou compétences (C. Withol de Wenden, p. 194). Le droit réduit alors la complexité du réel et l’individu doit assumer les conséquences de son choix.

Ce dernier constat vaut d’autant plus que la transition entre catégories peut s’avérer fort difficile. Par exemple, les personnes présentes sur le territoire d’un État membre en tant qu’« étudiants » (directive 2016/801) ou « travailleurs saisonniers » (directive 2014/36) ne peuvent pas basculer vers la catégorie des « résidents de longue durée » (directive 2003/109) qui donne accès aux avantages les plus étendus, en termes à la fois de stabilisation du séjour et de développement des conditions de vie.

Une autre illustration de cette image des catégories comme frontières peut être délivrée à partir des « bénéficiaires d’une protection internationale » (directive 2004/83 et refonte). Jusqu’à l’an dernier, ce groupe de personnes ne pouvait pas accéder à la catégorie de « travailleurs hautement qualifiés ». L’hypothèse que certains parmi eux puissent remplir en fait les conditions pour être titulaires de la carte bleue européenne, c’est-à-dire attester de « qualifications professionnelles élevées », était ainsi occultée voire niée. Résultante remarquable, les individus se voyaient privés du droit de séjourner sur le territoire d’un deuxième État membre et d’y occuper un emploi hautement qualifié. Ce n’est que tardivement, avec l’adoption de la directive 2021/1883 du 20 octobre 2021, que l’état du droit a évolué pour gagner à ce niveau en souplesse. Les personnes relevant de cette même catégorie de « bénéficiaires d’une protection internationale » étaient en outre exclues, jusqu’en 2011, de celle des « résidents de longue durée ». Bien qu’elles aient pu tisser de réels liens d’intégration au sein de la société d’accueil, la directive 2003/109 ne s’appliquait pas à leur égard. Elles se trouvaient dès lors écartées – dans la période qui s’est étendue de 2004 à 2011 – de certains avantages, au premier rang desquels le droit de séjourner sur le territoire des autres États de l’Union pour une période excédant le seuil des trois mois. Dans le dessein de promouvoir la cohésion économique et sociale, objectif fondamental de l’Union énoncé dans le traité sur le fonctionnement de l’Union, l’adoption de la directive 2011/51 du 11 mai 2011 est venue corriger cette lacune en vue de permettre la pleine intégration de ces personnes.

Que l’on fige les catégories et les profils dans le temps, ou que l’on assouplisse la transition entre statuts précaires, l’on perçoit en somme que le rattachement d’une personne à une catégorie juridique donnée revient à circonscrire dans une certaine mesure son identité, son libre arbitre, à entraver son émancipation.

3. Des frontières à la solidarité

La scission entre un dedans et un dehors se prolonge dans la distribution des droits socio-économiques. Tous les étrangers présents sur le territoire d’un État membre ne peuvent se prévaloir de la même égalité de traitement, en tant que garantie censée renforcer les liens de solidarité avec les membres de la communauté d’accueil.

Illustration topique des subtiles gradations que peut créer le droit, le découpage réalisé entre travailleurs aboutit à segmenter cette collectivité en fonction, semble-t-il, notamment du degré de leur contribution respective au développement économique de la société de destination. De façon éclairante et assez symbolique, la comparaison entre « travailleurs hautement qualifiés » et « titulaires d’un permis unique » – directive 2011/98 adoptée le 13 décembre 2011 – révèle que le droit de l’Union aménage une égalité de traitement renforcée pour les premiers, moindre pour les seconds. En effet, les États membres peuvent apporter diverses restrictions à l’égalité de traitement associée à cette dernière catégorie. Sur le plan personnel, ils disposent en particulier de la double faculté de limiter la sphère de cette garantie aux individus exerçant ou ayant exercé un emploi et en recherche officielle d’un emploi, comme d’en exclure ceux admis à séjourner dans un État membre afin de poursuivre des études, qui est complétée par une liste de douze situations (par ex. étrangers détachés ou saisonniers). À cela s’adjoignent des restrictions en substance, puisque la directive autorise les États membres à réduire l’égalité de traitement dans certains domaines : ainsi en va-t-il en matière d’accès à l’éducation et à la formation, de même qu’à certaines prestations sociales (allocations familiales, aide au logement). Le bénéfice du regroupement familial s’avère, lui aussi, variable. Les « travailleurs hautement qualifiés » sont encore favorisés puisqu’ils peuvent solliciter un regroupement familial selon des modalités assouplies, quand la directive 2011/98 ne prévoit aucune garantie spéciale pour les « titulaires d’un permis unique », contraints par conséquent de satisfaire les exigences classiques.

