Récit de vie – Restituer les personnes dans leur droit et dans leur dignité

Louvain-La-Neuve

Depuis mars 2023, les Cahiers proposent chaque mois le récit d’un des membres de l’EDEM et son projet de recherche. Ces récits partagés visent à montrer comment un projet émerge, évolue et interagit avec les autres et la société. Le projet est soutenu par UCLCulture. Les récits ont été recueillis au cours d’entretiens avec Béatrice Chapaux. Ces entretiens commencent par cette question : quelle est votre première expérience de migration ou quelle en est votre représentation et comment celle-ci a évolué depuis que vous avez rejoint l’équipe de recherche l’EDEM ? Les récits peuvent prendre la forme d’un texte écrit, d’un podcast ou d’une vidéo.

Ma première expérience de la migration est héritée de mon grand-père paternel, un Français né en Algérie et revenu en France, autrement dit un « pied-noir ». L’expression « pied-noir » a une origine obscure et très discutée. Elle serait apparue, selon certaines sources, au début du XXe siècle dans l’argot des marins, et désignerait, sur un navire, le chauffeur de la soute à charbon, qui travaille pieds nus. Beaucoup de ces ouvriers étaient des Algériens. Vers 1954, au début de la guerre d’indépendance algérienne, l’expression aurait changé de destinataires. À partir de ce moment, le surnom « pieds-noirs » est donné aux Français d’origine européenne nés en Algérie et rentrés ou rapatriés en métropole dans les années 1950 et 1960. 

Ce grand-père est revenu en métropole avant l’indépendance d’Algérie qui eut lieu le 5 juillet 1962. Comme ses autres petits-enfants, j’ai eu accès à très peu de récits de sa part. Ce silence ne me semble pas s’apparenter à un déni. Je le perçois comme une pudeur ou une forme de ressentiment ou de nostalgie après la rupture due aux durcissements des positions de chacune des communautés. Certains et certaines de ces « pieds-noirs » devaient se sentir « inséparabe » pour reprendre le terme de l’autrice Hélène Cixous[1], dont l’œuvre est traversée par la question du déracinement. Le roman graphique Alger-retour[2] rend également hommage à ces émotions héritées par les enfants ou les petits-enfants d’une terre qu’ils n’ont parfois pas fréquentée, mais qui ont malgré tout été traversés par son histoire. Cette terre nous est à la fois familière et inconnue. Dans ce roman graphique, l’auteur décrit l’itinéraire d’un enfant de pied-noir qui se rend à Alger sur les traces de son père, alors que ce dernier refuse d’y retourner. Les dessins m’emportent, prennent le relais des mots. Après une journée consacrée à l’écrit, le roman graphique me permet de voyager.

Mon grand-père a rencontré ma grand-mère à Paris, vendeuse dans un grand-magasin. Ils ont eu mon père, en 1945. Si mes deux grands-parents avaient été « pieds-noirs », cette réalité se serait peut-être imprimée différemment. Elle a malgré tout résonné, le recul impose cette évidence. Mes choix d’études et de recherches ont été traversés par cette question : intégrer ou exclure un individu d’une communauté humaine sur le seul fondement de sa nationalité ? Mon histoire familiale me l’a appris : le lieu où l’on naît est totalement indépendant de notre volonté.

Pour ma part, je suis née à Paris, ai vécu dans le XIVe arrondissement, une enfance heureuse, avec deux frères et des parents qui avaient le sens du partage et de la collectivité. Des parents qui nous ont ouvert au monde, par leur manière de raconter, de parler, de vivre, et de voyager. Chaque année ils accueillaient une jeune fille au pair d’un pays différent. Vers mes douze ans, mon père – toujours précurseur – nous a emmenés vivre « à la campagne ». Ce fut une forme de « migration », de Paris, où la mixité et l’urbanité étaient présentes, nous sommes passés à une petite commune pittoresque plongée au cœur d’une forêt domaniale. Si la distance entre le lieu que nous quittions et celui que nous rejoignions était peu élevée, les changements furent nombreux et importants : nouvelle école, nouvelles activités et nouveau style de vie.

