C.A.D.H.P., 1er décembre 2022, Ghati Mwita c. République Unie de Tanzanie, aff. n° 12/2019

Louvain-La-Neuve

Effets du pouvoir discrétionnaire de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples en matière de computation du délai de sa saisine.

Charte africaine des droits de l’homme et des peuples – Recevabilité requête – Protocole à la Charte – Art. 3 – Délai raisonnable – Circonstances particulières à chaque affaire – Retards injustifiés.

Dans l’arrêt commenté, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples conclut à la violation du droit à la vie, du droit à la dignité ainsi que du droit au procès équitable d’une ressortissante tanzanienne, condamnée à la peine de mort par les juridictions de la Tanzanie. L’Intérêt principal de l’arrêt est que la Cour clarifie sa jurisprudence quant à l’appréciation du caractère raisonnable du délai de sa saisine. En effet, la Cour apprécie souverainement le caractère raisonnable du temps (six ans) écoulé après épuisement des voies de recours internes afin de déclarer recevable la requête lui adressée par la requérante. Elle essaie de tenir compte des défis auxquels l’administration de la justice en Afrique est confrontée même si une telle démarche semble ouvrir la porte à l’insécurité juridique.

Guelor Paluku Matata

A. Arrêt

1. Faits

En date du 4 février 2008, madame Ghati Mwita, ressortissante de la Tanzanie et requérante devant la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après, « la Cour »), est arrêtée et mise en accusation en Tanzanie. Elle est accusée d’avoir commis un meurtre par brûlure à l’égard de son employé en l’aspergeant de kérosène (en représailles au vol présumé de son bateau de pêche). L’ouverture de son procès, par les juridictions tanzaniennes, intervient en date du 15 février 2010, soit plus de deux ans après son arrestation.

En date du 19 septembre 2011, la Haute Cour de la Tanzanie la reconnait coupable de meurtre et prononce la condamnation à la peine de mort à son encontre. À la réception de cette condamnation, la requérante interjette appel devant la Cour d’appel, alléguant que la juridiction de première instance l’a condamnée sur la base de preuves insuffisantes, et cela sans tenir compte de sa situation personnelle. Elle invoque la précarité de sa santé mentale, sa mise en détention pendant une période excessivement longue et l’inefficacité des avocats commis à sa représentation devant la Haute Cour par l’État tanzanien.

Ce recours en appel est rejeté en date du 11 mars 2013. La requérante introduit, devant la même instance, un recours en révision de cette décision, en ajoutant aux éléments allégués en appel l’argument selon lequel son infraction ne rentre pas dans la catégorie des crimes graves punis par la peine de mort et que l’exécution de la peine de mort par pendaison est cruelle, inhumaine et dégradante par nature. Pour la requérante, la peine de mort prononcée par la Cour d’appel porte atteinte à son droit à la vie (du fait de l’imposition de la peine de mort par l’article 197 du Code pénal tanzanien excluant la prise en compte des circonstances atténuantes par le juge), à son droit à la dignité (du fait de la non-prise en compte de la précarité de sa santé mentale par le juge de première instance) ainsi qu’à son droit au procès équitable (du fait de son placement en détention pendant une période anormalement longue, soit plus de deux ans avant l’ouverture de son procès). Ce recours en révision est également rejeté en date du 19 mars 2015.

Placée dans le couloir de la mort en attente de l’exécution de sa peine, la requérante saisit la Cour africaine contre la Tanzanie en date du 24 avril 2019, soit six ans plus tard. Elle invoque une violation des droits consacrés par les articles 4, 5 et 7 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après, « la Charte ») protégeant respectivement le droit à la vie, le droit à la dignité ainsi que le droit au procès équitable.

2. Décision

Pour vider le litige, la Cour accorde une attention particulière aux exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité avant d’aborder le fond de l’affaire. Cette démarche éclaire davantage sa position par rapport aux violations alléguées.

