C.C.E., 17 janvier 2023, n° 283 358 et 28 février 2023, n° 285 511

Louvain-La-Neuve

Repenser les politiques restrictives en matière de visas étudiants : portée de l’autonomie personnelle et perspectives décoloniales

Visas étudiants – Circulation des migrants qualifiés – Politiques restrictives – Perspectives décoloniales – Autonomie personnelle – Articles 20, 34, 35 et 40 directive 2016/801 – Articles 58, 60, 61/1, 61/1/1, 61/1/3, 61/1/5 et 62, § 2, loi du 15 décembre 1980 – Articles 14 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union – Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières.

Cette analyse des arrêts du Conseil du contentieux des étrangers de Belgique souligne la complexité et les défis de la gouvernance migratoire dans le contexte postcolonial. Elle révèle des approches restrictives de l’Office des étrangers dans la prise de décision et met en lumière la nécessité d’une approche décoloniale et respectueuse de l’autonomie personnelle. Les décisions examinées soulèvent des questions importantes sur la conformité aux principes de transparence et de justice procédurale, conformément à la directive 2016/801. Cette situation appelle à une réforme migratoire qui tienne compte des droits, aspirations et choix personnels, soulignant l’importance d’une gouvernance migratoire plus équitable et inclusive.

Isaac Brock Muhambya

A. Arrêts

1. Les faits pertinents

– Premier arrêt (no 283 358)

Le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après, C.C.E.) examine l’affaire de la partie requérante X/III, une ressortissante camerounaise, dans son arrêt no 283 358 daté du 17 janvier 2023. La partie requérante a introduit une demande de visa étudiant le 5 juillet 2022 auprès de l’ambassade de Belgique à Yaoundé, Cameroun. Cette demande est refusée le 9 août 2022 par l’État belge (partie défenderesse), représenté par la Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration.

La décision de refus de visa est motivée par la conclusion que la partie requérante détourne la procédure de visa à des fins migratoires. Cette évaluation est basée sur l’application des articles 58 à 61 de la loi du 15 décembre 1980, modifiée par la loi du 11 juillet 2021. Ces articles accordent un droit automatique à l’autorisation de séjourner plus de trois mois en Belgique pour les étrangers désirant y réaliser des études, à condition de répondre aux critères établis.

La décision met en avant que les réponses de la partie requérante au questionnaire et lors de son entretien avec Viabel indiquent un manque de sérieux et de cohérence dans son projet d’études. Ses réponses sont considérées comme stéréotypées, vagues en ce qui concerne les perspectives de la formation choisie. De plus, la motivation pour le changement d’orientation de la licence en biochimie vers un bachelier en optométrie est jugée peu convaincante.

En conclusion, la décision de refus est fondée sur l’évaluation que l’ensemble du dossier de la partie requérante, y compris le questionnaire et l’interview menés par Viabel, contredit l’objectif annoncé de poursuivre des études supérieures en Belgique. Ce faisceau de preuves est estimé suffisant pour démontrer une tentative de détournement de la procédure de visa à des fins migratoires, justifiant ainsi le refus de la demande de visa sur la base de l’article 61/1/3, § 2, de la loi du 15 décembre 1980.

– Deuxième arrêt (no 285 511)

L’arrêt no 285 511 du C.C.E. du 28 février 2023 porte sur une affaire impliquant X/I, ressortissant camerounais (ci-après dénommé « la partie requérante »), qui a déposé une requête en vue de suspendre et d’annuler la décision de refus de visa rendue le 11 octobre 2022 par l’État belge, représenté par la Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration (ci-après dénommée « la partie défenderesse »).

En juillet 2022, la partie requérante dépose une demande d’autorisation de séjour provisoire pour études à l’ambassade de Belgique à Yaoundé, dans le but d’étudier en Belgique. Cette demande est refusée par la partie défenderesse le 16 septembre 2022. Cherchant à contester cette décision, la partie requérante introduit un recours. Toutefois, le C.C.E., par son arrêt no 282 593 du 3 janvier 2023, rejette ce recours, confirmant ainsi le refus initial de visa. Malgré ce revers, la partie requérante sollicite une révision de la décision en septembre 2022. Le 11 octobre 2022, la partie défenderesse émet une nouvelle décision de refus de visa, identique à la précédente. Cette décision du 11 octobre 2022 constitue l’acte attaqué au cœur de l’arrêt commenté.

