C.J.U.E., 26 avril 2022, NW, aff. jointes C-368/20 et C-369/20, EU:C:2018:36

Louvain-La-Neuve

Réintroduction des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen : Le rappel de la prééminence de l’acquis, interprété strictement au nom du principe de la liberté de circulation.

Espace Schengen – Liberté de circulation – Contrôles aux frontières intérieures – Ordre public et sécurité intérieure – Délai maximal – Conséquences en cas de dépassement du délai.

Par l’arrêt NW, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur le délai maximal de réintroduction des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen, en cas de menace grave à l’ordre public ou la sécurité intérieure. Le Code frontières Schengen fixe ce délai à six mois (portés à deux ans en cas de manquements graves aux contrôles aux frontières extérieures). Rappelant que la liberté de circulation demeure le principe dont les exceptions sont d’interprétation stricte, la Cour considère que le délai maximal ne peut pas être dépassé. Cette affirmation des limites qu’impose l’acquis de Schengen aux compétences de police des États membres intervient alors que les contrôles aux frontières intérieures se sont multipliés ces dix dernières années, à l’occasion de diverses situations exceptionnelles - comme la « crise des réfugiés » de l’été 2015, ou encore l’épidémie de la COVID-19. Il en a résulté, parmi les États membres, un certain esprit d’affranchissement de l’acquis, dans un contexte de relative tolérance de la part de la Commission. La Cour signale vouloir y mettre un terme. Il s’agit là d’un signal jurisprudentiel important, alors que des discussions politiques en cours relativement à la réforme du Code frontières Schengen, sur laquelle le Conseil Justice et affaires intérieures s’est prononcé le 9 juin dernier.

Luc Leboeuf

 

A. Arrêt

La Cour de justice de l’Union européenne (ci-après, « la Cour ») est saisie, par une juridiction autrichienne, d’une question préjudicielle relative aux conditions de réintroduction temporaire des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen, en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure. Le juge autrichien souhaite, en substance, obtenir des précisions sur la période maximale de réintroduction des contrôles, et sur les conséquences en cas de dépassement. 

La Cour constate, tout d’abord, que le prescrit explicite de l’article 25, §4, du Code frontières Schengen soumet la réintroduction des contrôles aux frontières intérieures, pour menace grave à l’ordre public et la sécurité nationale, à un délai maximal de six mois[1]. Rappelant que les exceptions à la liberté de circulation au sein de l’Union sont d’interprétation stricte, la Cour considère que le délai de six mois ne peut en aucun cas être dépassé. Elle juge que :

« S’il est (…) vrai qu’une menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure (…) n’est pas nécessairement limitée dans le temps, il apparaît que le législateur de l’Union a estimé qu’une période de six mois était suffisante pour que l’État membre concerné adopte (…) des mesures permettant de faire face à une telle menace tout en préservant, après cette période de six mois, le principe de libre circulation. »[2]

La Cour précise, toutefois, que l’apparition d’une nouvelle menace grave, distincte de celle qui a justifié la réintroduction initiale des contrôles aux frontières intérieures, a pour effet de faire courir un nouveau délai de maximum 6 mois[3].

La Cour note également que, contrairement à ce que faisaient valoir dans leurs observations les divers gouvernements intervenus à la cause, l’article 72 T.F.U.E. ne peut pas être invoqué pour justifier un dépassement du délai maximal fixé dans le Code Frontières Schengen. Si l’article 72 T.F.U.E. précise que le développement de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice « ne porte pas atteinte à l'exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l'ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure », la Cour considère que la mise en balance entre la liberté de circulation et la protection de l’ordre public opérée par le législateur européen, lors de l’adoption des dispositions pertinentes de droit dérivé, doit prévaloir :

« (…) en prévoyant la règle relative à la durée totale maximale de six mois figurant à l’article 25, paragraphe 4, du code frontières Schengen, le législateur de l’Union a dûment tenu compte de l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres en matière d’ordre public et de sécurité intérieure »[4]

Enfin, la Cour juge qu’en cas de dépassement du délai maximal, imposer une sanction à l’individu qui refuserait de se soumettre à un contrôle aux frontières intérieures et de produire son passeport, serait contraire au droit de l’Union. Elle rappelle que :

« un dispositif de sanction n’est pas compatible avec les dispositions du code frontières Schengen lorsqu’il est imposé pour assurer le respect d’une obligation de se soumettre au contrôle qui n’est ellemême pas conforme à ces dispositions »[5]

B. Éclairage

Par l’arrêt commenté, la Cour fait prévaloir le prescrit explicite du Code frontières Schengen, sur les arguments relatifs à son interprétation conciliante avec les responsabilités des États membres en matière de maintien de l’ordre public et de sauvegarde de la sécurité nationale. La Cour précise, ce faisant, sa doctrine relative à l’agencement entre les compétences de police des États membres, d’une part, et l’acquis de Schengen, d’autre part (1).

