Récit de vie – L'intelligence collective

Louvain-La-Neuve

Ma première rencontre avec la diversité a eu lieu à l’école. J’ai fréquenté celle où ma maman a été institutrice durant quarante ans. Nous vivions à Lillois, dans le Brabant wallon et, chaque matin, je me rendais à Bruxelles, dans le quartier ucclois des ambassades. Ce trajet vers un quartier huppé qui ne ressemblait en rien à celui où nous vivions m’a permis de découvrir de nombreux univers. Très souvent, pendant l’année scolaire, un enfant débarquait parce que son père était arrivé en poste à Bruxelles. J’ai ainsi rencontré une des filles de Mobutu Sese Seko qui était dans la même classe qu’un des petits-fils du chef d’État. Les premiers jours, ils étaient venus à l’école avec des gardes du corps, ils ont vite disparu.

Ma première référence de la multiculturalité a été très privilégiée, je n’en ai évidemment pas pris la mesure à cette époque. Même si d’un point de vue socioéconomique, la disparité était évidente – il n’y avait pas de piscine à la maison, mon père était directeur administratif dans un grand magasin bruxellois d’art de la table – je ne me sentais pas différente. Mes parents étaient très investis dans le fonctionnement de l’école comme dans le scoutisme, ils créaient des liens, se montraient disponibles, mon frère et moi marchions naturellement dans leurs pas.

À cet âge, si ton entourage ne te fait pas remarquer que les gens sont différents, tu ne le vois pas. La diversité existait au sein de notre famille sans jamais être nommée comme telle. J’étais fière d’avoir une tante qui a épousé un journaliste américain, une autre un homme d’affaires suisse, un oncle qui a épousé une Espagnole, un autre, une femme dont la maman était polonaise. Le discours dans la famille était foncièrement humaniste et curieux. Nous n’avons jamais passé une soirée à la maison sans regarder ensemble le journal télévisé et en discuter ensuite. Il y avait du débat, il pouvait même parfois être virulent.

Le temps et la distance m’ont permis de réaliser la particularité de cette approche et le contraste avec mon entourage immédiat. J’ai grandi dans un quartier blanc-blanc, une cité dortoir du Brabant wallon nonchalante et monochrome, sans peur « des autres », mais sans beaucoup de contacts avec une quelconque différence. Heureusement à la maison, il y avait un discours volontairement antiraciste.

En humanités, je suis allée au collège Cardinal Mercier à Braine-l’Alleud, j’y ai retrouvé une même homogénéité socioéconomique et en même temps une relative diversité. En 2e humanité, un élève m’a traitée de sale juive, que je ne suis pas. Naïve, j’étais plutôt interrogative quant au fait que cela puisse être injurieux à un âge où les professeurs nous faisaient lire Mon ami Frédéric ou Le journal d’Anne Frank, ou encore Tanguy sur la guerre d’Espagne. Cela m’a confrontée à la question du préjugé physique. Le soir, nous avons parlé à la maison de ce que pouvait impliquer le fait d’avoir un long nez, des cheveux bouclés et de la référence à une religion qui pouvait, dans un certain contexte, constituer une injure. Papa s’est empressé de m’apprendre la tirade du nez de Cyrano de Bergerac. La réponse fut attentive, mais aussi intellectualisante ; elle caractérise bien mon enfance et mon adolescence. Cette apostrophe m’a beaucoup appris, car même si tu sais que le racisme existe, c’est sidérant d’être objet de tels propos dans le seul but de t’injurier. Cela ébranle même si tu sais le comportement abject.

En humanités, j’étais en option math-sciences. La logique mathématique m’a attirée, mais elle n’ouvre pas à une compréhension du monde comme l’histoire, la géographie, la littérature le permettent. Je garde encore le souvenir d’un professeur de français que nous adorions, alors qu’il avait subi les foudres de l’inspection car il ne respectait pas le programme. Nous pouvions troquer la lecture des classiques si nous parvenions à nous inspirer de Si j’étais en 17 à Leidenstadt de Jean-Jacques Goldman pour écrire un texte. Évidemment, je ne réalisais pas à l’époque que c’était un magnifique acte de résistance. Pour nous encourager à l’écriture, nous donner goût aux mots, au rythme des phrases, au plaisir de la langue, ce professeur était prêt à défier les règles. Il fut un « des planteurs de petites graines qui prennent beaucoup de temps pour germer », comme les nomme une de mes amies. Maman avait commencé à semer celles qui disent, « Enseigner est un beau métier ».

