L’EDEM est une équipe plurielle, les diversités s’y côtoient. Pour refléter la pluralité linguistique, nous avons souhaité rendre possible l'enregistrement d’un podcast dans la langue maternelle des chercheuses et des chercheurs, le texte du récit demeurant ci-dessous en français.
Création musicale Handpan pour le jingle : Pilou
Prise de son et mixage : Julien Van der Vorst
Transcription
Mes deux parents ont quitté leur village, en Calabre, quand ils avaient 18 ans afin de poursuivre leurs études en Toscane. Je ne suis pas née en Calabre, n’y ai jamais vécu. Toutefois, quand quelqu’un me demande d’où je viens, immanquablement je réponds : « Je suis de Rome, mais ma famille vient de Calabre, la région la plus au sud de la péninsule italienne ». Avec cette réponse, j’espère rendre justice à mes racines et à ceux des miens qui sont restés au village.
De nombreuses familles d’Italiens ont des histoires de migration qui s’étendent sur plusieurs générations et ne cessent de prendre de nouvelles formes. Par exemple, mon arrière-grand-père Gaetano, né en 1895 dans notre village de Calabre, a émigré en Argentine. Leurs conditions de vie au village étaient précaires et lors de la crise économique de 1929, qui frappa l’Italie comme le reste du monde, Gaetano n’a plus été en mesure de faire face aux besoins de sa famille, de sa femme et de ses quatre enfants, et il prit la décision d’émigrer. Il partit seul, laissant derrière lui femme et enfants. Ces derniers ont, grâce à ses envois d’argent, pu aller à l’école. Ma grand-mère, Concetta est uniquement allée à l’école primaire, ses frères ont tous poursuivi des études supérieures.
Fier de ses origines, comme je le suis, Gino a écrit des poèmes dans le dialecte local. Ils sont précieux pour notre histoire familiale et pour le village. Une place y porte son nom. Dans le poème L’histoire de mon père, Gino raconte à la première personne la migration de son père Gaetano. Il décrit les emplois qu’il a acceptés en Argentine et dont il n’aurait jamais voulu en Italie, le mal du pays et relate les obstacles posés au retour. Ses mots sont sombres : « Tant et tant de mes semblables ont décidé de prendre le chemin de l’oubli, qui est et sera toujours le chemin de la migration. »
Après 20 ans en Argentine, Gaetano est rentré en Italie avec le projet de convaincre sa famille de venir vivre avec lui en Amérique du Sud. Aucun d’entre eux n’a souhaité le suivre. Ses enfants avaient fondé une famille ou allaient en fonder en Italie ; il passera ses dernières années au village, entouré des siens. Le chemin de la migration ne l’avait pas destiné à l’oubli, même si ses sentiments ont dû être tels, à un moment.
À l’instar de Gaetano et de beaucoup d’autres, mes parents ont quitté ce même village dans les années 70. Leur longue histoire commune d’émancipation a été possible grâce à cette migration du sud vers le nord de l’Italie. Mon père a réalisé des études de droit grâce à une bourse. Celles-ci duraient à l’époque quatre ans, ce qui était un circuit court comparé, par exemple, à des études médecine qui duraient six ans. Brillant et travailleur, peu après ses études, il est devenu magistrat.
J’ai un jour dit à mes parents qu’ils étaient des « migrants internes », utilisant la terminologie propre aux études sur la migration. Ils ont souri, je devinais qu’ils ne parvenaient pas à se décrire comme tels. Ces mouvements de population Sud-Nord auxquels mes parents ont participé ont modelé le pays et le modèlent toujours. À leur époque, le labeur et le mérite permettaient à eux seuls d’orienter une trajectoire. Aujourd’hui, en Calabre, comme dans de nombreuses autres régions du Sud, tenter sa chance ailleurs demeure une stratégie pour sortir de la pauvreté et améliorer ses conditions de vie.
Le premier poste de magistrat de mon père a été à Monza, petite ville agréable située près de Milan, où je suis née. Quand j’étais enfant, j’ai connu le rythme des familles méridionales, qui font des voyages de 8, 10 ou 12 heures, en voiture, deux fois par an, à Noël et en été, pour retrouver la grande famille. L’été, je restais trois mois avec mes grands-parents et je les quittais pour rentrer à l’école au mois de septembre. J’ai grandi en sachant que l’on peut avoir le cœur à plusieurs endroits et plusieurs « chez soi », comme beaucoup d’enfants de migrants, internes ou internationaux. Mon enfance et mon univers ont été influencés par ces liens à chérir et à préserver avec ceux qui sont restés au pays mais qui demeurent proches. Nous les appelions presque tous les jours, même quand les appels interurbains coûtaient très cher. Quand j’ai commencé l’école primaire, mes parents ont été s’installer à Rome. Nous réduisions nos trajets vers la Calabre de 12 à 6 heures de route et surtout nous allions vivre à Rome.