Cette précision intervient à l’heure où le projet de réforme du Code frontières Schengen COM(2021)891fin est en cours de discussion, le Conseil s’étant prononcé le 9 juin dernier. Ce projet de réforme inclut une révision des normes relatives à la réintroduction des contrôles aux frontières intérieures, lesquels se sont multipliés ces dernières années, parfois selon des modalités dont on peut douter de la compatibilité avec l’acquis de Schengen. L’objectif affirmé est de soutenir le retour à une gestion apaisée de l’espace Schengen, en levant la durée maximale des contrôles aux frontières intérieures tout en précisant l’exigence de proportionnalité stricte (2).

1. L’articulation entre les compétences de police des États membres et l’acquis de Schengen

La Cour a déjà eu à trancher, par le passé, diverses controverses relatives à l’articulation entre les compétences de police des États membres, qui sont en charge du maintien de l’ordre public et de la sécurité nationale, et l’acquis de Schengen. Elle a constamment jugé que les États membres ne peuvent pas user de leurs compétences de police pour mener des contrôles qui ont un effet équivalent à des contrôles aux frontières intérieures.

Diverses balises ont été posées, alors que la Cour s’est montrée particulièrement circonspecte à l’égard des législations nationales autorisant les services de police à procéder à des contrôles sans motifs dans les zones frontalières, indépendamment du comportement de la personne concernée et d’éléments conduisant à suspecter un danger pour l’ordre public.[6] La Cour exige, en pareil cas, un encadrement suffisant des opérations de police, afin notamment de veiller à ce qu’elles demeurent limitées dans le temps et que leur objectif réel consiste à lutter contre la criminalité (en ce compris l’immigration irrégulière) – ce qu’il revient aux juridictions nationales de vérifier le cas échéant, compte tenu de l’ensemble des circonstances propres à l’espèce[7].

L’arrêt NW, ici commenté, poursuit cette approche jurisprudentielle. Il s’oppose à ce que les États membres usent de leur compétence en matière de protection de l’ordre public, pour s’affranchir des limitations que le Code frontières Schengen impose aux contrôles aux frontières intérieures. Ce qui le rend particulier, toutefois, c’est le contexte politique dans lequel il a été rendu. L’interdiction des contrôles systématiques aux frontières intérieures est devenue particulièrement controversée ces dernières années, à la suite de divers épisodes durant lesquels divers États membres se sont affranchis des limites imposées par le Code frontières Schengen – parfois dans un contexte exceptionnel, comme la « crise des réfugiés » de 2015 ou l’épidémie de la COVID-19.

2. L’interprétation stricte du Code frontières Schengen, au nom du principe de la liberté de circulation

Le rappel du cadre législatif existant, interprété strictement au nom du principe de la liberté de circulation, intervient à l’heure où divers épisodes ont démontré la forte opposition politique des États membres à l’encontre des limitations que le Code frontières Schengen oppose à la réintroduction de contrôles aux frontières intérieures[8]. Le Code avait déjà été amendé suite à une controverse survenue entre la France et l’Italie en 2010, la première reprochant à la seconde d’insuffisament contrôler la frontière extérieure de l’Union dans le contexte du « printemps arabe ». Il en avait résulté une extension de la durée maximale des contrôles, jusqu’à deux ans, en cas de « manquements graves aux contrôles aux frontières extérieures »[9].

La « crise des réfugiés » de 2015, et avec elle la crainte des mouvements secondaires de demandeurs d’asile, a engendré une multiplication des contrôles sur cette base. La Commission a alors adopté diverses mesures, afin de « revenir à l’esprit de Schengen » (COM, 2016, 120final). Ces mesures vont d’un encadrement renforcé de la mise en œuvre des contrôles aux frontières intérieures, afin d’assurer une meilleure coordination entre les États membres, à une assistance aux États membres situés aux frontières extérieures, afin d’en garantir un contrôle approprié et une prise en charge adéquate des demandeurs d’asile qui s’y présentent.

