CCE, arrêt n°270.813 du 31 mars 2022

Louvain-La-Neuve

Demandeurs de protection internationale en provenance d’Afghanistan et prise de pouvoir par les talibans : le Conseil du contentieux des étrangers annule les premières décisions de refus prises par le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides.

Demande de protection internationale – Afghanistan – Changement de situation sociopolitique – Prise de pouvoir par les talibans – Reconnaissance de la qualité de réfugié – Statut de protection subsidiaire – Situation sécuritaire – Situation socioéconomique – Informations objectives disponibles – Arrêt Cour eur. D.H. Sufi et Elmi.

Amené à se prononcer sur le bien-fondé des demandes de protection internationale de ressortissants afghans pour la première fois depuis la prise de pouvoir des talibans, le Conseil du contentieux des étrangers, pointant un manque important d’informations objectives, demande des mesures d’instruction complémentaires quant à la responsabilité des talibans dans l’aggravation de la situation socio-économique et humanitaire, et quant à la situation sécuritaire volatile dans le pays.

Matthieu Lys

 

A. Décision

L’arrêt commenté représente la première occasion où le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après : le CCE) s’est penché sur l’application à un cas concret par le CGRA de sa nouvelle politique de reconnaissance du statut de réfugié et de protection subsidiaire pour les demandeurs d’asile afghans depuis la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan en août 2021.

Immédiatement après cette prise de pouvoir, le Commissariat Général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après : CGRA) avait en effet décidé de suspendre la prise de décisions dans les dossiers afghans, pour se livrer à une nouvelle analyse de la situation sécuritaire et du besoin éventuel de protection subsidiaire.

Il avait levé cette mesure de suspension en mars 2022, en établissant et rendant publiques les nouvelles lignes directrices de sa politique de traitement des demandes de protection internationale introduites par des ressortissants afghans.

Le CGRA avait alors décidé ce qui suit :

  1. Au niveau de la reconnaissance du statut de réfugié, le CGRA affirmait que la prise de pouvoir des talibans avait aggravé la situation pour de nombreux afghans qui présentent des profils à risque et qui, dès lors, peuvent se voir reconnaître le statut de réfugié : journalistes, militants des droits de l’homme, opposants politiques, personnes ayant critiqué les talibans, personnes ayant exercé certaines fonctions sous le gouvernement précédent, certains collaborateurs des forces internationales ou organisations qui étaient présentes dans le pays, personnes LGBT et autres personnes qui vont à l'encontre des normes et valeurs conservatrices ou religieuses, les mineurs non accompagnés ou les femmes ne disposant pas d’un réseau familial ou social, les membres de la famille de certains profils à risque…

  1. Au niveau de la reconnaissance du statut de protection subsidiaire, le CGRA rappelait que jusqu’à la prise de pouvoir par les talibans, le statut de protection subsidiaire était octroyé en raison de la situation de guerre que connaissait le pays, mais toujours en tenant compte de la région d’origine. En effet, le risque d’être victime de la violence aveugle variait alors considérablement d’une région à l’autre.

 

Il affirmait ensuite que, avec la prise de pouvoir par les talibans, les conditions de sécurité ont significativement changé et que, si des attentats et des incidents se produisent toujours, il s’agit principalement de violences ciblées et que l’on n’observe plus de risque réel d’être victime d’une violence aveugle en Afghanistan. En conséquence, le CGRA avait décidé de ne plus octroyer le statut de protection subsidiaire en raison de la situation sécuritaire.

 

Par ailleurs, concernant la situation humanitaire, dont le CGRA reconnaissait qu’elle était extrêmement précaire en Afghanistan, il rappelait en même temps que, au regard de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : CEDH), la Cour européenne des droits de l’homme fixait un seuil très élevé lors de l’évaluation des conditions socioéconomiques ou humanitaires : ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’elles sont considérées comme contraires à l’article 3 de la CEDH. Il rappelait par ailleurs que, selon la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne (ci-après : CJUE), les conditions socioéconomiques et humanitaires entrent uniquement en considération pour l’octroi du statut de protection subsidiaire si elles impliquent que les personnes se trouvent dans une situation extrême et si ces conditions sont la conséquence d’agissements volontaires ou de la négligence d’un acteur de cette conjoncture.

 

Le CGRA considérait que ces critères n’étaient pas rencontrés en Afghanistan, et que dès lors, le statut de protection subsidiaire ne sera pas octroyé en raison des conditions socioéconomiques ou humanitaires prévalant dans ce pays.