Dans cette décision, la partie défenderesse met en exergue des préoccupations concernant la motivation et la cohérence du projet d’études de la partie requérante. Elle note que les réponses de la partie requérante concernant ses projets d’études sont superficielles et ne motivent pas suffisamment sa réorientation en optométrie, surtout en considérant son parcours actuel en biochimie. Cette incohérence est interprétée comme un manque de sérieux et de réflexion approfondie, ce qui conduit à des doutes sur la véritable intention de la partie requérante d’étudier en Belgique. La partie défenderesse suggère que la partie requérante pourrait plutôt finaliser son cycle d’études actuel dans son pays d’origine avant d’envisager une spécialisation, offrant ainsi une meilleure visibilité à ses projets futurs.

La partie défenderesse, en concluant que le dossier de la partie requérante ne répond pas aux conditions requises pour l’octroi d’un visa d’études et semble orienté vers une immigration détournée, a conduit à un refus de visa conformément à l’article 61/1/3, § 2, de la loi belge du 15 décembre 1980.

2. Exposé du moyen d’annulation

– Premier arrêt (no 283 358)

Dans l’exposé de son moyen d’annulation, la partie requérante dans l’arrêt no 283 358 du C.C.E. conteste la décision de refus de visa étudiant prise le 9 août 2022 par la partie défenderesse. Elle se base sur plusieurs dispositions légales et principes, notamment les articles 14, 20, 21 et 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que les articles 20, 34, 35 et 40 de la directive 2016/801 et les articles 58, 60, 61/1, 61/1/1, 61/1/3, 61/1/5 et 62, § 2, de la loi belge du 15 décembre 1980. Elle met également en avant les principes d’égalité, de non-discrimination, de sécurité juridique, de transparence et de proportionnalité.

La partie requérante critique la motivation du refus de visa, en insistant sur le fait que les articles cités dans la décision de la partie défenderesse, en particulier l’article 61/1/3, § 2, de la loi belge, ne sont pas suffisamment justifiés. Elle argumente que la décision manque de clarté et ne fournit pas des preuves ou des motifs sérieux et objectifs conformément à la directive 2016/801 et à la législation nationale belge.

Elle souligne notamment que les réponses au questionnaire et sa lettre de motivation, où elle explique son choix d’étudier en optométrie, n’ont pas été prises en compte de manière adéquate. Elle remet en cause la validité de l’interview menée par Viabel, un organisme français, affirmant que seul le poste diplomatique ou consulaire belge est habilité à évaluer les demandes de visa, et qualifie les conclusions de Viabel de subjectives.

La partie requérante conclut que la décision de refus viole les dispositions pertinentes de la directive 2016/801, de la loi belge, ainsi que les principes de sécurité juridique, de transparence et de proportionnalité. Elle demande également au Conseil de saisir la Cour de justice de l’Union européenne pour clarifier la conformité des pratiques actuelles avec les principes d’égalité et de non-discrimination.

Globalement, la partie requérante soutient que la décision de refus de visa est inappropriée et insuffisamment fondée, manquant de preuves objectives et sérieuses et ne respectant pas les exigences de motivation formelle et les principes généraux du droit.

– Deuxième arrêt (no 285 511)

Dans son unique moyen d’annulation, la partie requérante met en avant un argumentaire fondé sur un éventail de dispositions légales et de principes fondamentaux. Elle se réfère spécifiquement aux articles 14, 20, 21 et 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, aux articles 20, 34, 35 et 40 de la directive 2016/801, ainsi qu’aux articles 58, 60, 61/1, 61/1/1, 61/1/3, 61/1/5 et 62, § 2, de la loi belge du 15 décembre 1980. Elle invoque également les principes d’égalité, de non-discrimination, de sécurité juridique, de transparence et de proportionnalité.

Elle conteste la motivation du refus de visa, soutenant que les articles cités dans la décision de la partie défenderesse ne justifient pas adéquatement le refus. Elle affirme que la décision manque de clarté et ne spécifie pas clairement la base du refus, en particulier en ce qui concerne l’article 61/1/3, § 2, de la loi belge précitée. Elle souligne que pour justifier un refus de visa selon cet article, la partie défenderesse est tenue de fournir des preuves ou des motifs sérieux et objectifs, en conformité avec la directive 2016/801 et la législation nationale.

La partie requérante critique le manque de preuves concrètes et objectives, notamment en ce qui concerne l’évaluation de son dossier et les réponses au questionnaire, et dénonce un manque d’individualisation dans l’évaluation de sa demande. Elle remet en question la légitimité de l’interview menée par Viabel, arguant que cela contredit les dispositions légales belges et qualifie l’appréciation de Viabel de subjective.

