Récit de vie – La migration en héritage

Louvain-La-Neuve

Depuis mars 2023, les Cahiers proposent chaque mois le récit d’un des membres de l’EDEM et son projet de recherche. Ces récits partagés visent à montrer comment un projet émerge, évolue et interagit avec les autres et la société. Le projet est soutenu par UCLCulture. Les récits ont été recueillis au cours d’entretiens avec Béatrice Chapaux. Ces entretiens commencent par cette question : quelle est votre première expérience de migration ou quelle en est votre représentation et comment celle-ci a évolué depuis que vous avez rejoint l’équipe de recherche l’EDEM ? Les récits peuvent prendre la forme d’un texte écrit, d’un podcast ou d’une vidéo.

Même si nous n’utilisons jamais le terme en tant que tel en évoquant notre histoire familiale, mon premier lien avec la migration est familial. Dès l’enfance, j’ai eu conscience de la possibilité de vivre dans un pays où l’on n’est pas né. Mes grands-parents maternels viennent tous deux de la même île en Grèce et du même village où ils s’étaient mariés avant de le quitter. La pauvreté les a amenés à décider d’aller vivre ailleurs. Mon grand-père est venu travailler dans les mines à Mons en 1961, il y est resté pendant cinq ans.

Après la Seconde Guerre mondiale, les responsables peinaient à motiver les mineurs à y redescendre. Le gouvernement a encouragé les peuples de Méditerranée à venir travailler dans les charbonnages. Mon grand-père a répondu à l’appel. Dans les premiers temps, il a été hébergé, avec les autres travailleurs qui venaient de l’étranger, dans les baraquements qui avaient été occupés par les prisonniers allemands. Les infrastructures de ces charbonnages n’étaient plus en état, les aménagements qui auraient dû y être réalisés ne l’ont pas été en raison de leur coût et du peu de rentabilité qu’ils allaient encore avoir. Le filon était en train de s’épuiser. Divers accidents ont eu lieu, ils ont décidé mon grand-père à quitter la mine et à chercher du travail dans un autre secteur, avant la naissance de ma mère en 1966. Ma grand-mère et lui ont déménagé à Anderlecht où mon grand-père a trouvé un emploi en usine. Ma grand-mère a ouvert une friterie où elle a travaillé avec ses fils pendant une vingtaine d’années.

Ma grand-mère paternelle est née au Congo, elle est la fille d’un Européen dont elle ignore l’origine et d’une Congolaise. Elle vit aujourd’hui à Jette. Mon père est né dans l’actuelle RDC et est rentré en Belgique à l’âge de quatorze ans. Il garde une nostalgie du Congo, mais il n’y est jamais retourné et n’a entrepris aucune démarche en ce sens. Je devine un malaise mélangé à de l’appréhension. Les questions comme le panafricanisme l’occupent et parfois l’inquiètent. Son père était un colon, il se définit comme quarteron, et nous, ses enfants comme des octavons. Il réalise ne pas saisir tous les enjeux des problématiques qui le traversent et à la fois, elles résonnent en lui parfois avec des contradictions en raison de ses origines multiples.

Ma position est particulière dans la mesure où je tente de comprendre ses questions et leurs enjeux, tout en adoptant une position de rupture. Contrairement à lui, je ne laisse pas le doute s’immiscer. Je pense cette posture plus aisée à adopter pour moi dans la mesure où je n’ai pas été confrontée à certaines réalités ; celles-ci peuvent expliquer la complexité de sa pensée. La frontière de l’inadmissible est claire pour moi. Le gap générationnel explique sans doute ma radicalité ainsi que l’identité de notre génération, celle du plus jamais cela et du jamais en notre nom.

Quand nous nous retrouvons en famille, les repas sont souvent animés. Chacune et chacun a gardé un lien fort avec le pays d’où il vient et sa culture. Mes parents ont de nombreux frères et sœurs qui ont toutes et tous épousé des personnes avec des histoires de migration. La normalité réside pour moi dans le mouvement, elle n’est pas de rester toute sa vie dans un même pays.

Mon deuxième lien avec la migration s’est noué au moment de la crise migratoire de 2015. J’avais alors quatorze ans. Pour la première fois, l’actualité a eu un intérêt pour moi. Au vu de mon histoire, il était impossible de comprendre le rejet dont ces migrants faisaient l’objet.