– Sur les exceptions d’incompétence et irrecevabilité soulevées par l’État défendeur

À l’exception soulevée par l’État défendeur selon laquelle la Cour « n’a pas compétence pour siéger en tant que juridiction d’appel et se prononcer sur des questions qui ont été tranchées par la plus haute juridiction d’un État défendeur », elle précise qu’elle n’exerce pas de compétence d’appel à l’égard des griefs déjà examinés par les juridictions nationales mais qu’elle conserve « le pouvoir d’apprécier la conformité des procédures nationales avec les normes énoncées dans les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme ratifiés par l’État concerné » (§ 29).

Concernant l’exception d’irrecevabilité soulevée par l’État défendeur selon laquelle la requérante avait saisi la Cour dans un délai non raisonnable (six ans après épuisement des voies de recours internes), la Cour rappelle que la fixation de la date de départ du délai relève de son pouvoir discrétionnaire au regard de l’article 3 du protocole à la Charte. Elle précise que, dans son approche, ce délai est à décompter à partir de la date de rejet du recours en révision de la décision de la Cour d’appel tanzanienne introduit par la requérante, soit le 19 mars 2015 (§§ 43-47).

– Sur le fond de l’affaire

La Cour développe un raisonnement fondé sur sa jurisprudence antérieure afin d’apprécier les violations alléguées du droit à la vie (article 4 de la Charte), du droit à la dignité (article 5 de la Charte) ainsi que du droit au procès équitable (article 7 de la Charte) de la requérante. Dans son raisonnement, elle semble accorder une attention particulière aux réalités africaines de l’administration de la justice. Selon la Cour, ces réalités, que nous approfondissons plus loin, doivent être prises en compte dans la computation du délai de saisine.

• En ce qui concerne les violations alléguées du droit à la vie garantie par l’article 4 de la Charte

La Cour note que la requérante a fait valoir qu’elle a été indûment condamnée à la peine de mort par les juridictions tanzaniennes. Elle estime en effet que son crime ne rentre pas dans la catégorie des affaires punies par la peine de mort et que la décision rendue ne relève pas de l’intime conviction du juge. Ce dernier élément ressort du fait que l’article 197 du Code pénal tanzanien ne permet pas au juge de tenir compte des circonstances atténuantes pour des crimes punis par la peine de mort (il est contraint de prononcer la peine de mort).

La Cour fonde son raisonnement sur trois critères qu’elle a développés dans son arrêt Ally Rajabu c. Tanzanie, à savoir la légalité de la peine de mort en droit tanzanien, la compétence du tribunal ayant prononcé la peine ainsi que la régularité de la procédure ayant abouti à la condamnation à la peine de mort.

S’agissant de la légalité de la peine, la Cour rappelle que la peine de mort est prévue par l’article 197 du Code pénal tanzanien. Au regard de cette disposition, la peine de mort est la seule peine possible et obligatoire en cas de meurtre. Le critère de la légalité est donc rempli (§ 76). Concernant la compétence des juridictions qui l’ont prononcée, la Cour indique que la requérante n’a présenté aucun élément relatif à l’incompétence des juridictions internes de l’État défendeur. Pour la Cour, il n’y a pas lieu de contester la compétence des juridictions qui ont été à la manœuvre en interne (§ 77).

Sur la régularité de la procédure, la Cour estime que « le caractère obligatoire de la peine de mort, tel que prévu par l’article 197 du Code pénal de l’État défendeur, ne laisse aux juridictions nationales d’autre choix que de faire exécuter la peine prononcée contre un condamné à mort, ce qui entraine une privation arbitraire de la vie » (§ 78). Le fait de priver un juge du pouvoir discrétionnaire de prononcer une peine en appliquant le principe de la proportionnalité et en tenant compte de la situation particulière d’une personne reconnue coupable rend la peine de mort obligatoire et par conséquent non conforme aux exigences d’une procédure pénale régulière.

La Cour estime que, si les juridictions nationales de l’État défendeur étaient dotées d’un pouvoir discrétionnaire pour prononcer une peine à l’encontre des personnes reconnues coupables de meurtre, la Haute Cour tanzanienne, à titre d’exemple, aurait pu légitimement prendre en compte tous les facteurs que la requérante a soulevés devant elle pour, éventuellement, alléger sa peine (§ 78).