En outre, la partie requérante déplore que sa lettre de motivation, qui détaille son parcours scolaire et personnel, ainsi que ses motivations pour les études en optométrie, n’ait pas été prise en compte dans la décision. Elle insiste sur le fait que la décision ne respecte pas les principes de sécurité juridique et de transparence, comme exigé par la directive 2016/801. Elle conclut que le refus viole les dispositions pertinentes de la directive et de la loi belge, ainsi que les principes fondamentaux mentionnés.

Enfin, la partie requérante demande au Conseil de saisir la Cour de justice de l’Union européenne pour clarifier si l’absence de définition légale des preuves sérieuses et objectives invalide la faculté de refus de visa pour études selon l’article 20.2, f), de la directive 2016/801, et questionne la conformité de cette absence avec les principes d’égalité et de non-discrimination.

Dans l’ensemble, la partie requérante soutient que la décision de refus de visa est inappropriée et insuffisamment fondée, en raison du manque de preuves objectives et sérieuses et du non-respect des exigences de motivation formelle, de transparence et des principes généraux du droit.

3. Raisonnement et décision de la Cour

– Premier arrêt (no 283 358)

Le C.C.E. examine le recours en annulation contre la décision de refus de visa. Le Conseil se concentre sur la manière dont la décision est motivée et les preuves considérées.

Le Conseil rappelle que l’article 61/1/3, § 2, de la loi du 15 décembre 1980 autorise le ministre ou son délégué à refuser une demande de visa dans certaines circonstances, notamment lorsque des preuves ou motifs sérieux et objectifs indiquent que le séjour aurait d’autres finalités que les études.

La partie défenderesse base sa décision de refus sur une évaluation globale du dossier de la partie requérante, y compris sur ses réponses au questionnaire et son entretien avec Viabel. Cette évaluation mène à la conclusion que la demandeuse n’a pas l’intention réelle de poursuivre des études en Belgique, mais poursuit d’autres objectifs, tels qu’une migration « détournée ».

Cependant, le Conseil constate un manquement dans la prise en compte de la lettre de motivation de la partie requérante. Cette lettre, censée fournir des détails sur ses motivations et son projet d’études, n’est en effet pas considérée dans la décision. De plus, la reproduction de cette lettre dans le dossier administratif est illisible, empêchant le Conseil d’examiner correctement les intentions de la partie requérante.

En conséquence, le Conseil juge que la décision de refus ne repose pas sur une base suffisamment solide, faute de prendre en compte tous les éléments pertinents, dont la lettre de motivation de la partie requérante. Il en résulte l’annulation de la décision de refus de visa, le motif sur lequel cette annulation repose n’étant pas considéré comme valable ou suffisant.

En conclusion, le Conseil annule la décision de refus de visa prise le 9 août 2022, et la demande de suspension est déclarée sans objet.

– Deuxième arrêt (no 285 511)

Le C.C.E., dans son examen du moyen d’annulation, souligne plusieurs points importants. Il rappelle d’abord que pour qu’un moyen de droit soit recevable, il doit clairement identifier la règle de droit violée et la manière dont ce droit a été violé par l’acte que la partie requérante veut attaquer. Sur ce point, la partie requérante n’a pas suffisamment expliqué comment l’acte attaqué violerait l’article 40 de la directive 2016/801 et les principes d’égalité, de non-discrimination et de sécurité juridique, rendant son moyen irrecevable à cet égard.

Concernant l’applicabilité de la loi belge du 15 décembre 1980 et de la directive 2016/801, le Conseil note que les modifications apportées à la loi belge en 2021, pour transposer la directive, sont pertinentes pour la demande de visa de la partie requérante. Les articles 61/1/1, § 1er, et 61/1/3, § 2, de cette loi établissent un droit automatique au séjour pour des études en Belgique, à condition que les demandeurs remplissent certaines conditions et qu’il n’y ait pas de preuves ou motifs sérieux et objectifs indiquant des finalités autres que les études.

Le Conseil constate que la décision de refus de visa est basée sur une évaluation globale du dossier de la partie requérante, y compris sur les réponses au questionnaire et l’entretien mené par Viabel. Cette évaluation indique une tentative de détournement de la procédure de visa à des fins migratoires, justifiant ainsi le refus conformément à l’article 61/1/3, § 2, de la loi.

Le Conseil estime que la partie requérante n’a pas démontré que la partie défenderesse a commis une erreur manifeste d’appréciation ou ignoré des éléments cruciaux du dossier. Il considère que l’utilisation de l’avis de Viabel par la partie défenderesse est légalement valide et que cet avis n’est qu’un élément parmi d’autres justifiant le refus de visa.