À la fin de mes études secondaires, l’université fut un implicite. Je voulais étudier la géographie humaine, la démographie. Mes parents m’en ont dissuadée : « C’est la crise dans l’enseignement, tu ne trouveras jamais d’emploi. » À une soirée d’informations, un avocat a présenté sa profession et les études de droit. Enthousiaste, humain, il témoignait d’une certaine forme d’engagement. Une curiosité pour les sciences humaines et le coup de cœur pour cet avocat m’ont amenée à opter pour le droit. Je travaillais dur et la formation mathématique a aidé ; ma vie sociale se réduisait alors à peu de choses, je cochais les cases à remplir aisément. Le droit séduit par sa mécanique. La vigilance s’impose pour questionner sa pertinence et son adéquation au monde. Je n’ai cessé d’apprendre que le droit peut être un outil cruel s’il ne cesse de se donner par les instruments de son autocritique. Les autres sciences humaines comme les rencontres avec les personnes pour lesquelles il a des conséquences sont indispensables pour nourrir cette déconstruction.

J’ai réalisé un échange Erasmus que je pourrais qualifier de raisonnable, en me rendant aux Pays-Bas pour apprendre le néerlandais. J’avais mis Séville en second choix, c’était mon choix de cœur. Mon premier choix me fut attribué. La fantaisie a pris un peu de temps pour me rejoindre. J’ai apprécié ce séjour à Leiden, la ville, ses canaux, certains cours et les professeurs qui venaient à l’université à vélo. En fin de séjour, j’ai eu une entorse et étant incapable de monter au deuxième étage où était située ma chambre, j’ai dû rentrer en Belgique. Je tournais en rond chez mes parents, il me restait seulement un cours à passer, celui de Jean-Yves Carlier, Problèmes contemporains liés à la circulation des personnes. J’avais décidé de réaliser le travail sur le regroupement familial, matière que j’avais étudiée à Leiden. L’Association pour le droit des étrangers (ADDE) organisait une demi-journée de formation sur ce thème et, à cette époque, j’avais du temps. Je m’y inscris et découvre, grâce aux questions du public, pour l’essentiel des praticiens, des questionnements qui n’ont jamais été abordés aux cours. Mon immobilisme contraint m’a permis d’élargir d’autres horizons.

Comme je ne voyais pas ce que j’allais faire après mes études, j’ai été en discuter avec le voisin de mes parents qui était procureur du Roi à Nivelles. Il m’a dit : « Pour un juriste, il y a une expérience incontournable, le barreau. » Je lui ai répondu que cela ne m’intéressait pas, il m’a suggéré d’essayer avant de refuser. Je lui ai rétorqué ne connaître personne dans ce milieu. Dans la même conversation, il m’a demandé comment se passaient mes examens, je lui ai expliqué avoir encore à passer celui de Jean-Yves Carlier. Il s’est alors exclamé : « Mais tu l’as, ta solution ! C’est là qu’il faut faire un stage ! » De hasards en rencontres, je suis sortie de mes certitudes. J’ai accepté de laisser parfois le désordre s’installer, d’être surprise. Aujourd’hui j’en suis convaincue, l’exigence universitaire exige un quadruple déplacement : un déplacement disciplinaire, un déplacement géographique en examinant l’objet de ses réflexions d’un autre point de vue, un déplacement humain par la déconstruction en confrontant ce que des personnes d’ailleurs et/ou d’autres disciplines te disent, et le quatrième est le déplacement générationnel.

J’ai donc commencé un stage bénévole au cabinet Jean-Yves Carlier. À l’entame de ce stage, par souci d’honnêteté, il m’a prévenue : « Je ne peux m’engager pour l’avenir au-delà de ce stage, il n’y a pas de place au cabinet. » Je n’avais pas l’intention de devenir avocate, cela m’importait peu. À la fin de son examen, il m’a proposé de reprendre le mandat d’une assistante qui partait en septembre. Ensuite, il m’a proposé de travailler à mi-temps dans son cabinet. J’ai des réflexes de bonne élève, si le prof me propose un job, je ne commence pas par lui dire que j’ai piscine. Je n’étais pas du sérail et le fait d’être reconnue par un de ses membres que j’admirais me réjouissait. Jean-Yves a été et demeurera mon mentor. Jamais je n’oublierai cette consigne : « Être indignée, c’est bien, c’est même parfois nécessaire, mais si l’émotion peut être un moteur, notre outil est la rigueur. » J’oublie, parfois, la rigueur, mais jamais son horizon, il me ramène à elle. Si j’en suis dotée, de rigueur, elle tient plus de la curiosité que de la concentration.

