Depuis mars 2023, les Cahiers proposent chaque mois le récit d’un des membres de l’EDEM et son projet de recherche. Ces récits partagés visent à montrer comment un projet émerge, évolue et interagit avec les autres et la société. Le projet est soutenu par UCLCulture. Les récits ont été recueillis au cours d’entretiens avec Béatrice Chapaux. Ces entretiens commencent par cette question : quelle est votre première expérience de migration ou quelle en est votre représentation et comment celle-ci a évolué depuis que vous avez rejoint l’équipe de recherche l’EDEM ? Les récits peuvent prendre la forme d’un texte écrit, d’un podcast ou d’une vidéo.
Je suis née à Bukavu, capitale de la province du Sud-Kivu qui se trouve dans la partie orientale de la République Démocratique du Congo. Elle est séparée du Rwanda par le lac Kivu et la rivière Ruzizi. J’y ai toujours vécu et sais que je ne la quitterai pas. J’adore cette ville, je m’y sens vraiment chez moi. Mes habitudes et mes repères s’y trouvent, toute ma grande famille y vit. Le climat y est magnifique, c’est un coin de paradis même avec la guerre et la violence. Sans elles, ce serait merveilleux. Le regard est comblé en permanence par les paysages, nous perdons rarement de vue le lac qui est majestueux.
Mes premières expériences d’ailleurs ont eu lieu avec les pays voisins. Nous pouvons aller au Rwanda dans la journée, partir le matin et rentrer le soir. Le Burundi est tout aussi proche, Bujumbura est à trois heures de route.
L’horizon est si vaste, il m’invite à aller au-delà de notre région, à aller voir ailleurs. Je suis curieuse de rencontres, de découvrir d’autres États. Cette curiosité n’empêche pas une certitude, celle de rentrer dans ma ville au terme de mon périple. Mon premier emploi a été à Bukavu, je sais pouvoir y être utile aux miens comme à d’autres. Quand je suis ailleurs, comme en ce moment, en Belgique, je peux ressentir physiquement l’absence de chez moi, la douceur de l’air qui n’est plus. Les regards n’ont pas la même bienveillance. Ils rappellent que je suis une étrangère et que ce n’est pas chez moi. Je suis ici uniquement car je sais que cela me permettra de progresser dans ma carrière et dans mon domaine de compétence. Je rentrerai avec un bagage consistant qui me donnera la possibilité de réaliser mes projets d’enseignement. Je vois ce séjour comme un passage obligé.
Je viens d’une famille très modeste de 5 enfants, pleine d’amour et de complicité. Je suis la petite dernière. Comme cadette, j’ai l’habitude d’être le centre de regards. Les miens m’ont donné confiance et force.
Quand j’avais 13 ans, une personne est venue à l’école nous présenter le parlement des enfants du Congo. Le projet avait pour objectif d’apprendre ce qu’est le débat démocratique, il avait proposé une leçon d’enseignement civique et moral très concrète et de s’investir pour la communauté. J’avais immédiatement décidé de m’engager. Nous avons été spécialisés dans le plaidoyer pour l’environnement et la défense des droits des enfants. Ce fut une très belle expérience. Nous avons appris la force du discours et aussi combien il est susceptible de déranger. Nous avons reçu des menaces, on nous disait instrumentalisés par des adultes. J’ai fait grâce à ce projet mon premier discours à l’assemblée provinciale.
Une ONG qui était active dans le domaine de la réconciliation et la résolution pacifique des conflits a réalisé le potentiel que nous, les parlementaires de ce parlement, représentions. Elle avait un programme d’accompagnement des enfants démobilisés après avoir été enrôlés par les forces et groupes armés et elle est venue nous recruter pour travailler avec eux. J’ai ainsi eu mon premier contrat de travail qui a bien entendu été signé par mon père car j’étais encore mineure. Il était très fier quand il allait, tous les trois mois, chercher mes gratifications. Les horaires étaient adaptés aux horaires scolaires. Nous réalisions des émissions radio de sensibilisation en faveur de la réintégration sociale de ces enfants démobilisés. Cela faisait du bien de s’entendre parler à la radio pour une telle cause. Mes camarades étaient admiratifs.