En conclusion, le Conseil juge que le moyen d’annulation n’est pas fondé et que les questions suggérées à la C.J.U.E. ne sont pas nécessaires pour résoudre ce litige. La requête en suspension et en annulation est donc rejetée.

B. Éclairage

Les arrêts no 283 358 et no 285 511 du C.C.E. illustrent une divergence notable dans l’appréciation de cas similaires concernant le refus de visas étudiants. Alors que les faits sous-jacents sont comparables, les conclusions des jugements diffèrent. Cette analyse comparative vise à mettre en lumière non seulement cette incohérence juridictionnelle (1), mais aussi les implications plus larges de telles décisions sur la gouvernance migratoire et l’autonomie personnelle. Hélène Hurpy renseigne que « l’autonomie personnelle est apparue récemment dans l’ordre juridique européen, comme la faculté pour la personne humaine de mener sa vie comme elle l’entend » (2). Elle soulève également des questions sur la nécessité d’une approche décoloniale dans l’évaluation des demandes de visa, ce qui est particulièrement pertinent dans le contexte de la gouvernance migratoire postcoloniale, marquée par des héritages historiques complexes et des dynamiques de pouvoir asymétriques (3).

1. Analyse comparative des deux décisions

Les arrêts commentés révèlent une discordance frappante dans le raisonnement juridique, malgré la proximité temporelle des décisions, séparées par seulement un mois. Alors que dans le premier arrêt, une attention méticuleuse est accordée aux motivations personnelles de la partie requérante, le deuxième arrêt, rendu peu de temps après, s’écarte de cette approche réfléchie. Cette variation, survenue dans un laps de temps aussi court, met en lumière une incohérence préoccupante dans l’évaluation des demandes de visa étudiant, mais également dans l’examen des litiges en justice ad hoc, comme le démontrent les cas commentés, questionnant la consistance et l’équité des critères appliqués dans des cas aux circonstances similaires.

Dans l’analyse comparative des arrêts no 283 358 et no 285 511 du C.C.E., une attention particulière doit être accordée à la manière dont les décisions se conforment aux exigences des articles 34 et 35 la directive 2016/801 en termes des garanties procédurales et transparence. Ces dispositions visent à assurer la clarté, la prévisibilité et la protection contre l’arbitraire dans le processus décisionnel, des principes également évoqués dans l’arrêt Al Chodor. L’adoption de dispositions de portée générale, comme souligné par la C.J.U.E., offre les garanties nécessaires pour encadrer la marge de manœuvre des autorités dans l’appréciation des circonstances individuelles. Cette approche est conforme aux exigences de transparence et de protection contre l’arbitraire, garantissant que les décisions soient prises sur la base de critères clairs et objectifs.

Dans le premier arrêt, le C.C.E. a démontré une adhésion à ces principes en prenant en compte la lettre de motivation de la partie requérante, ainsi que son parcours académique et professionnel, pour évaluer son intention réelle de poursuivre des études en Belgique. Cette approche holistique s’aligne avec l’esprit de la directive, qui vise à garantir une prise de décision juste et transparente.

En revanche, le deuxième arrêt, qui a omis de considérer la lettre de motivation, semble s’écarter de cet idéal de transparence et de prise en compte des circonstances individuelles. Cette omission soulève des préoccupations quant à la conformité de la décision avec les principes de transparence et de motivation formelle prescrits par la directive, particulièrement en ce qui concerne l’évaluation des motifs sérieux et objectifs pour le refus du visa.

Par conséquent, la divergence observée entre les deux arrêts souligne un manque de cohérence dans l’application des directives européennes et met en évidence la nécessité d’une gouvernance migratoire plus uniforme et équitable, respectant les droits individuels et les principes de justice procédurale. Cette analyse révèle non seulement des incohérences dans les décisions de cette juridiction mais aussi une opportunité de réflexion sur la manière dont les politiques de visas étudiants sont mises en œuvre, en tenant compte de la diversité des contextes individuels et en adhérant aux standards établis par le droit européen et les principes fondamentaux du droit.

2. Implications des décisions sur la gouvernance migratoire et sur l’autonomie personnelle

Les décisions commentées mettent en exergue le défi consistant à trouver un juste milieu entre la préservation de la sécurité nationale et la promotion d’une politique migratoire inclusive, soulignant l’impératif d’adopter des approches migratoires qui soient à la fois plus nuancées et axées sur le respect de la dignité humaine. Elles appellent à une réflexion sur la manière dont les politiques migratoires peuvent être conçues de manière à respecter l’autonomie personnelle et à favoriser l’échange culturel et intellectuel, tout en veillant à la sécurité nationale et à la gestion des flux migratoires.