Dans l’espèce commentée, l’intéressé séjournait déjà en Belgique depuis trois ans et demi lorsqu’il a introduit, le 13 juillet 2021, sa quatrième demande de protection internationale. Le 10 août 2021, soit avant la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan, le CGRA a pris une décision d’irrecevabilité de cette demande ultérieure en date du 23 août 2021 en raison de l’absence d’éléments nouveaux augmentant de manière significative la probabilité que le requérant puisse prétendre à la protection internationale.

L’arrêt commenté concerne donc une décision prise par le CGRA avant l’établissement de ses lignes directrices rappelées ci-dessus, mais il a été rendu après que celles-ci ont été rendues publiques par le CGRA.

Dans cet arrêt, le CCE a tout d’abord validé le raisonnement du CGRA en ce qui concerne l’analyse de l’octroi du statut de réfugié : les nouveaux éléments présentés à l’appui de sa nouvelle demande de protection internationale n’étaient pas suffisants pour conclure à la reconnaissance de ce statut.

L’arrêt prend ensuite position par rapport à l’analyse faite par le CGRA du besoin de protection subsidiaire, en tenant compte du changement de la situation politique, sociale, économique et sécuritaire en Afghanistan.

Le Conseil commence par reconnaître que la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan constitue à n’en pas douter un changement de situation majeur. Il constate que, en l’espèce, la décision de refus de statut avait été prise avant la prise de pouvoir des talibans, que la partie requérante n’a pas été entendue suite à ce changement important de circonstances, et que la décision n’a pas été retirée. Le CCE reproche dès lors au CGRA de ne pas avoir offert la possibilité au requérant d’être entendu, alors que l’analyse du besoin de protection subsidiaire, s’il se fait bien sûr par l’analyse de sources d’informations objectives, doit également tenir compte des circonstances individuelles propres au demandeur de protection internationale.

Le CCE analyse ensuite la situation socio-économique et humanitaire en Afghanistan. Après avoir appelé les enseignements principaux des arrêts Elgafafji du 17 février 2009 et M'Bodj du 18 décembre 2014 de la  CJUE d’une part, et des arrêts Sufi et Elmi c du 28 novembre 2011 et S.H.H. du 29 janvier 2013 de la CEDH, le CCE affirme que la situation socioéconomique et humanitaire en Afghanistan était déjà précaire avant la prise de pourvoir des talibans, et qu’elle résulte d’un enchevêtrement complexe de différentes causes : le manque de moyens financiers des autorités, le climat, la pandémie COVID-19, le conflit armé, etc. … La question centrale est donc de voir si les talibans, depuis leur prise de pouvoir, ont eu un poids déterminant dans l’aggravation la situation socioéconomique et humanitaire par leurs actions. Il ne faut pas démontrer qu’ils en sont la seule et unique cause. C’est ce qui résulte d’une lecture combinée des articles 48/4, §2, b et 48/5, §1, de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers.

Le Conseil affirme par la suite que le rapport EASO COI Afghanistan de janvier 2022 évoque un immense manque d’information par rapport à la situation en Afghanistan. Le rapport mentionne à cet égard que l’Afghanistan se trouve dans une période de transition, et que la situation est dès lors très instable et volatile. Le manque d’exhaustivité du rapport concerne non seulement la situation socio-économique et humanitaire, mais également la situation sécuritaire. Par ailleurs, de nombreux médias et de nombreux journalistes ont quitté l’Afghanistan depuis la prise de pouvoir des talibans. En outre, de nombreuses organisations non gouvernementales ont dû interrompre leurs publications.

Pour le Conseil, la situation sécuritaire après la prise de pouvoir des talibans n’est pas certaine, et, outre le manque d’informations à cet égard, des incidents de sécurité importants causés par l’État islamiques sont encore mentionnées.

Par ailleurs, le Conseil met en exergue le fait que, vu la nomination de Serajuddin Haqqani comme ministre de l’Intérieur, de nombreuses personnes qui ont accédé à différentes fonctions de gouvernement et de direction sous le régime taliban figurent sur la liste des personnes faisant l’objet de sanctions de la part des Nations Unies. Par ailleurs, l’application stricte des règles religieuses prime désormais sur les diplômes universitaires éventuellement obtenus, et la manière dont la sharia sera appliquée n’est pas claire.

Le CCE insiste en outre sur le fait que, depuis la prise de pouvoir des talibans, le nombre de fonctionnaires qui travaillaient pour l’ancien gouvernement et qui ont fui est important, si bien que la capacité technique et organisationnelle de leur gouvernement autoproclamé est extrêmement faible, et rend la situation sur le terrain très délicate. En outre, des exécutions, des perquisitions et des mesures de rétorsion contre les personnes proches de l’ancien régime ou qui travaillent pour l’ancien gouvernement ont été rapportées, et ce malgré l’amnistie générale déclarée par les talibans lors de leur prise de pouvoir. Des attaques contre ces personnes et leurs familles ont également lieu. Les femmes ne peuvent plus aller travailler et les jeunes filles ne peuvent plus aller à l’école.