Je ne pouvais pas envisager que soit refusée à d’autres la faculté qui avait permis de structurer mon histoire familiale. J’écoutais sans cesse les points de vue de chacun, lisais, cherchais à comprendre la raison du blocage et comment il était possible d’avoir pu arriver à une situation aussi extrême. Pourquoi nos gouvernements étaient-ils prêts à fermer les frontières ? Leur ouverture ne fait même pas l’objet de discussion dans notre famille, la question ne se pose pas, c’est un acquis essentiel. Mes parents ont réalisé lors de cette crise combien ce postulat pouvait être rapidement remis en cause. Ils ont veillé à nous sensibiliser aux questions sous-jacentes.

Je suis née à Jette et y ai vécu dix ans et nous avons ensuite été vivre à Jodoigne dans le Brabant wallon. L’environnement est moins multiculturel, l’entre-soi y est cultivé et l’aisance socioéconomique plus importante. La vie à la campagne permet une indépendance, les parents laissent souvent plus de liberté à leurs enfants, ils ont moins d’appréhension. La ville peut leur paraître plus dangereuse pour des enfants et des adolescents. Mais la difficulté de transport rend les déplacements plus complexes et encourage à rester dans son biotope qui est vert, paisible et harmonieux.

À l’adolescence, j’ai découvert Malcolm X, ai été sensibilisée à la question de la violence dont ont été victimes les Afro-Américains et à l’histoire de leur quête émancipatoire. Mes intérêts pouvaient être en décalage complet avec ceux de ma classe. J’étais à cette époque à l’école Saint-Albert à Jodoigne. Je me souviens d’un débat sur le père Fouettard lancé par le prof de géographie, j’ai été la seule à distinguer un problème dans cette figure du méchant Noir qui vient fouetter les enfants pas sages à côté du grand Saint-Nicolas qui donne des cadeaux aux enfants sages.

Les autres élèves ne distinguaient pas le problème, ne voyaient pas le lien entre cette prétendue tradition et l’histoire du pays marquée par le colonialisme, ils n’admettaient pas la remise en cause. Le racisme était latent sans aucune prise de conscience à cet égard. Ma sœur aînée, Fanny, a des traits qui peuvent faire penser à une personne originaire d’Afrique du Nord. Elle s’est fait appeler Fatima pendant sa première année d’humanité. Cela s’est ensuite arrêté sans que nous comprenions la raison. Le décalage était net entre les conceptions de ma famille et celles enseignées à l’école comme à l’université.

En me donnant un prénom qui révèle immédiatement mon identité grecque, mes parents m’ont amené à assumer d’emblée cette diversité. Ma mère m’a dit avoir regretté ce choix, je suis la seule de la famille à avoir un prénom qui évoque un de nos ailleurs. Je lui a dit avoir au contraire de la gratitude pour ce choix, je suis fière de mon prénom et je pense qu’aujourd’hui, elle est fière que j’en sois fière. Nous avons eu récemment une conversation à ce propos, j’ai pu prendre la mesure de son regret, je ne concevais même pas qu’il puisse exister. Mon prénom pose mon histoire, notre histoire. À la fin de cette conversation, je lui ai dit avoir l’impression que je n’étais pas tout à fait belge, ni tout à fait grecque, et encore moins congolaise. Elle m’a répondu que c’était l’inverse, pour elle être belge, c’est avoir intégré cette diversité.

L’histoire de notre famille reflète les migrations qui constituent l’histoire de la Belgique en intégrant la colonisation, qui est certainement un des aspects les plus difficiles. Cette réponse m’a apaisée, elle a pu mettre un terme à mes questions concernant l’appartenance.

La question de mes origines se pose et rejoint celle du panafricanisme. L’histoire de chacune et de chacun amène à le concevoir différemment. Personnellement, je le définis comme le mouvement soutenant les revendications de celles et ceux qui veulent retrouver ou rester en contact avec leurs racines. Le lien à l’Afrique de certains de mes amis métis est évident, pour d’autres, il est plus ténu mais leur ressenti peut être tout différent. 

