Vers l’abandon de l’évaluation individuelle du risque de persécution pour les victimes de violences de genre ?
Autriche – Directive 2011/95/UE – Article 3, 4 et 9 – Actes de persécution – Critère de gravité – Mesures discriminatoires – Genre.
Par sa décision du 4 octobre 2024, la C.J.U.E. dit que la directive qualification n’impose pas aux États membres l’obligation de procéder à l’évaluation des éléments propres à la situation personnelle de chaque demandeur d’asile autres que ceux relatifs à son sexe et à sa nationalité. À travers cette décision, la C.J.U.E. semble introduire une protection de groupe. Il suffit d’appartenir à un groupe social et d’être de sexe féminin et de nationalité afghane pour bénéficier de la protection internationale. Sans être contraire à l’article 4 de la directive 2011/95/UE qui exige une évaluation individuelle au cas par cas, cette motivation se fonde sur l’article 3 de la directive qualification. Tout en laissant aux États membres la marge d’apprécier les éléments de cette évaluation, cet arrêt contribue à une interprétation harmonisée de la notion de violences de genre.
Trésor MAHESHE MUSOLE
A. Arrêt
L’affaire concerne deux femmes afghanes (AH et FN) qui demandent la protection internationale aux motifs d’avoir adopté des valeurs et modes de vie occidentaux. Le renvoi vers l’Afghanistan les expose à des persécutions de grande ampleur depuis l’avènement de talibans au pouvoir en 2021. En 2018 et 2020, l’office fédéral autrichien pour le droit des étrangers et le droit d’asile refuse de leur reconnaître le statut de réfugié, mais leur accorde la protection subsidiaire aux motifs qu’« en l’absence d’appui social en Afghanistan, elles seraient exposées à des difficultés de nature économique et sociale si elles y retournaient » (§ 21). En appel, le tribunal administratif fédéral rejette leur recours parce que « elles n’avaient pas adopté un mode de vie “occidental” qui serait devenu une composante de leur identité à ce point essentielle qu’il leur serait impossible d’y renoncer afin d’échapper à des menaces de persécution dans leur pays d’origine » (§ 23).
À la Cour administrative, elles introduisent un pourvoi en révision en faisant valoir un revirement jurisprudentiel en Autriche. Avant 2021, les femmes afghanes étaient reconnues réfugiées du seul fait de leur qualité de femmes originaires d’Afghanistan. Après 2021, les instances d’asile autrichiennes conditionnent le risque de persécution à un examen concret de la situation personnelle de la requérante constatée par « l’adoption d’un mode de vie d’inspiration occidentale » devenu essentiel pour l’identité de la victime au point qu’elle ne peut y renoncer (§ 27). Face à cette situation, la Cour administrative pose deux questions préjudicielles à la C.J.U.E.
Premièrement, elle cherche à déterminer le niveau de gravité d’une mesure discriminatoire pour atteindre le seuil d’une persécution. À ce titre, elle pose la question suivante (§ 30) : l’accumulation de mesures discriminatoires doit-elle être considérée, conformément à l’article 9, § 1er, sous b), de la directive 2011/95, comme étant suffisamment grave pour atteindre le seuil de discrimination comparable à ce qui est indiqué à l’article 9, § 1er, sous a), de cette directive ?
Deuxièmement, elle s’interroge sur l’étendue de l’obligation de procéder à un examen individuel en formulant la question suivante (§ 30) : « Suffit-il, pour reconnaître à une femme le [statut de réfugié], que celle-ci soit concernée par ces mesures dans l’État d’origine uniquement en raison de son sexe ? Est-il nécessaire, pour apprécier si ces mesures – considérées dans leur accumulation – l’affectent au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive [2011/95], d’examiner sa situation individuelle » ?
Sur la première question, la C.J.U.E. répond en disant que « l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens que relève de la notion d’“acte de persécution” une accumulation de mesures discriminatoires, à l’égard des femmes, adoptées ou tolérées par un “acteur des persécutions”, au sens de l’article 6 de cette directive, consistant notamment à les priver de toute protection juridique contre les violences fondées sur le genre, les violences domestiques et le mariage forcé, à les obliger à se couvrir entièrement le corps et le visage, à leur restreindre l’accès aux soins de santé ainsi que la liberté d’aller et venir, à leur interdire d’exercer une activité professionnelle ou à restreindre son exercice, à leur interdire l’accès à l’éducation et à la pratique du sport et à les exclure de la vie politique, dès lors que ces mesures, par leur effet cumulé, portent atteinte au respect de la dignité humaine, tel que garanti par l’article 1er de la Charte » (§ 46).
Quant à la seconde question, la C.J.U.E. l’aborde sur pied de l’article 4, § 3, de la directive qualification. Selon elle, cet article « doit être interprété en ce sens qu’il n’impose pas à l’autorité nationale compétente […] de prendre en considération, dans le cadre de l’évaluation individuelle de cette demande, au sens de l’article 2, sous h), de ladite directive, des éléments propres à sa situation personnelle autres que ceux relatifs à son sexe ou à sa nationalité » (§ 58).