Ensuite, l’aide internationale qui était donnée au précédent gouvernement afghan a immédiatement été réduite après la prise de pouvoir des talibans. Or, l’aide internationale représentait environ 40% du produit intérieur brut de l’Afghanistan.

Quant à la situation de l’agriculture, si une partie importante des difficultés de l’Afghanistan est liée à des phénomènes naturels, on ne peut pas non plus faire abstraction de l’impact du conflit sur la capacité des Afghans à s’occuper correctement de leurs terres. Un rapport de l’ONU affirme par ailleurs que plus de 24 millions d’Afghans auront besoin de l’aide humanitaire en 2022, ce qui représente une augmentation de 30% par rapport à l’année 2021, où 18,4 millions de personnes ont fait appel à cette aide en Afghanistan.

En conclusion, le Conseil ne peut exclure que la situation socio-économique et humanitaire prévalant actuellement en Afghanistan puisse être attribuée aux talibans et à leur prise de pouvoir. Il ne peut être exclu que leurs actions aient à cet égard un poids déterminant dans l’aggravation de cette situation. Le Conseil annule donc la décision prise par le CGRA en demandant qu’une instruction complémentaire soit faite à cet égard.

Quant à l’analyse à proprement parler de la situation sécuritaire, le Conseil affirme que les informations disponibles sur le pays montrent que, depuis la prise de pouvoir des talibans, le retrait des troupes étrangères a entraîné une baisse de la violence liée aux conflits et de l'insécurité et des victimes civiles. Par conséquent, il ne semble plus y avoir de situation exceptionnelle où le niveau de violence indiscriminée dans le conflit armé est si élevé qu'un civil retournant en Afghanistan, du simple fait de sa présence sur place encourt un risque réel d'être exposé à une menace sérieuse pour sa vie ou personne.

Le CCE précise cependant qu’à cet égard, il convient de garder à l'esprit que ces changements dans la dynamique des conflits sont très récents et il souligne que la situation dans le pays reste volatile. Il apparaît par ailleurs de la lecture des rapports qu’il reste des régions du pays dans lesquelles des incidents sérieux de sécurité sont signalés et que, à cet égard, le rapport EASO COI admet un manque crucial d’informations. Le Conseil rappelle également qu’il faut tenir compte des circonstances personnelles qui pourraient renforcer, dans le chef d’un demandeur de protection internationale, le risque d’être soumis à des atteintes graves. Pour cette raison également, le Conseil décide d’annuler la décision du CGRA et de leur renvoyer le dossier pour que des mesures d’instruction complémentaires soit accomplies.

B. Éclairage

Suite à cet arrêt, le CGRA avait retiré l’ensemble de ses décisions pour analyser à nouveau la situation sécuritaire. Depuis plusieurs mois cependant, le CGRA prend à nouveau des décisions de refus de protection subsidiaire à l’encontre des demandeurs de protection internationale afghans.

Le bref éclairage qui suit se contentera de pointer de nombreuses difficultés qui subsistent dans l’analyse du CGRA au niveau de la protection subsidiaire dans les dossiers afghans, et qui devront être dans un avenir proche tranchées par le CCE. Au niveau de l’analyse de l’octroi du statut de réfugié, on se contentera de dire, au niveau de l’analyse du profil des demandeurs d’asile afghans, qu’il est important de tenir compte de « l’occidentalisation » de ceux-ci, due à leur potentiellement long séjour en Europe, et de l’impact de celle-ci sur le risque en cas de retour.

Au niveau de la situation sécuritaire, humanitaire, et socio-économique en Afghanistan et l’application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, il paraît important de rappeler ce qui suit :