Las, suite à la crise sanitaire résultant de l’épidémie de la COVID-19, les contrôles se sont multipliés à nouveau. Reconnaissant l’exceptionnalité de la situation, la Commission s’est alors essayée à formaliser l’encadrement de leur mise en œuvre, par le biais de lignes directrices. Ces dernières précisent les mesures à adopter pour éviter que les contrôles ne portent atteinte aux chaines d’approvisionnement, ou ne contribuent à la propagation du virus (par exemple, en exigeant une coordination avec les autres États membres pour éviter de longues files).[10]

Par l’arrêt NW, la Cour siffle la fin de la récréation. Elle en appelle à un retour au respect de l’acquis. Elle se fend, d’ailleurs, d’une pique à peine voilée à l’attention de la Commission, à laquelle il est implicitement reproché de ne pas avoir agi à l’encontre des contrôles aux frontières intérieures menés en violation du Code frontières Schengen:

« (…) il est essentiel, afin d’assurer le bon fonctionnement des règles instaurées par le code frontières Schengen, que, lorsqu’un État membre souhaite réintroduire le contrôle aux frontières intérieures, tant la Commission que les États membres exercent les compétences que leur attribue ce code (…) »[11]

Cette position jurisprudentielle est bien plus stricte que celle suggérée par l’avocat général Henrik Saugmandsgaard Øe dans ses conclusions. Ce dernier proposait une interprétation conciliante des dispositions du Code frontières Schengen, à la lumière de l’article 72 T.F.U.E. A le suivre, il y aurait lieu d’autoriser des contrôles au-delà de la durée maximale de six mois, dans les circonstances exceptionnelles où la menace à l’ordre public et la securité nationale persiste, mais en précisant davantage l’exigence de proportionnalité stricte qui accompagne leur mise en œuvre :

« un État membre (…) doit notamment expliquer, sur le fondement d’analyses concrètes, objectives et circonstanciées en la matière, d’une part, pourquoi le renouvellement du contrôle serait approprié, en évaluant quel a été le degré d’efficacité de la mesure initiale de réintroduction du contrôle. D’autre part, il doit préciser pourquoi celui-ci reste un moyen nécessaire, en expliquant les raisons pour lesquelles aucune autre mesure moins coercitive ne serait suffisante, telle que, à titre d’exemple, l’utilisation du  contrôle policier, des renseignements, de la coopération policière au niveau de l’Union ainsi que de la coopération policière internationale »[12]

Il reste à déterminer quel sera l’impact de l’arrêt de la Cour. En affirmant la nécessité de respecter l’acquis, l’arrêt NW nourrit également les appels des États membres à augmenter sa flexibilité[13]. Dans sa proposition de réfirme du Code frontières Schengen, adoptée le 14 décembre 2021 antérieurement à l’arrêt NW, la Commission suggérait d’autoriser le renouvellement du délai maximal de six mois, tout en précisant les exigences découlant du principe de proportionnalité stricte – les États membres devront démontrer, par exemple, que d’autres mesures moins coercitives, comme une coopération policière entre les États membres concernés, ne permettraient pas de répondre adéquatement à la menace (COM, 2021, 891fin, art. 1er, 10). Le principe parait avoir été avalisé sous présidence française, lors du Conseil Justice et affaires intérieures du 9 juin dernier, qui s’est prononcé postérieurement à l’arrêt NW.

3. Conclusion. Prééminence du droit dérivé et ré-affirmation du principe de la liberté de circulation

La question des contrôles aux frontières intérieures est particulièrement symbolique sur le plan politique, tant du point de vue des institutions européennes que des États membres. D’une part, l’absence de contrôles aux frontières internes à l’espace Schengen constitue l’une des réalisations les plus visibles de la construction européenne, qui garantit la mise en œuvre effective des libertés de circulation. D’autre part, la réintroduction de pareils contrôles permet aux États membres de lancer un signal rassurant à leur population, en cas de « crise » menaçant leur ordre public – qu’il s’agisse d’attentats terroristes, ou d’une crise sanitaire.

Il en a résulté de nombreuses tensions dans la mise en œuvre des dispositions limitant les contrôles aux frontières intérieures. Là où la Commission les a gérées en accordant une relative flexibilité aux États membres, s’apparentant parfois à une tolérance de fait, la Cour vient rappeler l’obligation de respecter l’acquis, qu’elle interprète strictement à la lumière du principe de la liberté de circulation. Il y va d’un sain rappel de la prééminence de la règle de droit : si cette dernière ne produit pas les effets désirés, il convient de la modifier par le processus législatif, non de la contourner par des pratiques administratives. Il y va, également, d’une ré-affirmation du principe de la liberté de circulation, centrale au projet européen.

Ces rappels interviennent alors que des discussions sont en cours relativement à une réforme législative du Code frontières Schengen, qui entend flexibiliser le cadre législatif en autorisant le renouvellement des contrôles au-delà du délai maximal de six mois, en cas de persistance de la menace. On peut prédire au moins deux effets sur le processus législatif en cours.