Un autre niveau de différenciation, plus surprenant, a trait aux « demandeurs d’asile » et à leur accès aux conditions matérielles d’accueil. Depuis 2003 et l’adoption de la directive « accueil », le droit de l’Union accorde ce bénéfice aux personnes qui sollicitent l’asile sur le territoire européen, bénéfice qui recouvre le logement, la nourriture et l’habillement et permet de garantir un niveau de vie adéquat pour la santé et d’assurer la subsistance des individus. Or le droit français a pu se livrer à une « application pervertie » du droit de l’Union : au travers le jeu de catégorisation, les autorités françaises ont pu limiter la portée de ce droit pourtant reconnu à tous, en exploitant les sous-catégories dans un dessein stratégique (S. Slama, p. 23). Tel a été le cas pour les personnes dont la demande était classée en procédure accélérée ou de réexamen. Tel a été également le cas pour ceux dont la demande devait être examinée par un autre État membre et relevait donc d’une procédure « Dublin ». À la faveur d’une question préjudicielle posée par le Conseil d’État français (La Cimade & Gisti, n° 335924), la Cour de justice avait confirmé, dans sa décision La Cimade & Gisti (C179/11), que ce droit devait être octroyé à tous les ressortissants de pays tiers et apatrides qui déposent une demande d’asile, et ce, dès le stade de l’introduction de leur demande.

Or force est de constater une inclination à fracturer la figure de l’étranger, et corrélativement, à fracturer l’accès aux droits. Dit autrement, les catégories peuvent être érigées, à rebours voire aux antipodes parfois des fonctions qui ont justifié leur création, en barrières dans l’accès à des droits pourtant reconnus. L’observation intrigue d’autant plus que les différences de traitement reposent sur une gamme variée de critères, et surviennent à des niveaux divers. Généralisé, le phénomène traduit en définitive une rupture dans la solidarité non seulement entre étrangers et nationaux, selon une perspective classique, mais aussi, et de façon croissante, entre les étrangers eux-mêmes.

Si le phénomène de catégorisation peut aujourd’hui interroger à plusieurs titres, il est notable que la Cour européenne des droits de l’homme a explicitement autorisé – et, possiblement, encouragé – les États à opérer des distinctions justifiées entre différentes catégories d’étrangers résidant sur le territoire, en considérant qu’« il est légitime de mettre en place des critères selon lesquels des prestations peuvent être attribuées, telles qu’un logement social, lorsque la quantité disponible est insuffisante pour satisfaire la demande » (Bah c. Royaume-Uni, n° 56328/07, § 49). S’agissant du droit de l’Union, rappelons qu’un angle mort des garanties favorables à l’égalité réside dans l’absence d’un principe général de non-discrimination sur la base de la nationalité applicable aux étrangers ressortissants de pays tiers. Une telle norme pourrait pourtant faire office de rempart pour rationaliser la catégorisation lorsqu’elle devient excessive, mal fondée… Il est possible de déceler là une lacune du droit de l’Union, qui semble en « contradiction ouverte » avec les instruments de protection des droits fondamentaux et le rôle de ce principe au sein des États européens (E. Decaux, p. 293).