Je n’ai jamais eu le temps – ni l’envie – de développer des stratégies, si ce n’est de travailler avec des personnes que j’apprécie, les hasards et les rencontres ont fait le job. Après mon examen, j’ai croisé Michel Verwilghen, professeur de droit international privé dans le couloir de la faculté. Il devait connaître la proposition que Jean-Yves venait de faire, elle commençait en septembre. Il m’a proposé de participer, pendant l’été, à une recherche sur les sanctions appliquées par l’Union européenne à la Birmanie à qui il était reproché de recourir au travail forcé. J’ai évidemment répondu oui. Aujourd’hui, mon premier réflexe est encore de répondre « oui » aux propositions de collaboration, mais je tente de protéger l’équipe et mes proches, mon noyau dur.

À la sortie de l’université, j’ai toute de suite eu deux boulots, un mi-temps à l’université et un autre au barreau, et je passais mes soirées dans l’associatif. J’y ai découvert la joie et l’énergie de penser à plusieurs. Le milieu associatif apprend le collectif avec des gens qui n’ont pas des égos surdimensionnés. Les récits des gens que je rencontre dans le cadre de mon activité au barreau m’inspirent ; je réalise des liens avec des personnes dont je ne pouvais imaginer le parcours et la personnalité comme Farid et Innocent qui sont devenus des amis très proches, et qui étaient au départ les traducteurs de mes clients. Ils m’ont appris que la proximité n’est pas une question d’origine, de religion ou de quartier. J’ai eu conscience avec eux que plus de choses nous rassemblaient que celles qui nous séparaient, comme l’amour des parents, le souci de la scolarité des enfants, une vraie fraternité et le goût du rire. Des personnes magnifiques m’ont donné et me donnent une force inouïe. Celui qui se met en chemin pour fuir un danger imminent a un dynamisme incroyable comme celui qui se bat contre ce qui est profondément injuste, contre la maladie.

À l’université, rapidement il est demandé de faire une thèse. Je n’ai pas échappé à la règle. Je changeais de sujet tous les mois. Un matin, à Venise, en terrasse, au soleil dans mon quartier préféré le Dorsoduro, je bois un cappuccino au Campo San Barnaba (en face de l’église du même nom qui a été la bibliothèque d’Indiana Jones, mes références sont toujours diverses), je lis des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Je ne cessais de me demander pourquoi la CEDH, qui soutient toujours les droits des individus quand il y a une atteinte à leurs libertés par l’État, considère que la souveraineté est le principe quand il s’agit de migration. Dans toutes les autres matières, le principe est le respect des droits humains et la souveraineté de l’État est l’exception. En matière de migration, la souveraineté est devenue la règle. Ce fut mon sujet de thèse, j’ai tenu à comparer cette question de l’articulation souveraineté/droits humains en matière de migration au Canada et en Belgique. J’ai découvert que la rhétorique était identique partout.

J’ai défendu ma thèse enceinte de huit mois, forte et confiante de cette vie qui poussait et qui prendra le visage d’une jeune femme ouverte au monde, soutenue, de manière infaillible, par mes parents et par Jean-Yves Carlier qui, outre d’être un mentor, a toujours veillé à me créer une place. S’en suivit le parcours très classique nuancé par la multiplicité de mes engagements qui font parfois dire à mes amies que j’ai plus de vies que Shiva n’a de bras.

En 2011, avec Emmanuelle Néraudau, Jean-Yves Carlier, Luc Leboeuf nous avons répondu à un appel d’offres et obtenu un premier financement pour étudier la transposition du droit européen de l’asile en droit belge. Une équipe est née. En boutade, Emmanuelle suggère que nous l’appelions « Équipe Droit européen et Migrations ». C’était parti, l’EDEM était lancée ! Aujourd’hui en 2023, l’acronyme reste identique, mais le nom a changé. Nous sommes devenus, l’Équipe Droits et Migrations. Souvent autour de cappuccinos, nous n’avons cessé de nous réinventer depuis la création de l’équipe. Au départ, mes questions de recherche portaient sur l’effectivité du droit, aujourd’hui elles s’orientent vers la question de l’effectivité de la justice. Notre champ de recherches s’élargit, comme l’équipe. De quatre, notre équipe compte aujourd’hui trente-cinq membres.

