C.J.U.E. (G.C.), arrêt du 1er aout 2022, R.O. / Bundesrepublik Deutschland, C-720/20, ECLI:EU:C:2021:270

Louvain-La-Neuve

La demande d’asile introduite par un mineur dans son État de naissance, qui n’est pas l’État qui a accordé le statut de réfugié à ses parents antérieurement, devra être examinée et ne pourra pas être rejetée pour « irrecevabilité ».

Demande d’asile déposée par un mineur dans l’État membre de sa naissance – Parents du mineur ayant antérieurement obtenu le statut de réfugié dans un autre État membre - Règlement n°604/2013 dit « Dublin III » – Articles 20 § 3 (non) – Article 9 (oui) – Article 3 § 2 (oui) – Directive n°2013/32/UE dite « Procédures » - Recevabilité de la demande d’asile – Article 33 § 2 sous a) (non).

La Grande Chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne, interrogée par le tribunal administratif allemand de Cottbus, devait se prononcer sur l’interprétation du Règlement dit « Dublin III » et de la Directive dite « Procédures ». La question portait sur la demande de protection internationale d’un mineur dans l’État membre où il est né et où résident ses parents, qui n’est pas l’État qui leur a accordé le statut de réfugié antérieurement. La juridiction de renvoi demandait d’abord à la Cour si le Règlement « Dublin III » trouve à s’applique et si l’État responsable de la demande d’asile de l’enfant mineur est l’État qui a reconnu le statut de réfugié aux parents, avant sa naissance. Ensuite, la juridiction de renvoi interrogeait la Cour pour savoir si la demande d’asile dudit mineur pouvait être déclarée « irrecevable », au motif que ses parents bénéficient déjà d’une protection dans un autre État membre en application de la Directive « Procédures ». La Grande Chambre conclut que ces dispositions ne trouvent pas à s’appliquer au cas d’espèce. Elle s’appuie sur d’autres dispositions existantes pour conclure, qu’en l’espèce, l’État responsable de la demande d’asile du mineur de parents -qui ont déjà obtenu le statut de réfugié dans un autre État membre- est le premier État où il dépose sa demande, qui ne peut rejeter la demande pour « irrecevabilité ».

Emmanuelle Néraudau

 

A. Arrêt

Une famille de nationalité russe, d’origine tchétchène, obtient le statut de réfugié en Pologne en mars 2012. Elle se déplace en Allemagne en décembre 2012 pour y établir sa résidence. La famille a d’abord déposé une demande d’asile qui a fait l’objet d’une procédure Dublin. La Pologne a refusé la reprise en charge au motif d’une protection internationale déjà reconnue à la famille. La demande d’asile instruite par l’Allemagne a été rejetée comme « irrecevable » en raison du statut de réfugié obtenu en Pologne.

En 2015, un sixième enfant naît en Allemagne, il s’agit de la requérante au principal, pour laquelle une demande d’asile est introduite. De son côté, l’Office fédéral allemand notifie des ordres de quitter le territoire à la famille de la requérante, les 14 février 2019 et 19 mars 2019, à l’encontre desquels un recours est pendant.

Par décision du 20 mars 2019, l’Office fédéral allemand rejette la demande d’asile de la requérante au principal pour « irrecevabilité » du fait de la protection de ses parents obtenue en Pologne. Un recours a été introduit auprès du tribunal administratif de Cottbus qui constate qu’aucune procédure de détermination de l’État responsable (Règlement « Dublin III ») n’a été initiée au moment de la demande d’asile de la requérante. Il sursoit à statuer et interroge la Cour de Justice de l’Union européenne.

La juridiction de renvoi s’interroge d’abord sur la responsabilité de l’État Allemand au regard des critères du Règlement dit « Dublin IIII » et, dans l’affirmative, sur la possibilité de rejeter cette demande d’asile pour cause d’irrecevabilité du fait de la protection de ses parents en application de la Directive dite « Procédure ».