La Cour conclut que la peine de mort, telle que prescrite par l’article 197 du Code pénal de l’État défendeur, ne satisfait pas au troisième critère d’appréciation du caractère arbitraire de la peine. Elle constate également, au regard de sa jurisprudence, que la peine de mort obligatoire constitue une privation arbitraire du droit à la vie, protégé par l’article 4 de la Charte (§ 79). Elle décide donc que la Tanzanie a violé l’article 4 de la Charte en condamnant la requérante à la peine de mort dans le cadre d’un système qui n’offre aucune possibilité d’atténuer sa peine après qu’elle a été reconnue coupable (§ 80).

• Sur les violations alléguées du droit à la dignité protégé par l’article 5 de la Charte

La Cour rappelle que la requérante a présenté trois moyens pour démontrer les violations de son droit à la dignité. Il s’agit de la non-reconnaissance, par les juges tanzaniens, de la précarité de sa santé mentale, du caractère cruel, dégradant et inhumain qui résulterait de l’exécution de sa peine de mort par pendaison ainsi que le stress généré par son placement dans le couloir de la mort pendant plus de sept ans par l’État défendeur.

En réponse à ces moyens, la Cour note d’abord que la requérante n’a présenté aucune preuve de son état de santé mentale devant les juridictions internes la rendant inapte à comparaitre. En l’absence d’éléments probants sur la situation médicale de la requérante au moment où elle a été jugée par la Haute Cour, la Cour ne dispose d’aucun fondement, en rapport avec cet aspect, pour remettre en cause les conclusions de cette instance et elle rejette ce moyen (§ 85).

Ensuite, la Cour indique qu’il ressort de sa jurisprudence constante que l’application de la peine de mort par pendaison, lorsque cette peine est autorisée, est « dégradante par nature » et « porte atteinte à la dignité, eu égard à l’interdiction des traitements cruels, inhumains et dégradants » (§ 86). Enfin, sur le stress provoqué par le syndrome du couloir de la mort, la Cour relève que « la détention dans le couloir de la mort est dégradante par nature et porte atteinte à la dignité humaine » (§ 87). La Cour considère que le stress lié à la détention dans le couloir de la mort découle de la crainte naturelle de la mort avec laquelle un condamné doit vivre.

Toutefois, étant donné qu’une personne condamnée à la peine de mort conserve le droit d’épuiser tous les recours judiciaires, « il y a lieu de trouver un équilibre entre le droit d’exercer lesdits recours et la nécessité de ne pas maintenir indéfiniment dans le couloir de la mort des personnes dont la peine a été confirmée par la plus haute juridiction » (§ 87). La Cour estime que cette détention et la durée de celle-ci ont inévitablement causé à la requérante un niveau de souffrance qui porte atteinte à sa dignité.

Par conséquent, sur le fondement des deuxième et troisième moyens (exécution de la peine de mort par pendaison et placement prolongé dans le couloir de la mort), la Cour conclut que l’État défendeur a violé le droit de la requérante à la dignité, garanti par l’article 5 de la Charte.

• Concernant les violations alléguées du droit au procès équitable garanti par l’article 7 de la Charte

La requérante allègue notamment une violation de son droit au procès équitable par l’État défendeur du fait des retards injustifiés entre son arrestation et l’ouverture de son procès par la Haute Cour tanzanienne, la partialité de celle-ci, sa condamnation sur la base de preuves insuffisantes ou douteuses, l’inefficacité de l’avocat commis d’office à sa représentation ainsi que le caractère arbitraire de la peine de mort prononcée à son égard.

Sur les retards injustifiés entre l’arrestation de la requérante et l’ouverture de son procès, la Cour note qu’il s’est écoulé 2 ans, 9 mois et 25 jours avant l’ouverture du procès en interne. Afin d’apprécier le caractère raisonnable de ce délai, la Cour rappelle sa jurisprudence antérieure (Wilfred Onyango et autres c. Tanzanie) dans laquelle elle indique que chaque affaire doit être traitée selon ses propres circonstances et qu’elle fonde son appréciation sur trois critères, à savoir, la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et le comportement des autorités judiciaires nationales (§ 95). 