B. Éclairage
Dans cette décision, la C.J.U.E. suit les enseignements de l’affaire WS c. Intervyuirasht organ na Darzhavna agentsia za bezhantsite pri Ministerskia savet (16 janvier 2024) selon laquelle les femmes qui demandent une protection sur la base de violences de genre forment un groupe social. Tout en prenant en compte la situation dans le pays d’origine (§ 61), la C.J.U.E. n’exige pas la preuve de l’individualisation du risque de persécution en parlant de « femmes de ce pays dans leur ensemble » (§ 62). Dans le cas d’espèce, la Cour dit que les mesures discriminatoires à l’égard de femmes constituent des actes de persécution dont l’évaluation n’exige pas une individualisation mesurée à partir de « l’adoption d’un mode de vie d’inspiration occidentale ». Pour bien mener une telle évaluation, la Cour préconise ici également la prise en compte de la situation de femmes prévalant dans leur pays d’origine.
Au-delà de cette interprétation identique, l’arrêt analysé était attendu sur deux points, à savoir le seuil de persécution et le critère d’un examen individuel.
Premièrement, la Cour se devait d’interpréter le seuil de persécution requis par l’article 9 de la directive qualification. À l’occasion, elle procède à l’établissement du seuil en distinguant deux types de mesures discriminatoires. Les unes sont qualifiées à elles seules d’actes de persécution en raison de leur gravité. Il s’agit du mariage forcé assimilé à l’esclavage et des violences domestiques qui constituent des formes de traitements inhumains et dégradants interdits par l’article 3 CEDH. Les autres, sans atteindre le niveau de gravité requis, ne constituent des actes de persécution qu’en raison de leur effet cumulé et de leur application systématique. De telles mesures, dit la Cour, doivent intervenir dans le contexte de l’établissement d’une organisation sociale fondée sur un régime de ségrégation et d’oppression dans lequel les femmes sont exclues de la société (§ 44). Au-delà de cette distinction classique entre l’égalité dans la loi et l’égalité devant la loi[1], cet élément contextuel renvoie à l’idée de rupture de l’égalité en dehors de la loi. Ce concept appréhende la discrimination comme le reflet d’une société inégalitaire entre l’homme et la femme[2]. Sans être nouvelle, une telle approche est bien ancrée dans la jurisprudence des comités onusiens (p. ex. Comité contre la torture, F.B. c. Pays-Bas, 2015 ; CEDAW, Tabereh c. Suisse, 2023) et celle de la commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP, Celine c. RDC, 2018)[3].
La référence au régime de ségrégation et d’oppression dans l’arrêt de la C.J.U.E. trouve un écho à l’article 2, 2, h), du projet de convention sur les crimes contre l’humanité. Plusieurs amendements ont été proposés pour y insérer l’apartheid de genre. Ce dernier désigne, selon le rapport d’un groupe d’experts, le traitement inhumain commis par un groupe de sexe sur un ou plusieurs groupes de sexe. Selon Shima, cette définition rend compte « the nature of the distinct and transgenerational harm women experience in Afghanistan. It reveals a system intentionally designed to discriminate against, segregate, and deprive women of their fundamental rights, capturing the ideology that is at the heart of the Taliban’s ruling »[4].
En érigeant de telles mesures discriminatoires en crime contre l’humanité, le seuil de gravité atteindra celui d’une persécution. Sans être saugrenue, une telle approche trouve un écho favorable dans la déclaration du H.C.R. faite à l’occasion de la présente affaire. Selon cette déclaration citée par la C.J.U.E., « il existe une présomption de reconnaissance du statut de réfugié à l’égard des femmes et des jeunes filles afghanes, compte tenu des actes de persécution perpétrés contre elles par les talibans, uniquement en raison de leur genre » (§ 56).
Deuxièmement, la Cour se devait de se prononcer sur le rôle des instances d’asile dans l’évaluation individuelle de la demande formulée par des femmes qui font l’objet des mesures discriminatoires. La C.J.U.E. dit que l’article 4, 3, de la directive qualification n’impose pas aux instances d’asile l’obligation de mener un examen individuel au cas par cas dans l’hypothèse d’un régime de ségrégation ou d’oppression envers les femmes. La protection internationale doit être octroyée à partir du moment ou les éléments relatifs au statut individuel tels que le sexe ou la nationalité sont établis (§ 57). En ce sens, la C.J.U.E. s’inscrit dans cette jurisprudence progressiste de quelques États de l’Union européenne. Les instances d’asile telles que l’agence suédoise, la commission danoise et les autorités finlandaises reconnaissent à toutes les femmes afghanes la protection internationale sur la base de la nationalité et du sexe. Sans être contraire à l’article 4 qui exige un examen individuel au cas par cas, cette jurisprudence s’appuie sur l’article 3 de la directive qualification. Cette disposition permet aux États d’adopter des normes favorables aux demandeurs d’asile.