Ce fut merveilleux de partir à la conquête de cette ville avec mes parents. Chaque dimanche, nous allions explorer un nouveau quartier ou un monument. J’eus l’impression de voir ma plaine de jeux et mon regard s’agrandir. C’est un sentiment assez classique lors du passage d’une ville de province du nord vers la chaotique mais chaleureuse capitale qu’est Rome.
À l’adolescence, j’ai commencé à comprendre la complexité des stratifications de la ville, à prendre conscience de ses disparités qui sont subtiles et insidieuses. La littérature comme le cinéma ont décrit cet état des choses. Je pense au livre de l’écrivain Nicola La Gioia, La ville des vivants. L’assassinat de Luca Varani, 23 ans, dans un appartement de Rome en mars 2016 avait fait la une des journaux, il ne semblait y avoir aucune explication à ce meurtre perpétré par deux jeunes gens de bonne famille. En reconstruisant minutieusement les faits et les jours qui les ont précédés, Nicola Lagioia écrit une autre histoire de Rome, aussi malfaisante que splendide. Mon terrain de jeux m’a soudain paru très étroit. J’avais besoin de repousser les limites et les frontières de mon monde obsolète et trop connu.
Quand mon père a mieux gagné sa vie, nous avons voyagé en famille, en Italie et à l’étranger. Ces voyages ont encouragé ma curiosité et ont renforcé le goût d’aller voir ailleurs. En même temps, le fait d’avoir passé du temps au village, proche de la famille au sens large, été aussi porteur de valeurs positives. L’accueil des membres de la famille, proches et moins proches, de mes amis et de ceux de mon frère est une valeur essentielle pour les miens.
Mon frère a étudié la philosophie et a ensuite étudié le droit. Je ne voulais pas m’imposer un tel détour. Mon père a influencé le choix de nos études. Il incarne le droit de manière positive même s’il s’en défend. J’ai donc étudié à Sapienza, mais je cherchais toujours à quitter Rome. En 3e année, j’ai pu aller étudier à Louvain-la-Neuve. Un de mes cousins, Rosario, enfant de Gino, sortait avec Manuela qui travaillait à la Commission européenne et allait devenir sa femme. Elle m’a rendue sensible à la mobilité européenne, encourageant mes démarches pour étudier ou travailler à l’étranger, par exemple en relisant mes lettres de candidature. Nous étions trois Italiens de Sapienza à partir à Louvain-la-Neuve et j’ai pensé je ne serai pas l’Italienne qui reste avec des Italiens. Je souhaitais aller à la rencontre des autres. Aujourd’hui, ces Italiens sont devenus des amis chers, mais cette déclaration d’intention montre bien mon état d’esprit en arrivant.
Les personnes rencontrées à cette époque sont encore dans ma vie, y compris mon amoureux. Lui comme mes parents est un migrant interne, il avait fait le choix de quitter temporairement l’université d’Anvers pour étudier à Louvain-la-Neuve, grâce à un autre programme de mobilité, l’Erasmus Belgica. Je pense, en te parlant, que c’était hier, mais c’était il y a dix ans.
Au cours de ce séjour, j’ai suivi les cours de Jean-Yves Carlier qui ont donné sens à mon choix d’étude et ont orienté mes choix professionnels. À cette époque, l’EDEM organisait un cycle de conférences sur le thème de La mise en œuvre du droit européen de l’asile en droit belge. À ce cycle a succédé, quelques années plus tard, celui intitulé Migrations : regards croisés. J’ai été immédiatement enthousiaste pour ce type d’enseignement qui intégrait des références à d’autres disciplines et permettait de s’ouvrir différemment au droit. Les migrations n’étaient pas uniquement analysées sous un angle juridique, approche qui définit et distingue de plus en plus l’EDEM. Sylvie Sarolea avait clôturé une de ses interventions avec une citation du livre Sur la route des clandestins (2008) du journaliste et écrivain italien Fabrizio Gatti, elle m’a donné envie de le lire.
La question des migrants morts en Méditerranée m’a toujours interpellée. Notre professeur d’histoire et philosophie au collège était bénévole à la communauté de Sant’Egidio, il avait invité un réfugié érythréen à un de nos cours qui avait raconté son parcours, les tortures subies en Libye et ses diverses traversées. L’art et les médias n’ont ensuite cessé de me sensibiliser. En 2011 est sorti le film Terraferma d’Emanuele Crialese. Il narre comment Filippo, sa mère et son grand-père qui n’arrivent plus à vivre de l’activité traditionnelle de la pêche, dans une petite île au large de la Sicile, sauvent des eaux un groupe de clandestins africains malgré l’interdiction des autorités locales. Les pêcheurs s’interrogent, faut-il les dénoncer aux autorités et assurer la quiétude des touristes ou respecter les valeurs morales de solidarité héritées du travail de la mer ?