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Au terme de cette analyse, il n’est pas difficile d’apprécier que les catégories instituent pour l’étranger des sphères personnelles qui délimitent les horizons et les frontières de son humanité. Derrière la sophistication technique de la catégorisation, se projette in fine l’éternel face-à-face de l’individu et du pouvoir. En effet, il est assez frappant de constater à quel point ces processus font écho aux travaux de Michel Foucault, quand il mettait en évidence que le pouvoir « s’exerce sur la vie quotidienne immédiate », il « catégorise l’individu, (…) lui impose une loi de vérité qu’il doit reconnaître et que les autres doivent reconnaître en lui », il s’agit d’une « forme de pouvoir qui subjugue et assujettit » (M. Foucault, p. 1047).

Nées d’un terreau conceptuel et axiologique précis, les catégories sont dépendantes de croyances et de présupposés qui sous-tendent et constituent le droit. Et le juriste a toute sa place pour éclairer ces constructions, pour penser la dimension juridique de ces processus dans toute leur complexité. Car indépendamment de convictions subjectives que chacun peut se forger sur ces questions sensibles, c’est un constat objectif que le raffinement catégoriel qui en résulte accroît les zones d’ombre, favorise les divergences nébuleuses entre les ordres juridiques, brouille les frontières entre catégories européennes et catégories nationales, au détriment de l’intelligibilité du droit et de la sécurité juridique. Or si le juriste ne peut œuvrer directement en faveur de la rationalisation du droit positif, il lui revient néanmoins de « clarifier son langage-objet, pour pouvoir en rendre compte », et ainsi contribuer à surmonter le désordre qui règne en droit européen des étrangers (E. Millard, p. 63).

Pour aller plus loin :

- Azoulai L., « Le droit européen de l’immigration, une analyse existentielle », RTD eur., 2018, pp. 519-552. 

- Azoulai L., Barbou Des Places S., Pataut E. (dir.), Constructing the Person in EU Law. Rights, Roles, Identities, Oxford, Hart publishing, 2016. 

- Balibar E., Très loin et tout près, Petite conférence sur la frontière, Montrouge, Bayard, 2007. 

- Barbou des Places S., « Les étrangers “saisis par le droit”. Enjeux de l’édification des catégories juridiques de migrants », Migrations Société, vol. 22, n° 128, 2010, pp. 33-49. 

- Basilien-Gainche M.-L., « Les frontières européennes. Quand le migrant incarne la limite », Revue de l’Union européenne, n° 609, juin 2017, pp. 335-341. 

- Bergel J.-L., « Différence de nature (égale) différence de régime », RTD civ., 1984, pp. 255-272. 

- Bertrand B.  (dir.), Les catégories juridiques du droit de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2016.

- Carlier, J.-Y., Sarolea S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016. 

- Carlier J.-Y. , « Les frontières de l’Europe sociale et le traitement des ressortissants de pays tiers : la dignité au risque de la charité ? », in S. Barbou des Places, E. Pataut et P. Rodière (dir.), Les frontières de l’Europe sociale, Paris, Pedone, 2018, pp. 115-125.

- Decaux E., « Commentaire de l’article II-81, paragraphe 1, Non-discrimination », in L. Burgorgue-Larsen, A. Levade et F. Picod (dir.), Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Commentaire article par article, Partie II, La Charte des droits fondamentaux de l’Union, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 289 et s.

- Dresch P., Scheele J. (dir.), Legalism. Rules and Categories, Oxford, Oxford University Press, 2015.  

- Eisenmann C., « Quelques problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », Archives de philosophie du droit, t. XI, 1966, pp. 25-43. 

- Fleury-Graff T., « Les “catégories” de migrants », Questions internationales, n° 97, 2019, pp. 24-33.

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- Withol de Wenden C., « Le glissement des catégories de migrants », Migrations Société, vol. 2, n° 128, 2010, pp. 193-195.

Pour citer cette contribution : M. Gkegka, « Les catégories juridiques des étrangers et leurs frontières », Cahiers de l’EDEM, Édition Spéciale, juillet 2022.

Publié le 28 juillet 2022