Par ailleurs, cette jurisprudence progressiste contribue à l’allégement de la charge de la preuve dans le chef des requérantes. En effet, l’article 4, 1, de la directive qualification prévoit qu’il revient au demandeur d’apporter la preuve de ses allégations selon le principe actor incumbit probatio. Toutefois, dans les affaires relatives aux mesures discriminatoires systématiques à l’égard de femmes, les requérantes n’ont pas à apporter la preuve de l’individualisation du risque de persécution. En d’autres termes, contrairement aux exigences des instances autrichiennes, la preuve de l’adoption d’un « mode de vie d’inspiration occidentale », qui l’expose au risque de persécution en cas de retour dans le pays d’origine, n’est pas requise. En plus du contexte lié aux mesures discriminatoires systématiques, il suffit d’appartenir à un groupe social et d’être de sexe féminin pour bénéficier de la protection internationale.
Cet allégement de la charge de la preuve repose sur le raisonnement classique de proportionnalité. Plus le niveau de mesures discriminatoires est grave (cumulées, systématiques, délibérées), moins le risque de persécution doit être individualisé. S’appuyant sur une déclaration du H.C.R., la C.J.U.E. établit une présomption de reconnaissance du statut de réfugié aux femmes et aux filles afghanes en raison de leur genre (§ 56). Dans ce cas, c’est l’intensité et le niveau de mesures discriminatoires qui devient le critère central. Sans être nouvelle, une telle approche s’inspire de la jurisprudence de la C.J.U.E. dans les affaires relatives à la menace grave dans le cadre de violences aveugles au sens de l’article 15 de la directive qualification[5]. Ce raisonnement peut conduire à une protection de groupe très présente dans le système interafricain des réfugiés. Dans ce système, l’assouplissement de la charge de la preuve repose sur le caractère objectif de motifs de persécutions spécifiques à la Convention de l’U.A. Il n’est pas requis d’apporter la preuve de l’individualisation du risque de persécution en cas de survenance d’un des évènements visés par la convention de l’U.A. La Haute Cour d’Afrique du Sud a eu à le rappeler lors de l’examen du recours d’un demandeur à qui les instances d’asile réclamaient la preuve d’un lien entre la fuite et les conflits survenant dans son pays[6].
En définitive, cet arrêt confirme la jurisprudence de la C.J.U.E. dans les affaires relatives aux violences de genre. Avec l’intégration de la Convention d’Istanbul au sein du régime d’asile européen commun, il y a lieu d’espérer à une interprétation harmonisée et évolutive. Comme nous le rappelle Christine Flamand, « les femmes et les filles, longtemps invisibilisées, mais néanmoins bien présentes dans les flux migratoires, représentent aujourd’hui un tiers des personnes sollicitant une protection internationale dans l’Union européenne »[7].
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt : C.J.U.E., 4 octobre 2024, AH et FN c. Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl (Autriche), C-608/22 et C-609/22.
Jurisprudence : C.J.U.E., 16 janvier 2024, WS c. Intervyuirasht organ na Darzhavna agentsia za bezhantsite pri Ministerskia savet (Bulgarie), C-621/21.
Doctrine :
- Carlier, J.-Y. et Sarolea, S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016.
- Esmailian, S., « Is the European Court of Justice (ECJ) ruling on granting asylum to Afghan women an implication of qualification of gender apartheid in Afghanistan ? », Ejiltalk, novembre 2024.
- Maia, C. et Mumbala, J., Le droit africain des droits de la femme : questions choisies, Paris, les Éditions du Net, 2023.
Pour citer cette note : T. Maheshe Musole, « Vers l’abandon de l’évaluation individuelle du risque de persécution pour les victimes de violences de genre ? », Cahiers de l’EDEM, novembre 2024.
[1] J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 86.
[2] T. Maheshe, « Les violences sexuelles et basées sur le genre en RDC à la lumière de la jurisprudence de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples », in C. Maia et J. Mumbala, Le droit africain des droits de la femme : questions choisies, Paris, les Éditions du Net, 2023, p. 237.
[3] Commission ADHP, Organisation mondiale contre la torture et Ligue de la Zone Afrique pour la défense des droits des enfants et élèves (pour le compte de Céline) c. RDC, comm. n° 325/06, 18 novembre 2015.
[4] S. Esmailian, « Is the European Court of Justice (ECJ) ruling on granting asylum to Afghan women an implication of qualification of gender apartheid in Afghanistan ? », Ejiltalk, novembre 2024, p. 3.
[5] J.-Y, Carlier et S. Sarolea, op. cit., p. 453.
[6] High Court of South Africa, Judgment, 11 December 2013, Case n° 10972/2013, p. 20.
[7] Chr. Flamand, « Édito – Vers une protection renforcée des femmes migrantes victimes de violence de genre en Europe : Des avancées… mais encore du chemin », Cahiers de l’EDEM, février 2024.