– Gouvernance migratoire restrictive sur les visas étudiants

Les arrêts commentés mettent en évidence une gouvernance migratoire restrictive en matière de visas étudiants. Cette restriction se manifeste par une évaluation méticuleuse et souvent rigoureuse des motivations personnelles et intentions des étudiants demandant des visas pour étudier en Belgique. Cette évaluation, ainsi que l’attention particulière portée aux détails de leurs parcours académiques dans ces décisions, reflète une approche prudente, voire méfiante, envers les candidats.

Ce phénomène n’est pas limité qu’à la Belgique mais s’inscrit dans un contexte plus large où de nombreux pays du nord adoptent des politiques de plus en plus restrictives pour réguler l’entrée des étudiants internationaux. Philippe Bourbeau soutient que ces politiques sont souvent justifiées par des préoccupations de sécurité nationale ou par le désir de limiter l’immigration clandestine. Pour Rajika Bhandari et al., elles peuvent aussi être perçues comme des barrières qui découragent les étudiants qualifiés, qui cherchent à acquérir une éducation et des compétences dans des institutions renommées.

Le résultat de ces politiques est une diminution potentielle des candidatures d’étudiants internationaux, qui pourraient préférer des destinations avec des politiques d’admission plus ouvertes et accueillantes. Cette situation pourrait avoir des implications négatives pour les universités et les établissements d’enseignement supérieur en Belgique, tant en termes de diversité culturelle et intellectuelle que de revenus financiers. De plus, ces politiques peuvent avoir un impact sur la perception globale de la Belgique en tant que destination aux fins d’éducation. La réputation d’un pays en tant que société ouverte et accueillante est cruciale pour attirer des talents internationaux. Des politiques migratoires perçues comme excessivement restrictives ou arbitraires peuvent nuire à cette réputation, décourageant ainsi non seulement les étudiants potentiels, mais aussi les chercheurs et les professionnels qualifiés (Rapport mondial de suivi sur l’éducation 2019).

Dans ce contexte, il est crucial d’évaluer si les bénéfices perçus de telles politiques restrictives l’emportent sur les coûts potentiels en termes de perte d’opportunités éducatives, de diversité et d’innovation. Les décisions prises par les juridictions, comme celles analysées ici, jouent un rôle significatif dans la mise en œuvre et l’interprétation de ces politiques, influençant ainsi directement l’attractivité d’un pays en tant que pôle d’excellence dans l’éducation. Toutefois, il convient de préciser que, dans le cadre de leur vérification de la conformité aux normes légales, ces décisions ne visent pas à influencer directement les orientations politiques. En effet, les décisions du C.C.E. visent principalement à évaluer la légalité des actions de l’Office des étrangers, sans intention politique sous-jacente.

– Effets des politiques restrictives sur la circulation des migrants qualifiés

La politique restrictive belge sur les visas étudiants peut créer un environnement dissuasif pour les étudiants internationaux qualifiés. La crainte d’un refus de visa ou l’incertitude quant au retour après les études peut limiter leur intérêt pour la Belgique mais aussi les inciter à rechercher des opportunités dans d’autres pays plus accueillants. Cette approche contraste avec les initiatives européennes visant à attirer des talents et compétences pour stimuler l’économie et le secteur académique. En limitant l’accès au territoire belge pour ces étudiants, la Belgique risque de perdre en innovation, diversité et renforcement de ses institutions académiques. Ce paradoxe soulève des questions sur l’efficacité de telles politiques face aux besoins actuels d’attirer les talents dans l’UE.

Les mesures restrictives en matière de visas étudiants peuvent priver certains demandeurs de la possibilité de suivre des études adaptées à leurs aspirations et compétences, renforçant ainsi les déséquilibres dans les relations Nord-Sud. Ces politiques, en n’évaluant pas objectivement les demandes, peuvent accentuer les tensions et les perceptions d’injustice, exacerbant les différences entre les « pays développés » et « en développement » en matière d’accès à l’éducation et aux opportunités professionnelles.