Durant ce que vous nommez en Belgique les humanités, j’ai fait des études littéraires avec des options sport et grec ancien. Après le Bac, j’ai hésité entre philosophie et droit. J’avais adoré les cours de philosophie qui nous avaient été donnés. Quand je me suis décidée pour le droit, mon père n’a pas été surpris par ce choix, il le trouvait cohérent avec la manière dont l’injustice m’a toujours touchée. Par contre, ma mère, qui a une formation en histoire de l’art, m’a dit, bien plus tard, avoir été interloquée en entendant la présentation des cours de droit à la journée portes ouvertes de l’université à laquelle elle m’avait accompagnée. Elle avait espéré que je m’oriente vers les études de philo, mais elle n’en avait pas dit un mot. Le principe d’éducation de mes parents a toujours été de nous laisser la liberté de trouver notre propre voie. J’y adhère et tente de poursuivre avec mes enfants.

En licence de droit, mon amie d’enfance m’a fait rencontrer la troupe du Théâtre Aleph. Oscar Castro et Anita Vallejo, réfugiés chiliens ont constitué en 1968 ce théâtre « humaniste, festif et populaire ». L’exil est au centre de leurs créations. Leurs enfants ont à leur tour monté une troupe, le Théâtre El Duende qui poursuit la tradition et la transcende. Cette tribu rencontrée lorsque j’étudiais est toujours présente et ne cesse encore de m’inspirer.

En 5e année de droit, dans le cadre d’un D.E.A. de droit public, j’ai suivi les cours du professeur François-Julien Laferrière, spécialiste notamment du droit des étrangers. J’ai réalisé un mémoire qui avait pour sujet : « L’étranger à la recherche de son juge » en droit français. L’année suivante, j’ai commencé une thèse, sous sa direction, dont le thème était « La notion d’ordre public en droit des étrangers, à la lumière de la construction européenne ». Ce fut un engagement de longue haleine, j’y ai consacré dix années pendant lesquelles j’enseignais en même temps, ce qui me permettait de financer en partie ma thèse. Mon premier enfant est né pendant la rédaction. Je le vois encore prendre mes brouillons, partir vers son petit bureau et me dire qu’il allait « faire sa thèse ». Ces images en disent long sur la part que prend une thèse dans la vie familiale.

L’ordre public est en soi une notion juridique difficile à définir. Il représente les règles et valeurs qu’un État choisit pour se définir et qu’il estime essentiel de protéger. Cette notion a vocation à évoluer avec le temps, même si chaque État tient à garder la mainmise sur le noyau dur de ce concept qui constitue l’expression de sa souveraineté nationale. Dans le contexte de la construction européenne, il était intéressant d’observer l’évolution de cette notion en droit des étrangers. Cette thèse a donné lieu à une publication de près de 800 pages[3]. Ce nombre me paraît aujourd’hui décalé, les thèses en droit sont bien plus concises et c’est une bonne évolution.

Après ce travail académique, j’ai souhaité confronter mes recherches à la pratique. En France, être docteur en droit donne la possibilité d’accéder directement à l’école d’avocat. Avec le père de mon aîné, nous avions décidé de venir vivre à Nantes, j’y ai enseigné à l’université et me suis inscrite au Barreau. La ville ne m’était pas inconnue. Je n’y avais pas d’attache, mais mes grands-parents avaient pris leur retraite sur la côte de Jade. Nous passions par Nantes l’été pour nous rendre chez eux, en vacances. J’ai effectué un stage auprès du cabinet de Franck Boezec, un des premiers avocats à s’être investi dans la défense du droit des étrangers à Nantes. En le voyant exercer, j’ai rapidement compris être au bon endroit. J’ai également réalisé combien mes années de recherche allaient m’être utiles pour défendre les droits des personnes en situation de migration.

Yves Pascouau, mon compagnon et père de mon second enfant, a eu un contrat de post-doctorat à l’Université libre de Bruxelles. Nous avons décidé de vivre à Bruxelles. Pour ma thèse, j’avais choisi de comparer la législation de trois États : la France, la Belgique et l’Allemagne. Le hasard de la vie a permis que, dix ans plus tard, j’utilise la législation belge en exerçant comme avocate en Belgique.