Premièrement, il en résulte une pression indirecte pour surmonter les divisions, puisqu’à défaut d’accord le cadre juridique actuel devra être respecté strictement – les États membres ne pouvant indéfiniment bénéficier d’une relative tolérance de fait des institutions pour s’affranchir de l’acquis. Deuxièmement, en rappelant que chacun devra jouer son rôle dans la mise en œuvre de l’acquis, en ce compris la Commission européenne chargée du contrôle de son respect, la Cour met indirectement le doigt sur la condition de réussite du projet de réforme envisagé : pour éviter qu’elle ne s’apparente à un blanc seing, la suppression du délai maximal devra s’accompagner d’un suivi approprié du respect de l’exigence de proportionnalité stricte.

Il reste à déterminer si le changement de paradigme envisagé au niveau européen, combinant une flexibilisation du cadre législatif substantiel (suppression du délai maximal) avec un renforcement du contrôle institutionnel de sa mise en œuvre (précision de l’exigence de proportionnalité stricte), sera adopté et produira ses effets. La Cour aura, quant à elle, joué son rôle de gardienne de la prééminence du droit et des fondamentaux du projet européen.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.J.U.E., 26 avril 2022, NW, aff. jointes C-368/20 et C-369/20, EU:C:2018:36

Doctrine

BORNEMAN J., « Reviving the Promise of Schengen. The Court of Justice’s Judgment in Landespolizeidirektion Steiermark on Internal Border Controls », Verfassungsblog, 28 April 2022 ;

CEBULAK P. and MORVILLO M., « Schengen Restored », Verfassungsblog, 5 May 2022 ;

GÜLZEAU F., « A “New Normal” for the Schengen Area. When, Where and Why Member States Reintroduce Temporary Border Controls? », Journal of Borderland Studies, 2021, 1-19 ;

ROM E., « Of the legal limits when checking the national geographical ones: Reflections on the Court of Justice’s judgment of 26 April on Austria’s internal border control », EU Law Blog, 30 May 2022 ;

THYM D., « Illegality of Internal Border Controls: The Court of Justice feeds the Appetite for Legislative Reform », EU Law Live, 4 May 2022 ;

TOMESEN C., « Contrôles aux frontières intérieures. La CJUE met fin à une pratique illégale », Lettre ADL, juin 2022.

Pour citer cette note : L. Leboeuf, « Réintroduction des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen : Le rappel de la prééminence de l’acquis, interprété strictement au nom du principe de la liberté de circulation », Cahiers de l’EDEM, juin 2022.

 


[1] Ce délai est porté à deux ans en cas de « manquements graves persistants liés au contrôle aux frontières extérieures », tels que visés par l’art. 29 C.F.S.

[2] C.J.U.E., 26 avril 2022, NW, aff. jointes C-368/20 et C-369/20, EU:C:2018:36, §77.

[3] Ibid., §79.

[4] Ibid., §89.

[5] Ibid., §97.

[6] C.J.U.E., 22 juin 2010, Melki et Abdeli, aff. jointes C-188/10 et C-189/10, EU:C:2010:363; C.J.U.E., 19 juillet 2012, Adil, aff. C-278/12 PPU, EU:C:2012:508; C.J.U.E., 21 juin 2017, A., aff. C-9/16, EU:C:2017:483. La Cour a également jugé qu’il ne peut être exigé des transporteurs privés qu’ils vérifient systématiquement les documents d’identité de leurs passagers – y voyant une stratégie de contournement des garanties consacrées par le Code frontières Schengen (C.J.U.E., 13 décembre 2018, Touring Tours und Travel GmbH et Sociedad de Transportes s.a., aff. jointes C-412/17 et C-474/17, EU:C:2018:1005).

[7] C.J.U.E., A., op. cit.

[9] Art. 25, §4, et 29 C.F.S.

[10] Pour une analyse plus approfondie de la réponse de la Commission à la réintroduction des contrôles aux frontières intérieures motivés par la crise sanitaire, voy., du même auteur, « La protection de la santé publique et la fermeture des frontières de l’Union: la crise sanitaire, révélatrice des dynamiques de gestion de l’espace Schengen? » Revue des Affaires Européennes, 2020, pp. 87–96 et « La fermeture des frontières de l'Union pour motifs de santé publique: la recherche d'une approche coordonnée », in E. Dubout et F. Picod (dir.), Coronavirus et droit de l'Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2021, pp. 223–239.

 

Publié le 30 juin 2022