Par ailleurs, les politiques migratoires restrictives en matière de visas étudiants en Belgique peuvent entraîner une hésitation chez les étudiants à retourner dans leur pays d’origine après leurs études. Cette réticence est souvent motivée par la crainte de ne pas pouvoir revenir en Belgique en raison des conditions rigides d’accès au territoire. Cette situation favorise une migration unidirectionnelle plutôt qu’une mobilité circulaire, où les étudiants optent pour rester en Belgique afin d’éviter de futurs obstacles bureaucratiques. En définitive, ces mesures ne résolvent pas le problème migratoire sous-jacent qu’elles prétendent adresser et ne créent pas un environnement propice à une migration circulaire, qui met en exergue « l’hypothèse triplement gagnante » : premièrement, dans les pays de destination, elle peut contribuer à atténuer les besoins de main-d’œuvre et à augmenter la production économique. Deuxièmement, dans les des pays d’origine, le capital humain n’est pas perdu définitivement, les migrants « sont très enclins à envoyer des fonds chez eux afin de préparer leur retour, et les travailleurs reviennent souvent avec de nouvelles compétences ». Troisièmement, les migrants aussi sont gagnants, grâce à l’augmentation de leurs revenus, à l’acquisition d’expérience professionnelle et au développement de leurs aptitudes. La COM(2007) 248 final soutient que la migration circulaire peut aider à « réaliser l’adéquation entre l’offre et la demande de main-d’œuvre au niveau international, et contribuer ainsi à une répartition plus efficace des ressources disponibles et à la croissance économique ».

– Impact sur l’autonomie personnelle des étudiants

La décision attaquée dans l’arrêt no 285 511 soulève des questions importantes sur l’autonomie personnelle des étudiants. La partie défenderesse a exprimé une opinion limitative sur le choix académique de la partie requérante, déclarant que « le projet est régressif pour une réorientation non assez motivée en Optométrie ». Cette déclaration suggère une vision restrictive de son parcours académique. Cette affirmation, alliée à la suggestion que la partie requérante « gagnerait à valider le premier cycle localement en vue d’une spécialisation en master plus tard », semble prescrire un parcours académique approprié et idéal, suggérant ainsi un manque de reconnaissance de son autonomie dans la prise de décisions liées à sa carrière et à ses études. Cette approche pourrait être interprétée comme une entrave à l’autonomie personnelle de l’étudiant, limitant son droit à l’autodétermination. Le C.C.E., même s’il ne se prononce que sur la légalité de la décision, en approuvant cette évaluation de l’Office des étrangers sans considérer pleinement les arguments de la partie requérante, semble suivre la même ligne que la partie défenderesse, ce qui soulève des questions quant à la reconnaissance et au respect de l’autonomie personnelle de l’étudiant dans leur processus décisionnel.

La liberté académique, telle que garantie par l’article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, est une pierre angulaire de l’enseignement supérieur et de la recherche. Cet article dispose que « Les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée ». Cette disposition souligne la valeur accordée à l’autonomie intellectuelle des étudiants et des chercheurs, permettant ainsi l’exploration, le débat, et l’innovation sans contraintes indues. Elle reconnaît le droit des étudiants à choisir leur parcours éducatif en fonction de leurs intérêts, aspirations et objectifs professionnels, un principe fondamental pour stimuler la créativité, l’innovation, et assurer un développement personnel et professionnel épanoui. En complément à la liberté académique énoncée dans l’article 13, l’article 14, alinéa 1er, enrichit cette vision en affirmant que : « Toute personne a droit à l’éducation, ainsi qu’à l’accès à la formation professionnelle et continue ». Ce droit à l’éducation et à la formation souligne l’importance d’un accès égal et sans entrave à l’éducation, permettant ainsi à chacun de poursuivre des études qui reflètent leurs passions et leurs ambitions. Ainsi, toute politique ou pratique qui limite injustement la capacité des étudiants à choisir leur filière d’études va à l’encontre des principes énoncés dans les articles 13 et 14 de la Charte. Les institutions éducatives et les décideurs politiques doivent veiller à ce que les étudiants aient la liberté de naviguer à travers un éventail de disciplines académiques, reflétant ainsi un engagement envers une éducation inclusive et adaptative qui respecte la liberté d’enseignement et garantit l’accès à l’éducation et à la formation.

Par ailleurs, la partie requérante, affirme que son « projet scolaire et professionnel est en adéquation, non seulement avec les études suivies et réussies au Cameroun, mais également avec celles envisagées en Belgique, ainsi que le confirme non seulement l’avis académique présent au dossier administratif, mais surtout l’équivalence accordée », cette équivalence lui permettant de s’inscrire en optométrie. Elle envisage de retourner au Cameroun avec des compétences en optométrie pour aider sa famille et sa communauté. Cet aspect souligne l’importance de respecter les choix des étudiants dans leurs choix de carrière et de vie. Cette situation est d’autant plus significative dans un contexte africain, par exemple au Cameroun ou au Congo (RDC), où il est courant que la famille contribue financièrement à l’éducation d’un de ses membres dans l’espoir d’améliorer la situation de la famille et de la communauté. Refuser un visa dans de telles circonstances peut donc avoir un impact profond non seulement sur l’individu, mais aussi sur sa famille et sa communauté. En effet, lorsque articles 13 et 14(1) précités sont considérés conjointement, ils forment un cadre robuste qui soutient non seulement la liberté de choix académique des étudiants mais aussi leur droit fondamental à une éducation et à une formation qui les prépare à répondre aux défis de la société moderne.