La question des migrants en Méditerranée a été et est toujours très politisée. Pendant plus de 20 ans, l’attention a peu à peu été portée, par les institutions et par les médias, sur la criminalisation des actes de sauvetage et de solidarité. Ils jouaient avec la peur, argument porteur pour les élections. En 2023, les maires des villages de Calabre où les corps avaient échoué ont tenu à organiser des funérailles publiques pour des migrants morts en Méditerranée. Le président de la République y a assisté. Le geste avait une portée symbolique importante. Avec les années, j’ai pu quitter l’effroi et trouver un angle pour étudier et mieux analyser pourquoi des gens meurent en Méditerranée et pourquoi on ne fait rien.
Après mon master en droit, j’ai réalisé un master complémentaire aux Pays-Bas en Public Policy and Human Development et ai suivi une école d’été organisée par Amnesty International. Des activistes, des intervenants sur l’île de Lampedusa, comme des garde-côtes, le maire… sont venus nous parler de leur travail. J’y ai découvert l’existence des couloirs humanitaires et ai réalisé mon mémoire de master sur ce sujet. Le principe est simple : un visa humanitaire est délivré aux personnes qui ont besoin de protection par l’État de destination (l’Italie, la France, la Belgique et puis d’autres pays au fil du temps) et la prise en charge au quotidien est assurée par la société civile. Au départ de ce projet ne se trouvait pas la question du nombre trop élevé de morts en Méditerranée, mais la question de la sécurité, des voyages légaux, des visas. Cette étude bottom-up m’a permis de travailler ensuite avec une ONG. Nous rédigions des plaidoyers politiques et mettions en œuvre de nombreux projets, mais le droit me manquait. En 2018, j’ai postulé à un stage aux Nations unies et ai indiqué dans ma candidature ma participation aux séminaires de l’EDEM. J’ai alors découvert qu’un poste était vacant pour réaliser un doctorat au sein de l’équipe. J’ai postulé et ai été sélectionnée.
Ce doctorat me permet d’étudier le droit européen et international des migrations, la manière dont l’Union européenne coopère avec les États tiers et la question de l’équité, au sens large, dans les migrations internationales. Les citoyens du continent africain sont exclus de la mobilité internationale, ils ne disposent pas, contrairement aux autres citoyens, d’accès sûrs et légaux à l’Union européenne. Je ne cesse de nourrir et de développer ce questionnement. Tout en me plaçant dans la perspective du droit européen, je vise à garder un œil critique sur le rôle de l’Union européenne dans la coopération UE-Afrique en matière de migration. Mes recherches m’ont amenée à mettre en évidence l’importance du droit, sous toutes ses formes, comme moyen et comme objet dans la coopération internationale entre l’Union et les États africains. Les actes de soft law ou l’utilisation des mécanismes parajuridiques, comme la coopération technique au développement, influencent sensiblement le droit des migrations des pays africains.
J’avais une représentation très hiérarchisée du monde universitaire, je l’ai déconstruite au sein de l’EDEM. Durant la deuxième année de ma thèse, j’ai pu réaliser un séjour de recherche au Sénégal. Ces séjours ont le plus souvent pour destination des universités « prestigieuses » en Amérique du Nord. Sylvie Sarolea comprenait ma démarche et l’a soutenue. Après la fin de mon parcours doctoral, je souhaite continuer à travailler sur les migrations et dans une équipe qui a la même qualité au niveau scientifique et humain que l’EDEM, même si je sais que ce sera difficile à trouver.
Je vis à Bruxelles et suis devenue une citoyenne européenne résidente de longue durée. Cette ville vibrante a le statut singulier de capitale de l’Union européenne. Je demeure où je souhaitais être et le recul me permet de réaliser que c’est sans doute dans mon ADN d’être éloignée de ceux que j’aime. De nombreux jeunes Italiens ont, comme moi, décidé de partir vivre à l’étranger. La facilité d’émigrer au sein de l’Union européenne grâce à la libre circulation des personnes et, sans doute, la qualité de nos diplômes, facilitent cette migration qui ne ressemble pas tout à fait à celle de nos parents ou arrière-grands-parents.
J’ai fêté mes 30 ans pendant le confinement. Mon amoureux m’a fait un très beau cadeau : il a demandé à tous mes proches et mes amis d’écrire un boarding pass imaginaire, chacun indiquait où il voudrait m’emmener en voyage, cela pouvait être un pays réel ou utopique, un souvenir ou un vœu. Je me souviens de cette nuit qui n’en finissait pas où je découvrais les 100 contrées où ils voulaient m’emmener. Ce cadeau me permettait de retrouver les miens et de dépasser les frontières même quand elles se fermaient. Il m’a aussi permis de confirmer que les communautés d’amitié et de sentiment dépassent les quartiers, les villes et les pays, elles ne connaissent pas les frontières.
Pour citer cette note : « Être chez soi en plusieurs lieux », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, novembre 2023.