Quand j’ai eu 18 ans, je n’ai plus pu rester au parlement des enfants. Nous avions envisagé de créer un parlement de jeunes. Les complications ont été nombreuses et cela n’a pas pu aboutir. Des initiatives ont ensuite eu lieu, elles n’ont jamais eu la puissance du parlement des enfants.
Cette expérience a eu évidemment un impact sur mes choix. À la fin de mes humanités, j’étais partagée entre étudier le journalisme tout en sachant que j’avais déjà une certaine pratique et avais déjà bénéficié de différentes formations. Cette option impliquait que je me déplace pour Kinshasa où il y avait une école de journalisme. Cela représentait un coût considérable. Mes parents n’avaient pas les moyens d’une telle aventure et ils ne pouvaient pas envisager un tel mode de vie pour leur fille. Ils préféraient me garder près d’eux et je préférais rester proche des miens. Kinshasa est toujours bondée et bruyante. Aujourd’hui, quand je dois y séjourner, je n’ai aucune envie de quitter mon hôtel. Il y fait toujours très chaud, presque étouffant. À Bukavu, la nature est clémente
Ayant été formée grâce au parlement des enfants au plaidoyer, le droit s’est inscrit comme une évidence. La faculté de droit de l’Université Catholique de Bukavu est très réputée, elle a l’avantage d’être située proche du quartier où vit ma famille. L’inconvénient était son coût. Il s’agit d’une université privée, les frais étaient élevés par rapport à nos moyens. Mes frères et sœurs avaient réalisé leurs études dans des universités publiques. Quand j’ai commencé à étudier à l’université, seules ma grande sœur et moi devions encore étudier. Mes parents, mes frères et mes sœurs avaient décidé de permettre que je puisse étudier dans cette université. Je leur en suis reconnaissante.
À partir de ma troisième année, qui correspond au Bac 3, il y a eu un bon samaritain, mon beau-frère. Il a payé tous mes frais jusqu’à Bac 5. Je suis ainsi devenue avocate et pour mon master de spécialisation (Bac 7), j’ai obtenu une bourse de l’Université et ensuite une autre bourse pour étudier à l’étranger. Je sais qu’un diplôme d’une université étrangère de renommée internationale est indispensable pour une carrière comme celle que je souhaite.
Quand j’ai eu fini mes études en 2011, il n’y avait aucun poste disponible à l’université. J’ai eu l’opportunité de travailler pour une ONG, qui s’occupait des questions liées aux violences sexuelles basées sur le genre. Cela m’a permis de comprendre les enjeux de cette question. Notre région ne cesse d’être déchirée par les guerres, le viol est devenu une arme de destruction massive. C’est un fléau que nous ne parvenons pas encore à appréhender. Les obstacles sont nombreux à chaque étape, pour celles qui parviennent à dénoncer, la justice ne fonctionne pas.
Christian, mon mari est de Lubumbashi et est comme moi avocat. Nous nous sommes rencontrés quand nous étions encore étudiants. Il est tombé amoureux de moi et ensuite de ma région que je ne peux envisager de quitter. Nous sommes mariés depuis 12 ans, son soutien demeure inconditionnel et m’importe tant. Il est rare dans nos communautés, comme ailleurs, de rencontrer des hommes qui soutiennent autant le développement de la carrière de leur épouse et accepte les déplacements qu’elle implique. Il comprend ma détermination à vouloir enseigner à l’université et plus particulièrement à y enseigner le droit.
j’ai eu la première proposition de commencer ma thèse à l’étranger, en Espagne, en 2018, je lui ai proposé d’emmener les enfants chez ma sœur ou chez mes parents. Il avait refusé. « Je préfère qu’ils restent avec moi, j’en prendrai grand soin. Tu peux me faire confiance ». Il a tenu parole, je n’en avais jamais douté. Nous avons trois enfants, deux garçons, Christal et Donel, et une fille, Christalina. À l’époque, la troisième n’était pas encore née, elle venue au monde en 2020. Quand je suis trop stressée, je l’appelle, il est mon roc. Je suis en compétition avec les enfants, je suis sur leur dos, pour leur dire de faire leurs devoirs et d’avoir de bons résultats. Ils attendent le même engagement de ma part pour la thèse.