Ainsi, en combinant ces critères aux circonstances propres à l’affaire, la Cour indique que l’État défendeur n’a apporté aucune preuve démontrant l’imputabilité de ce retard à la requérante. Le défaut de ces éléments de preuve amène la Cour à conclure que le retard invoqué était injustifié et constitutif d’une violation du droit au procès équitable de la requérante telle que garanti par l’article 7, § 1, d, de la Charte.

Sur la partialité du tribunal, la Cour note que le requérant fait valoir que le tribunal de première instance de la Tanzanie a violé son droit à la présomption d’innocence du fait que le juge la décrivait comme une « femme cruelle » pendant le procès. La Cour indique qu’au regard du caractère inquisitoire du procès pénal, la charge de la preuve incombe essentiellement au ministère public, partie poursuivante. Elle estime que ces griefs avaient été traités par la Cour d’appel de la Tanzanie laquelle a conclu que la charge de la preuve n’avait pas été renversée devant la Haute Cour. En l’absence d’éléments de preuve démontrant le non-respect du caractère inquisitoire du procès pénal par la Haute Cour tanzanienne, la Cour estime que la procédure devant la Haute Cour était équitable et elle écarte la violation du droit à la présomption d’innocence de la requérante tel que protégé par l’article 7, § 1, b, de la Charte (§ 105).

Sur l’insuffisance des preuves et leur caractère douteux et circonstanciel, la Cour indique que même si elle ne peut se substituer aux juridictions nationales pour évaluer en détail les éléments de preuve présentés lors des procédures internes, elle conserve le pouvoir discrétionnaire d’apprécier si la manière dont ces preuves ont été examinées est en conformité avec les normes internationales pertinentes en matière de protection des droits de l’homme. L’une des préoccupations principales, à cet égard, est de veiller à ce que l’examen des faits et des preuves par les juridictions nationales ne soit pas manifestement arbitraire ou ne conduise à un déni de justice (§ 112). Dans cette logique, la Cour indique que les éléments de preuve versés au dossier par l’État défendeur ne révèlent aucune insuffisance ou doute manifeste, qui aurait entrainé un déni de justice à l’égard de la requérante. Par conséquent, elle conclut que l’État défendeur n’a pas violé son droit à un procès équitable garanti par l’article 7 de la Charte (§ 117).

Sur l’inefficacité de la représentation judiciaire gratuite, la Cour indique que ce droit à la représentation en matière pénale tel que garanti par l’article 7, § 1, c, de la Charte, lu conjointement avec l’article 14, § 3, d, du Pacte relatif aux droits civils et politiques (ci-après, « P.I.D.C.P. ») qui consacre le même droit, n’est pas absolu (§ 122). Elle précise qu’il appartenait à la requérante d’informer les autorités tanzaniennes de l’inefficacité de l’avocat commis à sa représentation pendant la procédure devant la Haute Cour (siégeant en première instance). Comme l’avocat était pris en charge par l’État défendeur et que la requérante avait la latitude d’en choisir un autre, la Cour conclut que la garantie consacrée par les articles 7, § 1, c, et 14, § 3, d, du P.I.D.C.P. (droit à la représentation) n’a pas été violée (§§ 126 et 127). 

Sur le caractère arbitraire de la peine de mort prononcée à l’encontre de la requérante, la Cour indique que la violation du droit au procès équitable par le retard injustifié entre sa mise en détention et l’ouverture de son procès n’a pas totalement entaché l’intégrité de la procédure ouverte contre la requérante devant les juridictions internes. Dans ces circonstances, la Cour considère que la peine à laquelle la requérante a été condamnée n’est pas consécutive à une procédure menée en violation du principe du procès équitable et rejette, en conséquence, les allégations formulées par la requérante.