  1. Les lignes directrices du Haut-Commissariat des Nations Unies quant au traitement des demandes de protection internationale introduites par des afghans sont claires et préconisent une suspension de toute décision impliquant un retour d’un demandeur de protection internationale afghan dans son pays d’origine.
  2. Ensuite, une analyse juridique de l'information sur les pays d'origine réalisée par NANSEN le 16 juin 2022 met en évidence plusieurs problèmes et préoccupations liés à l'utilisation (presque exclusive) des rapports de l'EUAA disponibles. Selon ce rapport, préparé par la spécialiste de l'information sur les pays d'origine Femke VOGELAAR, qui a consacré sa thèse de doctorat à l'analyse des normes de qualité de l'information sur les pays d'origine, ces informations sont parfois dépassées, incomplètes et moins neutres. Cette analyse conclut qu'il faut accorder plus de poids aux lignes directrices récentes du HCR qu'à celles de l'EUAA.
  3. Quant à la responsabilité des talibans dans l’aggravation de la situation socio-économique et humanitaire actuelle en Afghanistan, il ressort des derniers rapports internationaux publiés (voy. point C, « Autres documents ») qu’elle est liée à la prise du pouvoir par les talibans et que la prise du pouvoir elle-même est donc principalement à l'origine de cette situation : politique économique non claire, personnes sans formation et incompétentes aux postes à responsabilité, sanctions économiques et financières prises par la communauté internationale aggravées par la prise de pouvoir des talibans, gouvernement taliban de facto non reconnu par la communauté internationale, organisations humanitaires confrontées à d’immenses difficultés pratiques, etc. …
  4. Les 34 provinces sont confrontées à des niveaux de crise ou d'urgence d'insécurité alimentaire aiguë (voy. les  différents rapports du WFP repris au point C, « Autres documents »). En juillet 2022, l'Afghanistan présentait toujours la plus forte prévalence de consommation alimentaire insuffisante au monde. Pas moins de 92 % des ménages ont du mal à satisfaire leurs besoins alimentaires, selon la dernière mise à jour du World Food Program sur la sécurité alimentaire : Round Ten (juin 2022). Ainsi, pendant 10 mois consécutifs, plus de 90 % de la population a souffert d'une consommation alimentaire insuffisante. Les améliorations marginales enregistrées en 2022 pourraient être annulées par l'aggravation de la crise alimentaire mondiale et les contraintes de financement qui continuent d'entraver l'aide humanitaire.
  5. Selon Human Rights Watch, l'effondrement économique de l'Afghanistan a été en partie causé par l'effondrement des revenus de la plupart des familles après la prise de pouvoir des talibans et par la décision des donateurs étrangers de suspendre le soutien budgétaire externe à de nombreux secteurs gouvernementaux, humanitaires et de développement, notamment l'éducation et la santé.

Compte tenu de toutes ces informations, on peut raisonnablement conclure que la situation socio-économique et humanitaire précaire qui règne actuellement en Afghanistan et l'aggravation de cette situation sont en effet principalement dues au comportement des Talibans en tant qu'acteur au sens de l'article 48/5, §1 de la loi sur les étrangers, en raison de l'impact perturbateur du comportement des Talibans, à commencer par la prise de pouvoir armée et illégitime elle-même, sur cette situation.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : CCE, arrêt n°270.813 du 31 mars 2022.

Doctrine

F. VOGELAAR, Country of Origin Information: The Essential Foundation for Fair and Credible Guidance for Decision-making on International Protection Needs, 2020, 280 p.

Autres documents

EUAA, Key socio-economic indicators in Afghanistan and in Kabul city, August 2022, p. 15-18.

EUAA COI Report Key socio economic indicators in Afghanistan and in Kabul city, August 2022.

Global Protection Cluster, Afghanistan: Protection Analysis Update – Q1 2022, 14 August 2022.

NANSEN, NANSEN NOTE 2 – 22 | Het gebruik van beleidsrichtlijnen van UNHCR en het Europees Asielagentschap in Afghaanse dossiers, 16 juni 2022.

REACH, Evolving Humanitarian Needs – Key Findings: Mid-Year Whole of Afghanistan Assessment 2022, April 2022.

UNOCHA, Afghanistan: Humanitarian Response Plan 2022 Response Overview (1 January – 30 June 2022), 11 August 2022.

World Food Programme, WFP Afghanistan: Situation Report, 19 July 2022.

World Food Programme, Afghanistan Food Security Update Round Ten June 2022, 27 July 2022.

World Food Programme, WFP Afghanistan: Situation Report 2 August 2022, 9 August 2022.

World Food Programme, WFP Afghanistan: Situation Report 15 August 2022, 21 August 2022.

Human Rights Watch, Afghanistan: Economic Crisis Underlies Mass Hunger, 4 August 2022.

Human Rights Watch, Economic Causes of Afghanistan’s Humanitarian Crisis, 4 August 2022.

 

Pour citer cette note : M. Lys, « Demandeurs de protection internationale en provenance d’Afghanistan et prise de pouvoir par les talibans : le Conseil du contentieux des étrangers annule les premières décisions de refus prises par le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides », Cahiers de l’EDEM, septembre 2022.

Publié le 07 octobre 2022