La Grande Chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne répond que les dispositions avancées par la juridiction de renvoi ne trouvent pas à s’appliquer par analogie au cas d’espèce. Le législateur de l’Union européenne n’a pas prévu expressément ce cas de figure et la Cour s’appuie sur d’autres dispositions existantes pour proposer une solution.

La Cour conclut que la demande d’asile introduite par un mineur dans son État de naissance, qui n’est pas l’État qui a accordé le statut de réfugié à ses parents antérieurement, devra être examinée et ne pourra pas être rejetée pour « irrecevabilité ». L’intérêt supérieur du mineur, largement mis en avant dans les conclusions de l’avocat général[1], ressort en filigrane de la solution retenue.

 

B. Éclairage

Cette affaire permet à la Cour de dégager une solution « pour l’avenir »[2] sur la situation spécifique de la responsabilité (1) et du traitement de la demande d’asile d’un mineur déposée dans son État de naissance, autre que celui qui a été accordé le statut de réfugié à ses parents (2).

1. Le pays de première demande d’asile de la requérante mineure est responsable.

La juridiction de renvoi était saisie d’un recours contre la décision de d’irrecevabilité de la demande d’asile de la requérante mineure, prise par les autorités de son État de naissance. Toutefois, aucune procédure de détermination de l’État responsable n’avait été initiée pour cette demande d’asile. La juridiction interroge d’abord la Cour sur la responsabilité de l’État Allemand au regard des critères du Règlement dit « Dublin IIII ».

En effet, les critères posés par le Règlement précité ne semblent pas expressément prévoir un tel cas de figure.

Pour rappel, les critères de détermination de l’État responsable d’une demande d’asile du Règlement « Dublin III » ne tiennent pas compte du choix des demandeurs d’asile de demander l’asile dans tel ou tel État membre ou de s’y déplacer.

En outre, en l’état actuel du régime d’asile européen commun, lorsque le statut de réfugié est accordé par un État membre, les bénéficiaires de la protection internationale peuvent circuler mais ne peuvent pas s’installer librement dans un autre État membre, sans motif et sans autorisation accordée par l’État d’accueil.

En l’espèce, la famille de la requérante semble avoir quitté la Pologne, pays qui lui a accordé l’asile, car elle ne s’y sentait pas en sécurité. Comme évoqué, la possibilité d’installation des réfugiés dans un autre État membre n’est prévue que restrictivement. Pourtant, le motif de déplacement en l’espèce devrait être pris en compte, comme le souligne l’avocat général, tant eu égard au besoin d’une protection effective qu’à l’égard de l’intérêt supérieur des enfants (conclusions, point 70).

Partant, le cas d’espèce s’inscrit à la croisée de cet état de construction du régime d’asile européen commun et des autres droits fondamentaux qu’il convoque, notamment l’unité familiale ou l’intérêt supérieur des enfants lorsque des réfugiés se déplacent dans un autre État membre.

Lorsque la requérante mineure dépose une demande d’asile dans son pays de naissance, qui n’est pas le pays de protection de ses parents, la question de l’État responsable trouve à se poser.

La juridiction de renvoi demande en substance, si, « compte tenu de l’objectif du règlement Dublin III de prévenir les mouvements secondaires et de préserver le droit fondamental au respect de la vie familiale des demandeurs d’une protection internationale et, notamment, l’unité de la famille, l’article 20, paragraphe 3, de ce règlement doit être interprété en ce sens qu’il est applicable par analogie à la situation dans laquelle un mineur et ses parents introduisent des demandes de protection internationale dans l’État membre dans lequel ce mineur est né, alors que ses parents bénéficient déjà d’une protection internationale dans un autre État membre ».

La Cour relève que l’article 20 § 3 du Règlement « Dublin III » vise les membres de famille de « demandeurs d’asile ». En l’espèce, les parents de la requérante ne sont plus « demandeurs », ils sont « bénéficiaires de la protection internationale ». Partant, elle rejette la possibilité d’une interprétation par analogie. Elle ajoute que le législateur a prévu des règles spécifiques pour les membres de famille de « bénéficiaires de la protection internationale », notamment l’article 9 dudit Règlement « Dublin III ».