Dans mon quotidien, je peux avoir un intérêt plus léger ou plus théorique à ces questions car rien dans mon apparence ne rappelle mon lien à l’Afrique. Pour celles et ceux dont le corps rappelle ce lien, l’urgence est plus grande de prendre une position. Ils ne veulent pas qu’elle leur soit imposée par le regard de l’autre. Je constate avec mes amis que, dans une même fratrie, il peut y avoir des positions extrêmement différentes. Certains peuvent ne pas se considérer comme étant Africains, car ce sont pour eux uniquement des origines, d’autres à l’opposé peuvent ressentir le devoir d’honorer ces origines. Entre ces deux pôles, il y a les insouciants qui sont heureux d’avoir des héritages si variés et les indécis qui ne parviennent à se situer. Cette position est susceptible d’évoluer au cours d’une vie, elle peut être amenée à être influencée par de nouveaux positionnements au niveau du genre.

Dès que je suis entrée en secondaire, je disais que plus tard, j’étudierais le droit. C’était une réponse valorisante, qui permettait d’en éviter d’autres ; elle contentait les adultes. Avec le temps, ce choix s’est confirmé. Je me suis rendu compte que la plupart des personnalités qui m’intéressaient étaient indirectement ou directement liées au droit comme Malcolm X qui a pensé étudier le droit.

Mes parents nous ont laissé de la marge pour le choix de nos études supérieures en nous encourageant vers les études littéraires et artistiques alors qu’ils sont deux biologistes. Ma sœur a opté pour les lettres germaniques et mon frère pour ingénieur civil. J’ai donc commencé à Louvain-la-Neuve. J’ai énormément eu de chance dans les rencontres. Très vite, avec sept autres étudiants de la faculté, nous avons constitué un véritable groupe d’entraide et peu à peu nous sommes devenus amis. L’une d’entre elles a des racines allemandes et suisses, mais elle n’est pas considérée par les autres comme ayant des origines étrangères contrairement à moi. Je pense qu’elle-même considère qu’il existe une disparité entre nos parcours. Cette particularité a été à l’origine de tensions dans notre groupe, ils n’y en avait jamais eu auparavant. Elles sont intervenues lorsque nous discutions des accents en français. Un des membres a affirmé que grandir dans une famille où une autre langue que le français était parlée induisait immanquablement un accent lorsqu’on parlait français. Je devais contredire cette affirmation. Elle révélait ignorance et arrogance.

Mes parents ont grandi dans des foyers où une autre langue que le français était parlée et parfois uniquement celle-là et ils n’ont aucun accent. J’ai réagi avec virulence. Ma réaction a surpris, la remise en cause ne se concevait pas, bien que l’axiome ne soit fondé sur aucune expérience. Nous sommes des amis, la discussion a ensuite pu reprendre de manière douce.

Vu mes centres d’intérêt, naturellement, je me suis orientée vers le droit européen et le droit international. J’ai, en dehors de mes cours, suivi le MOOC sur les migrations organisé par l’EDEM. Mon mémoire de fin d’études a pour objet les accords informels en matière de migration dans les relations entre la Tunisie et la Belgique. Ces accords posent la question de l’informalisation croissante de ces relations qui induit une normalisation hors du débat démocratique qui devrait prévaloir au sein des cénacles des institutions européennes. Elle a été entamée grâce à l’enseignement de l’historienne Anne-Sophie Gijs. Son cours intitulé L’Europe dans le monde – Enjeux actuels en baccalauréat m’a profondément marqué, il a permis que cette question émerge.

Le choix de ce sujet imposait le suivi par Sylvie Sarolea qui a, dès notre premier rendez-vous, fait le lien avec la Clinique juridique Rosa Parks et a estimé indispensable que je la rejoigne. Cette clinique permet aux étudiantes et étudiants de master de réaliser leur mémoire de fin d’études en collaboration avec des associations investies dans le domaine des droits humains. Partant de cas réels, ses membres ont la possibilité, en équipe, de faire de la recherche appliquée avec comme fil rouge la sauvegarde des droits humains. Sylvie Sarolea n’a ensuite cessé de réaliser des liens et d’en créer de nouveaux. Je considère cette aptitude comme une force nécessaire pour développer aujourd’hui une pensée cohérente et en relation avec le monde.