L’importance de l’autonomie personnelle est particulièrement prononcée dans le contexte de la migration, où elle implique la capacité des individus à façonner leur vie professionnelle et personnelle sans contraintes extérieures excessives. Elle est étroitement liée à l’accès et à la qualité des opportunités disponibles, y compris les formations nouvelles et adaptées. Cette perspective souligne la nécessité de politiques migratoires qui favorisent non seulement la mobilité, mais aussi l’épanouissement et l’autonomie des individus, en accord avec leurs aspirations personnelles et objectifs professionnels. Une politique migratoire respectueuse de cette autonomie est essentielle pour que la migration soit une expérience enrichissante.

3. Nécessité d’une gouvernance migratoire décolonisée

Pour Catherine Walsh et Walter D. Mignolo, l’approche décoloniale est un cadre théorique et méthodologique qui vise à déconstruire les structures de pouvoir héritées du colonialisme et à reconstruire des formes de savoir, de pensées et d’actions alternatives qui défient les normes eurocentriques et les hiérarchies sociales établies. L’approche décoloniale cherche à remettre en question les structures et les mentalités héritées de la colonisation en mettant l’accent sur la réappropriation des savoirs et des identités marginalisées. Ses principes incluent la valorisation de la lutte contre les injustices sociales héritées du colonialisme, et la promotion de la diversité culturelle et épistémique.

Les décisions de l’Office des étrangers attaquées dans les arrêts commentés dégagent une tendance vers une gouvernance migratoire qui nécessite une décolonisation. Ces décisions mettent en exergue des mentalités coloniales persistantes, marquées par des suppositions sur les intentions migratoires des requérants, qui pourraient être fondées sur des préjugés plutôt que sur des évaluations objectives. Affirmer que la demande de visa de la partie requérante est « une tentative de détournement de procédure du visa pour études à des fins migratoires », ou encore le fait pour la partie défenderesse d’imposer une vision sur la carrière académique de la partie requérante peut être perçu comme une persistance des mentalités eurocentriques et paternalistes. Il y a nécessité de revisiter ces pratiques pour respecter l’autonomie et les aspirations des individus.

Les ambassades, agences consulaires, les institutions ad hoc et juridictions des pays du Nord jouent un rôle significatif soit dans la continuation de ces pratiques coloniales, soit dans leur démantèlement. Une gouvernance migratoire décolonisée nécessite la reconnaissance de ces héritages et l’adoption de politiques migratoires équitables et inclusives, comme suggéré par la directive 2016/801 et le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (ci-après, PMM).

Dans ce contexte, en mettant en évidence l’article 20 de la directive 2016/801, il est notable que dans les actes de l’Office des étrangers qui sont contestés dans les arrêts sous examen, les motifs invoqués pour rejeter les demandes des parties requérantes ne correspondent à aucun des motifs explicitement énumérés dans l’article 20 de la directive. Cette situation révèle une application problématique des normes établies par l’Union européenne pour encadrer les décisions relatives aux demandes de résidence des ressortissants de pays tiers venant étudier, effectuer des recherches, ou participer à des échanges. En particulier, le recours à une justification telle que « l’absence de volonté d’étudier » pour motiver le rejet de la demande, sans fournir de preuves ou de motifs sérieux et objectifs, soulève des questions importantes. L’article 20.2, f), de la directive dispose que : « Les États membres peuvent rejeter une demande lorsque : […] l’État membre possède des preuves ou des motifs sérieux et objectifs pour établir que le ressortissant de pays tiers séjournerait à d’autres fins que celles pour lesquelles il demande son admission ». L’absence de dispositions internes précisant ces motifs ou preuves constitue une violation de l’obligation de transparence stipulée dans l’article 35 de la même directive, qui insiste sur la nécessité pour les États membres de fournir des informations claires et accessibles concernant les conditions d’entrée, de séjour, et les procédures applicables. Cette approche, qui semble ignorer les exigences de preuve et de motif sérieux et objectif établies par la directive, peut être perçue comme anachronique et comme une réminiscence de pratiques coloniales, dans le sens où elle impose une vision unilatérale et arbitraire de l’admission des ressortissants de pays tiers, sans tenir dûment compte de leurs droits ou des obligations légales de transparence et d’équité. Une telle attitude, dans un contexte contemporain où les principes de droit, de respect mutuel et d’équité entre les nations et les individus sont de plus en plus valorisés, apparaît déplacée.