En résumé, la Cour conclut à la violation du droit à la vie de la requérante du fait de sa condamnation à la peine de mort par le juge tanzanien dans le cadre d’un système qui n’offre aucune possibilité d’atténuation de la peine (§ 80). Elle conclut à la violation du droit à la dignité de la requérante par la Tanzanie du fait que « la détention dans le couloir de la mort est dégradante par nature et porte atteinte à la dignité humaine » (§ 87). Elle conclut également que seul le retard injustifié entre la mise en détention de la requérante et l’ouverture de son procès par les juridictions tanzaniennes entraine la violation du droit au procès équitable (§ 98).

B. Éclairage

Cet arrêt nous permet d’aborder dans le cadre de cet éclairage la question de la computation des délais de saisine de la Cour et son caractère raisonnable tel que consacré par l’article 56 de la Charte. La Cour africaine développe une approche en double facette. D’une part, elle tente de tenir compte des réalités africaines et des défis auxquels est confrontée l’administration de la justice en Afrique (1). D’autre part, elle crée une forme d’insécurité juridique à travers sa jurisprudence laquelle se caractérise par une inconstance et un manque de clarté sur la notion du délai raisonnable (2).

1. Délai de saisine de la Cour africaine et contexte de l’administration de la justice en Afrique

La détermination du point de départ de la computation du délai requis pour saisir la Cour relève de son pouvoir discrétionnaire. À la différence de la Cour européenne des droits de l’homme pour laquelle le délai de saisine est fixé par les textes à quatre mois après l’épuisement des voies de recours internes, la Cour apprécie souverainement le délai et fixe le point de départ de cette computation. 

Les fondements de ce pouvoir discrétionnaire sont jurisprudentiels et normatifs. Dans les textes, il est consacré par la règle 50, § 2, f, du règlement intérieur de la Cour disposant que : « une requête n’est recevable que si elle est introduite […] depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa saisine ». Sur le plan jurisprudentiel, la Cour est pleinement à la manœuvre dans son arrêt Wilfred Onyango et autres c. Tanzanie en indiquant que le délai raisonnable s’apprécie sur la base de trois critères, à savoir la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités administratives et judiciaires compétentes. Ces critères sont à articuler avec les circonstances particulières à chaque affaire (Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso).

La Cour donne une liste indicative des facteurs susceptibles de constituer le contenu de la notion des « circonstances particulières » dans ses arrêts rendus après l’affaire Zongo. Il s’agit de l’incarcération du requérant (Diocles William c. République-Unie de Tanzanie, § 52, et Alex Thomas c. Tanzanie, § 74), sa non-connaissance des notions élémentaires en droit, l’absence d’une assistance judiciaire (Christopher Jonas c. République-Unie de Tanzanie, § 54), son indigence, le temps mis pour exercer les recours en révision devant la Cour d’appel, ou pour accéder aux pièces du dossier (Nguza Viking et un autre c. Tanzanie, § 61), les intimidations et la crainte de représailles (Association pour le progrès et la défense des droits des femmes maliennes et Institute for Human Rights and Development in Africa c. Mali, § 393), la création récente de la Cour ou encore le temps nécessaire pour réfléchir à l’opportunité de saisir la Cour et pour déterminer les griefs à soumettre (Zongo, § 122).

L’existence d’un ou plusieurs facteurs invoqués ci-avant ne suffit pas pour justifier le retard connu dans sa saisine. La Cour exige d’autres éléments personnels et convaincants de la part du requérant. Elle crée une obligation dans le chef de la personne alléguant l’existence d’un ou plusieurs facteurs relevés plus haut à le démontrer de façon objective et claire (§ 45).

Il y a lieu de considérer que ces facteurs expriment, en quelque sorte, les particularités du contexte africain de l’administration de la justice. Ce dernier est confronté à plusieurs défis (pauvreté, absence de l’aide juridictionnelle, existence d’intimidations et de représailles de la part des régimes dictatoriaux, difficultés matérielles et contraintes culturelles à la saisine de la Cour, etc.) entravant l’effectivité du droit au procès équitable ainsi que l’efficacité de la protection des droits de l’homme.