Mon projet de thèse portait à ses débuts sur l’accès aux droits des femmes et l’accès des femmes à la justice en RDC. La question m’a toujours été essentielle et j’ai la chance d’être en mesure de la poser pour d’autres grâce au soutien des miens. Ma directrice de thèse avait étudié en Belgique, elle parle le français, la connexion avait été aisée.
Je suis restée 6 mois à Madrid, j’aurais dû y séjourner 6 mois tous les ans pendant 3 ans encore. J’étais inscrite à l’université Carlos III et ma bourse était financée par l’ONG Mujeres Por Africa. Il s’agissait d’un format de thèse sandwich comme celle que je réalise actuellement. Ce format prévoit que chercheuses et chercheurs se partagent entre le pays du sud d’où ils sont originaires et le pays de la faculté où ils sont inscrits en thèse.
Quand je suis arrivée à Madrid, où je ne connaissais personne, à l’aéroport, ma valise a été perdue. C’était un vendredi. Ma promotrice est venue me chercher à l’aéroport, nous avons été faire la déclaration de perte, elle m’a ensuite déposé à la résidence et je suis restée 3 jours sans aucun vêtement ni effet personnel. Je ne parlais pas espagnol, il m’avait été indiqué lorsque j’avais postulé que ce n’était pas un prérequis, que je pourrais l’apprendre sur place et que l’anglais suffirait. J’ai découvert que peu souhaitaient parler anglais avec moi, j’ai été obligée d’apprendre rapidement l’espagnol sur place.
Dans les premières semaines, à la gare, lorsque je ne parvenais pas à m’orienter, je suis tombée sur une dame qui a été d’une grande indélicatesse gratuite. Je lui avais indiqué chercher mon chemin, elle m’a répondu que j’étais une migrante de plus qui venait chercher du travail dans son pays. Un autre jour, un monsieur m’a clairement crié en vélo des insultes racistes. L’université m’avait mise dans une résidence où j’étais la seule personne de couleur, j’ai eu l’impression d’être la tache noire très visible mais en même temps transparente. Ce fut ma première confrontation au racisme. J’en avais bien sûr entendu parler auparavant par des documentaires ou au cinéma. Je n’avais encore jamais été confrontée à sa violence.
Chez nous, le premier réflexe est l’accueil, je ne parviens pas encore à comprendre que quelqu’un que je ne connais pas soit d’emblée injurieux, sans aucun motif, sur une route ou chacun avait sa destination. Le problème doit se situer dans sa tête, je m’en doute, je ne peux imaginer qu’il en soit autrement, cela n’empêche que de tels propos laissent des traces, comme les brulures.
Ma collègue à la faculté, dont le bureau était en face du mien, était d’origine camerounaise, elle est devenue ma sœur de cœur, nous partagions la même réalité à l’université et étions voisines. Elle était arrivée dans le pays depuis longtemps, m’aidait à comprendre certaines réalités, avec bienveillance et empathie.
Le système pour la gestion des bourses des étudiants étrangers en Espagne induit une perte totale d’autonomie. Tu reçois les clés d’un logement, les horaires des restaurants universitaires, tu n’as pas la possibilité de cuisiner un repas, de gérer les transports, tu es totalement prise en charge. Je me sentais comme aliénée de moi-même, j’ai pris contact avec l’université de Bukavu et leur ai expliqué la situation, ils m’ont indiqué ne disposer d’aucune marge de manœuvre. Je connaissais mon objectif, j’ai réalisé que je n’avais pas le choix et j’ai tenu.
À la fin de ma première année de doctorat, j’ai appris que le programme dans lequel j’étais inscrite ne m’offrait pas, comme il avait été prévu, de bourse pour la deuxième année. Elle serait attribuée à une autre faculté. Cette décision a eu pour conséquente l’interruption du financement de ma thèse. J’ai été obligée de trouver des alternatives. Je suis repartie chez moi, ai travaillé comme avocate tout en ne perdant pas de vue mon projet de thèse. Il était nourri par ma pratique d’avocate qui permet d’aller dans les coulisses du droit. Je gardais également un lien avec ma faculté grâce aux séances d’encadrement que je donnais.
En 2020, j’ai eu l’occasion de collaborer avec la Fondation Panzi, créée par le Docteur Mukwege qui a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2018. Ce fut une expérience très enrichissante, elle m’a permis d’être au plus près des femmes, pour défendre leurs droits. J’ai, pendant un temps, combiné barreau, Fondation Panzi et université. Les documents de ma thèse demeuraient dans un tiroir mais ils n’attendaient qu’à être ouverts.