Dans ce cadre, j’ai été invitée avec quatre autres membres de la Clinique juridique de Belgique à réaliser un échange avec l’ensemble de la Clinique juridique de Tunis. Je me sentais redevable, je savais recevoir tant. Nous sommes partis avec Claire-Marie Lievens qui dirige la Clinique juridique, la professeure Sylvie Sarolea et d’autres chercheuses et chercheurs. C’était mon premier voyage hors de l’Europe. Ce fut excessivement facile, il m’a suffi de demander un passeport à la commune que j’ai eu en dix jours. Quand je réalisais ces démarches, nos homologues de Tunisie entamaient une procédure identique pour assister à une conférence à Bruxelles. La procédure fut extrêmement complexe, longue et coûteuse.

C’était la première fois que je venais sur le continent africain et j’ai eu le sentiment de retrouver mes racines, j’ai pu sentir de l’intérieur le concept panafricanisme. Les Tunisiennes m’ont très vite surnommée l’Africaine. J’appréciais énormément cette appellation, c’était une reconnaissance. En même temps que ces racines, je retrouvais l’autre rive de la Méditerranée. Ce fut un voyage important pour moi à bien des égards. J’ai apprécié les rencontres, ai découvert une multiplicité de discours et notamment celui sur les deux Méditerranées : celle des Européens et celle des Africains. Je distinguais uniquement une même identité culturelle, certes avec des nuances, mais une même entité comme celle présentée par le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille. Je me suis rendu compte que cette représentation venait de ma position privilégiée, je viens de la partie européenne, de la rive autorisée aux voyages. Lorsque j’ai entendu pour la première fois cette théorie sur les deux Méditerranées, j’ai uniquement distingué une forme de réaction à la conception développée en Europe. Grâce à nos discussions, je l’ai perçue comme une forme d’empouvoirement. J’utilise ce terme car la plupart des personnes rencontrées étaient des femmes et nourries de cette culture autant que de la Méditerranée.

Il n’y a pas eu uniquement des rencontres féminines au cours de voyage. Avec le groupe, le dernier jour, nous avons été visiter Sidi Bou Saïd, nous venions de manger en rue un beignet tunisien, un bambalouni, et nous nous dirigions vers la terrasse du Café des délices. Un regard s’est échangé avec Nassim et un sentiment de coup de foudre, une évidence de rencontre. J’ai malgré tout rejoint le groupe. Nassim s’est installé à une terrasse en bas de l’escalier. Elles m’ont posé des questions, et m’ont enjoint de redescendre. L’une d’entre elles m’a accompagnée. Nous avons discuté en français et ensuite en anglais. C’était intéressant d’avoir une langue neutre. Le français n’est pas sa langue maternelle et je ne parle pas arabe.

Nous nous sommes revus et encore revus. Nous sommes toujours en contact. Il devait venir réaliser un stage en France, pendant mon séjour Erasmus à Paris. Les étoiles ont pu paraître alignées, les administrations ne l’ont pas considéré comme tel. Il n’a jamais obtenu son visa. Nous savons que la seule solution pour se retrouver est que j’aille en Tunisie. Je réalise mon privilège. Nassim est talentueux, intelligent, il avait une très belle possibilité de stage qu’il n’a pu réaliser. Je vis du côté du monde plus aisé et qui s’autorise à dire non. Grâce à ma rencontre avec Nassim, j’ai l’impression de me relier avec mon histoire familiale ; l’émotion me rejoint avec l’ailleurs.

Je suis en ce moment à Paris, où je réalise un échange Eramus. J’apprécie la ville, résider à la cité universitaire dans une ambiance internationale, dans un esprit ouvert. L’atmosphère n’est pas identique, à la faculté de droit d’Assas. Deux de nos professeures sont grecques. Parfois, je peux entendre des rires dans l’amphithéâtre car elles ont un certain accent, comme si seul le français de Paris était autorisé. Le mépris se ressent plus aisément dans cette ville qu’ailleurs ; il inclut bien évidemment les Belges. Ces aléas ne peuvent empêcher de voir la beauté de la ville, ses possibilités culturelles.

J’ai plaisir à circuler à flâner dans les quartiers nord vers le boulevard Saint-Denis, j’apprécie le grand café d’Athènes, entendre des gens parler grec dans la rue.

 

Pour citer ce récit : « La migration en héritage », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, avril 2024.

Publié le 08 mai 2024