Certains États parties à la Charte tendent à relever ces défis. Par exemple, l’Afrique du Sud dispose d’un système d’assistance judiciaire effectif et relativement efficace qui permet aux personnes précarisées, victimes de violations des droits fondamentaux, d’avoir accès à la justice et d’obtenir des réparations éventuelles. La disponibilité d’une telle garantie en Afrique du Sud permet à la Cour de traiter différemment les requêtes introduites par les ressortissants sud-africains de celles en provenance des États au sein desquels l’assistance judiciaire gratuite n’est pas effective. Cette différence de traitement par la Cour en matière d’appréciation du délai raisonnable semble réaliste et adaptée au contexte africain de l’administration de la justice.

Il faut toutefois mentionner que parmi les composantes du droit au procès équitable, l’assistance judiciaire gratuite mérite une attention particulière en Afrique. La raison d’une telle attention est que la plupart des victimes des violations des droits humains en Afrique font partie des populations précarisées. Ces dernières sont, généralement, dépourvues de moyens nécessaires afin d’obtenir les services d’un auxiliaire de la justice ou pour saisir une instance judiciaire.

Eu égard à ce qui précède, force est de constater que la Cour africaine joue un rôle primordial dans la protection des droits humains sur le continent africain. Son approche casuistique dans l’appréciation du caractère raisonnable du délai de sa saisine révèle plusieurs réalités auxquelles sont confrontés les justiciables au sein des États africains. Toutefois, le manque de précision et de clarté jurisprudentielles concernant la notion du délai raisonnable place les requérants dans une position inconfortable.

Certains auteurs, dont le Professeur Mboumegne Dzesseu, pensent que les tergiversations de la Cour au sujet du caractère raisonnable du délai de sa saisine dénotent une inconstance jurisprudentielle (en comparaison avec la Cour européenne des droits de l’homme) et créent une insécurité juridique à l’égard des requérants. Les États africains devraient accorder la priorité à cette composante du droit au procès équitable dans leurs efforts de protection des droits humains.

2. Souveraineté de la Cour africaine dans la détermination du délai raisonnable : source d’insécurité juridique ?

Le délai raisonnable, tel que conçu par les mécanismes africains de protection des droits humains (article 56 de la Charte) est une notion à géométrie variable. Sa variabilité résulte du manque de précision concernant son contenu, en tant que composante du droit au procès équitable.

Selon Joël Andriantsimbazovina, le droit au procès équitable est un droit fondamental qui sert de bouclier aux autres droits de l’homme. Dans sa fonction de bouclier, ce droit protège les autres droits humains de violations éventuelles. Au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’effectivité du droit au procès équitable est une garantie essentielle de la sécurité juridique, élément d’affirmation de la prééminence de ce droit[1].

L’association du droit au procès équitable à la notion de la sécurité juridique vaut pour toutes ses composantes telles que détaillées par l’article 7 de la Charte et 14 du P.I.D.C.P. Dans cette logique, la Cour européenne des droits de l’homme précise que « garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut être difficile à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé » (§ 33).

La sécurité juridique implique que le délai de saisine de la Cour soit précis, prévisible et stable. Selon Hans Wiebringhaus, le requérant doit savoir à l’avance le temps qui lui est imparti pour apprécier l’opportunité de la saisir, les griefs à présenter, etc. Tenir compte des réalités africaines de l’administration de la justice ne doit pas permettre à la Cour africaine de créer un imbroglio autour de la computation du délai de sa saisine. 

Ainsi, le pouvoir discrétionnaire de la Cour consacré par la règle 50, § 2, f, de son règlement intérieur n’enfreint pas en soi la sécurité juridique en tant que composante du principe de la « rule of law ». Seul le manque de constance dans sa jurisprudence suscite des questions au sujet de son approche.

Comme indiqué plus haut, si, dans l’arrêt Zongo, la Cour évoque le principe des circonstances particulières propres à chaque affaire pour apprécier le caractère raisonnable du délai, elle opère une forme de revirement jurisprudentiel dans son arrêt Wilfred Onyango et autres c. Tanzanie. Ce dernier s’inspire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en concluant que le caractère raisonnable du délai de sa saisine s’apprécie en fonction de trois critères que sont la complexité de l’affaire, le comportement du requérant ainsi que celui des autorités judiciaires nationales d’un État[2].