Selon l’article 9 dudit Règlement, l’État membre qui accorde la protection et admet à résider les parents sera responsable de la demande d’asile d’un membre de la famille (enfant mineur compris), sous réserve que les intéressés en aient exprimé leur souhait par écrit.

La Cour constate, en l’espèce, que le critère de l’article 9 dudit Règlement ne s’applique pas car les intéressés n’ont pas exprimé leur souhait par écrit. Une des conditions n’est pas remplie. Elle conclut qu’aucun État membre ne peut être désigné sur la base des critères hiérarchiques dudit Règlement.

Lorsqu’aucun des critères ne peut désigner un État responsable, l’article 3 § 2 dudit Règlement « Dublin III » prévoit que l’État responsable sera celui de la première demande d’asile.

En l’espèce, le pays responsable de la (première) demande d’asile de la requérante mineure est son pays de naissance et de résidence (l’Allemagne), même si les parents sont bénéficiaires de la protection internationale accordée par un autre État membre.

2. La demande d’asile de l’enfant mineure n’est pas « irrecevable » du fait de la protection des parents par un autre État membre.

L’Allemagne étant responsable de la demande d’asile de la requérante mineure, la juridiction allemande demande si les autorités peuvent rejeter la demande d’asile pour « irrecevabilité », en raison de la protection accordée aux parents par un autre État membre : « l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures doit être interprété en ce sens qu’il permet, par une application par analogie, de rejeter comme étant irrecevable la demande de protection internationale d’un mineur lorsque ce n’est pas ce mineur lui-même, mais ses parents, qui bénéficient d’une protection internationale dans un autre État membre ».

La Cour commence par rappeler que les cas d’irrecevabilité des demandes de protection internationale, prévus à l’article 33 § 2 de la Directive dite « Procédures », sont d’interprétation stricte. Elle précise que cette disposition « présente, dans son ensemble, un caractère dérogatoire par rapport à l’obligation des États membres d’examiner au fond toutes les demandes de protection internationale » (considérant 49).

La Cour s’appuie ensuite sur le libellé de l’article 33 § 2 a) qui vise expressément des personnes qui sont déjà « bénéficiaires de la protection internationale » dans un autre État membre[3]. En l’espèce, la requérante au principal est « demandeur d’asile » et ne bénéficie pas elle-même du statut de réfugié. De nouveau est rappelée la distinction de statut entre le « demandeur d’asile » et le « réfugié » opérée par le législateur européen.

Partant, la Cour conclut que ce cas d’irrecevabilité prévu par l’article 33 § 2 a) de Directive précitée ne peut s’appliquer par analogie au cas d’espèce.

Il résulte de cette interprétation, qu’en l’espèce, l’État où l’enfant est née ne pouvait rejeter sa demande d’asile pour « irrecevabilité », même si ses parents sont bénéficiaires de la protection internationale accordée par un autre État membre.

Pour conclure, cette affaire illustre les difficultés auxquelles sont confrontés les États membres dans la mise en œuvre des règles du régime d’asile européen commun « lorsqu’à la technicité de la règle s’ajoute la complexité des réalités sociales et, en particulier, la réalité de la vie de famille des réfugiés », comme le souligne l’avocat général (conclusions de l’avocat général, point 1).

En l’espèce, les difficultés étaient soulevées à l’occasion du déplacement et de l’installation d’une famille de réfugié dans un autre État membre que celui qui lui a accordé la protection, où leur enfant va naître et déposer une demande d’asile.

Ni les critères de détermination de l’État responsable d’une demande d’asile (Règlement « Dublin III »), ni les autres textes du régime d’asile européen commun ne prévoient la possibilité pour le demandeur d’asile ou le bénéficiaire d’une protection de s’installer librement, et sans conditions spécifiques, dans un autre État membre que celui qui est responsable de sa situation.