Le monde universitaire est organisé sur la base de cette logique : « Plus tu as, plus on te donne. » Notre premier financement fut le fruit du hasard et de la chance ; d’autres sont venus, de nouveaux chercheurs nous ont rejoints et nous avons renforcé les liens avec l’étranger en commençant par le Canada, ensuite avec l’Afrique centrale et aujourd’hui l’Afrique du Nord. J’ai remplacé à Bukavu Jean-Yves Carlier qui devait y donner un cours et ne pouvait y aller en raison d’un problème d’agenda. J’y ai rencontré Trésor Maheshe, il fut mon étudiant et j’ai ensuite accompagné son doctorat. Sa question de recherche partait du postulat que les activités subversives sont interdites aux réfugiés en application de la Convention de Genève. Or, les trois présidents alors en place dans la sous-région, au Burundi, Rwanda et en RDC étaient trois réfugiés qui avaient repris le pouvoir par la force, ce qui pose la question de l’ampleur des libertés politiques et de la place des diasporas dans les processus de justices transitionnelles. La question m’a paru très intéressante d’un point de vue théorique et tellement ancrée dans le réel d’une région que j’allais apprendre à découvrir. Derrière celle-ci se profilait une autre question jamais formulée, mais posée par le regard de mes clients : « Peut-on priver du droit de s’exprimer et d’avoir une opinion celui qui a tout perdu et est contraint de se réfugier à l’étranger ? » Plus fondamentalement, la question était : « Que reste-t-il de moi quand je suis réfugié ? » Les échos étaient multiples et j’ai réalisé que la question était universelle, Victor Hugo, Hannah Arendt et tant d’autres la posent. J’ai évidemment accepté, Trésor a obtenu un financement, le lien était créé avec Bukavu. Ils ne cessent de se développer et permettent d’envisager d’autres approches. Je reviens de Tunisie, nous allons signer une convention de partenariat avec la faculté des Sciences juridiques de Tunis. Ce lien permettra au point de vue du nord et du sud de la Méditerranée de se croiser pour des recherches et des échanges d’étudiants.

Mes clients m’ont amenée à poser d’autres questions. Quand il y a un enlèvement d’enfant, l’urgence est de permettre à l’enfant de retrouver son parent. Mais, quand il s’agit de regroupement familial, le lien est envisagé autrement, l’urgence disparaît. J’arrive difficilement à concevoir un sujet de recherche si je n’ai pas été touchée par une histoire. Je suis intuitive et admire mes collègues purement conceptuels. L’humain est le moteur de toutes mes recherches, le droit n’est jamais qu’un outil pour résoudre une question. Nous savons combien il est prisonnier du contexte politique au sens large. Toutes mes questions de recherche même les plus techniques sont inspirées par le réel, ou plutôt une personne, elle s’appelle Farid, Blanche…

Aujourd’hui, le droit entrave plus qu’il ne relie. Les questions des étudiants et des chercheurs permettent de retrouver le lien, d’en créer d’autres. Grâce à l’équipe, je demeure confiante en demain. Des questions vont devenir inévitables comme le lien entre migration et colonialisme, le rapport de pouvoir qu’il induit. La rencontre avec les étudiantes tunisiennes confrontées à la violence de refus de visa qui mettent à néant de beaux projets de recherche alors que les textes encouragent au partenariat et aux échanges m’invite à poursuivre comme d’autres rencontres.

En 2018, j’ai eu un contrat à temps plein à l’université, le prix a été de renoncer à l’associatif. Je ne pouvais envisager de renoncer aux dynamiques collectives qui lui sont inhérentes. Les brèches s’identifient plus aisément à plusieurs, la lumière comme les idées passent. Le collectif inspire des fulgurances, elles s’ancrent ou s’envolent ailleurs.

Une des dernières fulgurances est le lien entre les mécanismes de justice transitionnelle, les justices migratoires et environnementales. Aujourd’hui, travailler sur les questions migratoires impose la question climatique. L’université permet ce laboratoire, je trouve merveilleux d’être encouragée à penser et d’être payée pour cela tout en reconnaissant les limites que peut avoir un raisonnement « entre soi ». C’est sans doute la raison pour laquelle je ne cesse d’encourager aux décloisonnements. Ce tempérament a dû justifier le choix du recteur de me demander de rejoindre l’équipe « Équité Diversité Inclusion », le chantier est immense. Il appelle l’université à se transformer pour être en phase avec les diversités et les transitions de notre société[1].

Mes enfants disent qu’ils ne veulent pas une vie comme la mienne, mon compagnon partage le même avis. À leurs yeux, je travaille trop, ils ont sans doute raison. Mais, quand ils voient les membres de l’équipe à la maison, nous entendent rire et réfléchir ensemble, ils comprennent. Ils sont comme moi, ils aiment les gens, les fêtes, les hasards des rencontres. Je suis heureuse de pouvoir leur montrer, grâce à l’équipe, qu’ensemble nous sommes plus intelligents et plus humains.

 

Pour citer cette note : « L’intelligence collective », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, décembre 2023.

 

[1] https://uclouvain.be/fr/decouvrir/egalite/etats-generaux-equite-diversite-inclusion.html.

Publié le 18 janvier 2024