D’aucuns pensent que ce revirement crée une instabilité juridique en ce sens que la combinaison de ces critères avec les circonstances particulières à chaque affaire et cela au cas par cas rend complexe l’appréciation du caractère raisonnable du délai de la saisine de la Cour.

En ce sens, Frédéric Mboumegne Dzesseu pense que l’articulation entre ces critères et facteurs évoqués par la Cour traduit « une forme d’oscillation ». Cette dernière peut influer négativement sur principe de la sécurité juridique des requérants.

Afin de garantir la sécurité juridique aux requérants, la Cour devrait se pencher sur le processus délicat de la fixation d’un contenu précis et prévisible du délai raisonnable. Dans un contexte confronté à plusieurs défis comme c’est le cas en Afrique, une telle initiative prétorienne est susceptible de susciter plusieurs hésitations et critiques. Ainsi, le développement d’une jurisprudence constante, par la Cour, peut jouer l’office de prévisibilité et de clarté assurant un équilibre entre réalités africaines de l’administration de la justice et exigences de la sécurité juridique.

3. Conclusion

La souveraineté de la Cour africaine en matière de computation du délai de sa saisine fait couler beaucoup d’encre sur le continent africain. Si certains auteurs pensent qu’elle engendre des effets néfastes à l’égard de la sécurité juridique et porte atteinte au principe de la prééminence du droit, d’autres soutiennent qu’elle favorise l’administration d’une justice proche de la justice naturelle. Cette dernière, marquée par la règle de « fairness », permet à la Cour de tenir compte des réalités propres aux États africains et des défis auxquels le système judiciaire de chaque État partie à la Charte est confronté.

Toutefois, la prise en compte des défis évoqués plus haut ne devrait pas favoriser le non-respect de la prévisibilité et la précision au sujet du délai raisonnable. Il conviendrait que la Cour puisse développer une jurisprudence constante clarifiant l’articulation des critères et facteurs pris en compte dans l’appréciation du caractère raisonnable du délai de sa saisine, afin de répondre aux exigences de la sécurité juridique.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.A.D.H.P., 1er décembre 2022, Ghati Mwita c. République-Unie de Tanzanie, affaire n° 12/2019.

Jurisprudence :

Doctrine :  

  • Andriantsimbazovina, J., « L’accès à la justice au sein des droits de l’Homme », in J. Bétaille (dir.), Le droit d’accès à la justice en matière d’environnement, presses de l’Université de Toulouse Capitole, 2016, pp. 49-61 ;
  • Dzesseu, S.F.M., « Le temps du procès et la sécurité juridique des requérants dans la procédure devant la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples », Annuaire africain des droits de l’homme, n° 3, 2019, pp. 72-92.
  • Kuty, F., « Le droit à un procès pénal équitable au sens de la jurisprudence strasbourgeoise en 2013 », J.L.M.B., 2014.
  • Larrouturou, T., « La QPC est-elle une voie de recours à épuiser avant de saisir la Cour européenne des droits de l’homme ? », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 2015.
  • Wiebringhaus, H., « La règle de l’épuisement préalable des voies de recours internes dans la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme », Annuaire français de droit international, n° 685, 1959.
  • Cour eur. D.H., Guide sur l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, volet pénal.

 

Pour citer cette note : G. Paluku Matata, « Effets du pouvoir discrétionnaire de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples en matière de computation du délai de sa saisine », Cahiers de l’EDEM, mai 2023.

 

[1] Cour eur. D.H., 16 décembre 1992, De Geouffre de la Pradelle c. France, req. n° 12964/87.

[2] Cour eur. D.H., Guide sur l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, volet pénal ; Cour eur. D.H., 28 juin 1978, König c. Allemagne, req. n° 6232/73, § 99 ; 7 mai 1974, Neumeister c. Autriche (article 50), req. n° 1936/63, § 21.

Publié le 02 juin 2023