Le PMM offre un cadre novateur pour repenser les politiques migratoires dans un esprit de justice et d’inclusivité. L’Objectif 5 du PMM, en particulier, appelle à rendre les filières de migration régulière plus accessibles et souples, notamment à travers des modalités flexibles et non discriminatoires d’octroi de visas et de permis convertibles, y compris pour l’éducation et la recherche. Ces propositions visent à élargir les options de mobilité universitaire, favorisant ainsi les échanges et la coopération internationale dans le domaine académique. De même, l’Objectif 12 met l’accent sur l’importance de la transparence et de la prévisibilité des procédures migratoires, en simplifiant les démarches pour les étudiants et les chercheurs internationaux, ce qui est essentiel pour une gouvernance migratoire équitable et efficace.

Ces principes de la directive et du PMM résonnent profondément avec l’approche décoloniale, dans la mesure où ils reconnaissent et cherchent à corriger les déséquilibres de pouvoir et les inégalités héritées du colonialisme. Ainsi, il est impératif que les décisions de l’Office des étrangers respectent non seulement la lettre mais aussi l’esprit de la directive 2016/801, en assurant que tous les rejets de demandes sont dûment justifiés par des motifs légitimes et objectifs, conformément aux exigences de transparence et de justice. Adopter une approche qui s’écarte de ces principes fondamentaux ne fait que perpétuer des modèles de comportement désuets et incompatibles avec les valeurs d’un monde globalisé et respectueux des droits individuels. De même, en promouvant des politiques qui respectent la diversité des parcours individuels et qui facilitent l’accès à l’éducation et à la mobilité académique à travers des accords bilatéraux et multilatéraux, le monde pourrait progresser vers une gouvernance migratoire qui valorise l’autodétermination et l’épanouissement de tous les individus. Ainsi, en alignant les pratiques migratoires sur ces objectifs, les États et les institutions peuvent jouer un rôle crucial dans le démantèlement des vestiges coloniaux et dans la promotion d’une société plus juste et inclusive.

C. Conclusion

L’examen des arrêts no 283 358 et no 285 511 du C.C.E. révèle des leçons importantes pour la gouvernance migratoire et le droit des migrations.

Cette analyse souligne des approches restrictives de l’Office des étrangers dans la prise de décision dans l’application des critères relatifs aux visas étudiants.

Ces arrêts révèlent également l’impact significatif des politiques migratoires restrictives sur la circulation des migrants qualifiés et sur l’autonomie personnelle des étudiants, mettant en évidence les défis liés à la restriction de l’accès à l’éducation et aux opportunités professionnelles.

De même, cette analyse appelle à une réflexion sur la nécessité d’une approche décoloniale dans la gouvernance migratoire, soulignant l’importance de reconnaître et de démanteler les héritages coloniaux et les dynamiques de pouvoir asymétriques.

Ces enseignements invitent à une réforme des politiques migratoires pour assurer une approche plus équilibrée, transparente et respectueuse de la diversité et de l’autonomie des individus, conformément aux principes du Pacte mondial sur les migrations. En conclusion, cette analyse met en lumière la complexité et l’importance de l’élaboration de politiques migratoires qui respectent les droits des individus tout en répondant aux besoins économiques et sociaux des pays d’accueil et d’origine.

D. Pour aller plus loin

Lire les arrêts : C.C.E., 17 janvier 2023, no 283 358 et C.C.E., 28 février 2023, no 285 511.

Législation :

Jurisprudence :

Doctrine:

  • Bhandari, R., Robles, C., Farrugia, C., « International higher education: shifting mobilities, policy challenges, and new initiatives”, Paper commissioned for the 2019 Global Education Monitoring Report, « Migration, displacement and education: Building bridges, not walls », 2018 ;
  • Bourbeau, P., The securitization of migration a study of movement and order, Routledge, 2013 ;
  • Hurpy, H., Fonction autonomie personnelle et protection des droits de la personne humaine, Bruxelles, Bruylant, 2015 ;
  • Walsh, C. et Mignolo, W. D., Decoloniality, Duke University Press, 2020.

Rapport :

Communiqué :

Pour citer cette note : I.B. Muhambya, « Repenser les politiques restrictives en matière de visas étudiants : Portée de l’autonomie personnelle et Perspectives décoloniales », Cahiers de l’EDEM, février 2024.

Publié le 08 mars 2024