Les questions posées par la juridiction allemande ont permis de révéler certaines limites du régime d’asile européen commun, en l’état de sa construction. Cette affaire permet à la Cour de dégager une solution « pour l’avenir » (arrêt, pt. 21). Elle écarte les propositions d’application par analogie de la juridiction de renvoi pour s’appuyer sur les dispositifs existants : pour la désignation d’un État responsable, en l’absence de critère adapté, le pays de première d’asile est responsable (article 3 § 2 du Règlement « Dublin III ») ; pour le traitement de la demande d’asile, les cas d’irrecevabilité ne trouvent pas à s’appliquer au cas d’espèce, car la requérante est « demandeur d’asile » et non pas « bénéficiaire de la protection », et l’État saisi doit examiner la demande au fond.

L’intérêt supérieur du mineur ressort en filigrane de la solution retenue et respecte l’objectif de célérité du Règlement « Dublin III ». L’avocat général avait proposé une solution encore plus explicite en faisant référence au critère de minorité prévu à l’article 6 du « Règlement Dublin III » : « l’intérêt supérieur de l’enfant commande que l’État membre saisi de la demande soit responsable de l’examen de celle-ci lorsque cet enfant est né et dispose, ensemble avec les membres de sa famille, de sa résidence habituelle sur le territoire de cet État, à la date d’introduction de sa demande » Conclusions, point 77).

 

Finalement, la solution retenue pour le traitement de la demande d’asile de l’enfant mineur du réfugié pourrait être rapprochée de celle retenue pour la demande d’asile du mineur isolé : l’État responsable est celui où il se trouve, sous réserve que cela soit dans son intérêt, qui plus est où se trouve sa famille, dans le but de lui éviter un transfert et lui permettre d’accéder au plus vite à la procédure d’asile.

C. Pour aller plus loin

C.J.U.E. (G.C.), arrêt du 1er août 2022, R.O. / Bundesrepublik Deutshchland, C-720/20, ECLI:EU:C:2021:270        

Conclusions de l’Avocat général Jean Richard de La Tour présentées le 24 mars 2022, C-720/20 ECLI:EU:C:2022:219

Jurisprudence :

C.J.U.E., 6 juin 2013, M.A. c. Secretary of State for the Home Department, C-648/11 (demandes d’asile multiples, l’État responsable est celui où le MENA se trouve après introduction de sa demande)

Doctrine :  

E. NERAUDAU, « L’État responsable de la demande d’asile d’un mineur non accompagné -dont aucun membre de la famille ne se trouve légalement dans un État membre- est celui où il se trouve après introduction de sa demande », Newsletter EDEM, juin 2013.

 

Pour citer cette note : E. Néraudau, « La demande d’asile introduite par un mineur dans son État de naissance, qui n’est pas l’État qui a accordé le statut de réfugié à ses parents antérieurement, devra être examinée et ne pourra pas être rejetée pour “irrecevabilité” », Cahiers de l’EDEM, septembre 2022.

 


[1] Conclusions de l’avocat général présentées le 24 mars 2022 (C.J.U.E. (G.C.), arrêt du 1er août 2022, R.O. / République allemande, C-720/20).

[2] Pour l’affaire au principal, l’Allemagne s’est déjà reconnue responsable de la demande d’asile en raison de l’expiration des délais fixés par le règlement n°604/2013. L’avocat général souligne que « (c)et avenir n’est pas si loin puisque la Cour est saisie d’une problématique similaire dans l’affaire C-153/21, Ministre de l’immigration et de l’asile (13), suspendue le 11 novembre 2021 », Conclusions précitées, point 21.

[3] La Cour rappelle que « cette possibilité s’explique notamment par l’importance du principe de confiance mutuelle dans le droit de l’Union, en particulier dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice que l’Union constitue, et dont cette disposition est une expression dans le cadre de la procédure d’asile commune établie par cette directive [voir, en ce sens, arrêt du 22 février 2022, Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides (Unité familiale – Protection déjà accordée), C‑483/20, EU:C:2022:103, points 28 et 29] » (considérant 50).

 

Publié le 07 octobre 2022