J’ai vu une annonce pour participer au projet DIRE : droit, informations et recherches croisées. Ce projet part du constat que face aux violations des droits humains, les approches développées sont le plus souvent stato-centrées (top down). Elles sont très souvent tributaires de l’action politique (et de ses carences) comme de facteurs externes (géopolitiques, socio-économiques). Privilégiant l’approche bottom-up, le projet part à l’inverse des potentialités du terrain, et plus particulièrement des dynamiques des acteurs de terrain et de la société civile au sens large. Il vise à interroger la question de la « confiance » et du « sentiment » de justice des victimes. Une approche systémique et interdisciplinaire est privilégiée. Trois recherches sont menées, une en journalisme et deux en droit, toutes trois avec une dimension socio-anthropologique, en ayant largement recours aux méthodes empiriques. La dynamique est solidaire et curieuse avec les deux autres chercheurs, Jonas Sindani, chercheur en droit comme moi, et Emmanuel Akuwze Bigosi, chercheur en journalisme, et moi. Nous nous intéressons aux questionnements des autres, ils nourrissent les nôtres.
Ce projet est subventionné par l’ARES tout comme le Certificat interdisciplinaire et interuniversitaire en justices transitionnelles. Le Certificat en justices transitionnelles a conforté ma détermination à privilégier les approches bottom-up et à soutenir l’agentivité des victimes lorsque des violations massives et systématiques des droits humains ont été commises[1]. Il a permis de créer de nouvelles connexions intellectuelles et humaines.
Le système de prise en charge des boursiers étrangers est tout différent en Belgique de celui auquel j’avais été confronté en Espagne. J’ai un pied dans les deux universités partenaires, l’UCLouvain et l’ULB, ai un espace de travail dans ces deux entités. Mon promoteur est Damien Scalia, j’ai intégré le Centre de recherche en droit pénal qu’il dirige et suis devenue membre de l’EDEM, présidée par Sylvie Sarolea. Elle m’accueille dans ses bureaux, j’y retrouve des chercheurs qui viennent de ma région, travaillent des thématiques similaires. J’ai la possibilité de m’inscrire dans la résidence universitaire de mon choix, d’organiser mes déplacements… et de cuisiner ! Je n’ai plus l’impression d’être dépossédée de mon droit à l’auto-détermination, j’ai reconquis mon autonomie. Je vis à Louvain-la-Neuve au centre Placet.
L’avantage énorme d’une bourse sandwich telle que je la pratique est de permettre de rester en lien avec ma Bukavu natale, mon cœur y demeure avec ma famille. J’aimerais qu’elle soit présente pour participer à la soutenance publique. Je voudrais leur montrer où je vivais lorsque j’étais loin d’eux. On ne le dira jamais assez combien l’éloignement est difficile à vivre pour celui qui part comme pour ceux qui restent. Ma cadette parle de moi comme la future professeure, cela lui permet sans doute de trouver un sens à l’absence.
Mon mari est un homme particulier, il soutient mon projet de carrière depuis toujours même s’il implique des éloignements. Nous avons discuté à maintes reprises de ce projet. Plusieurs fois, il m’a demandé si j’étais vraiment certaine, je lui ai bien sûr dit oui, alors il a soutenu. Jamais, il n’a douté quand la décision a été prise.
Lorsque je rentre, je suis parfois un peu jalouse des complicités qu’il a construites avec les enfants. Je me dis alors que je me dois d’être concentrée sur ma recherche, je lui dois cela comme je le dois à mes enfants. Je sais aussi que plus vite j’aurai fini, plus vite je retrouve les miens.
Pour citer ce récit : « Ne jamais oublier son coin de paradis », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, septembre 2024.
[1] Le terme d’agentivité est un néologisme issu de la traduction de la notion anglophone d’agency. Au sens large, l’agency désigne la capacité de l’être humain à agir de façon intentionnelle sur lui-même, sur les autres et sur son environnement. Ce dernier est alors nommé « agent » au sens anglophone du terme, c’est-à-dire « quelqu’un d’autonome, capable de définir ses propres choix et de les réaliser de manière consciente et rationnelle en leur affectant efficacement des moyens pour une finalité ».