Nous rejoignions la capitale de l’Europe, après avoir étudié les droits européens. Cela nous semblait presque organique, même si nous avons été confrontés aux aléas administratifs de toute installation dans un autre pays. Nous nous sommes fait des amis pour la vie, tant dans notre quartier que grâce à nos activités professionnelles. J’ai pu collaborer durant cette période avec deux cabinets, celui de Jean-Yves Carlier et Sylvie Sarolea, Casabel, et celui de Véronique van der Plancke et d’Alexis Deswaef, Quartier des libertés. Dans ces deux lieux, mon parcours et mon choix de me déplacer furent valorisés, toutes et tous ont eu l’intelligence de percevoir ce que nous pourrions partager et nous apporter. Nous vivions l’Europe juridique, échangions à propos de deux manières d’appliquer les mêmes textes de base et de les mettre en œuvre. Après son post-doc, Yves a travaillé pour un think tank, une autre bulle européenne.

Parallèlement à mon activité d’avocate, j’avais un contrat de recherche à l’UCLouvain avec Sylvie Sarolea. À cette époque, l’EDEM a été constituée. Le point de départ fut le dépôt d’un dossier de recherche, avec Sylvie et Luc Leboeuf, dont le sujet était la transposition des textes de l’Union européenne en matière d’asile et notamment le règlement dit « Dublin ». Pour déposer cette demande de fonds européens, nous avons recherché un nom pour notre équipe qui incluait bien évidemment Jean-Yves Carlier. Quatre mots sont venus naturellement : Équipe droit européen et migration. Nous avions hésité, EDEM sonnait un peu trop comme Eden. Mais, l’acronyme nous convenait. Sylvie a déposé le projet qui fut accepté et le nom est resté. Grâce à ce financement, nous avons conçu la newsletter qui est devenue les Cahiers de l’EDEM. Elle nous permet de partager nos recherches avec des chercheurs d’autres États membres, de dialoguer à propos des thématiques qui nous sont communes.

L’ensemble des membres de l’équipe partageait et partage encore une même certitude : la défense des droits humains pour tous les membres de la communauté constitue le socle essentiel de l’état de droit. Jean-Yves Carlier et Sylvie Sarolea organisaient déjà l’époque des rencontres avec l’ensemble des acteurs concernés par un même sujet. Cette équipe, grâce à l’énergie de Sylvie, continue à travailler de manière pluridisciplinaire sur ces thématiques. Je perçois l’EDEM comme une sorte de vigie des droits européens des migrations ! Un droit sans garantie est une coquille vide ; les travaux de l’équipe permettent de vérifier l’effectivité des normes garantissant ces droits et de donner des outils aux praticiens afin qu’ils soient en mesure de nourrir leurs argumentaires.

À l’époque, je travaillais la question de l’application du règlement Dublin en droit belge. Les dispositions de ce règlement s’appliquent au moment où les demandeurs d’asile sont très vulnérables, lorsqu’ils arrivent en Europe. En résumé, le texte prévoit des critères pour désigner un État membre responsable du traitement de la demande de chaque demandeur d’asile. Le plus souvent, ce sera l’État où les empreintes du demandeur auront été prises et donc le pays d’entrée. Si le demandeur d’asile a poursuivi sa route et s’est déplacé vers un autre État membre après cette formalité, il sera transféré vers le pays où ses empreintes ont été prises pour le traitement de sa demande d’asile.

L’année 2011 a été marquée par des arrêts importants de la Cour européenne des droits de l’homme dans ces domaines. Le principal est sans doute l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce. Cet arrêt reconnait que, face à des difficultés importantes dans le système d’accueil et d’asile d’un État membre de l’UE, en l’occurrence la Grèce, les demandeurs d’asile risquaient de subir des traitements inhumains et dégradants. La Cour de justice de l’Union européenne a ensuite réalisé la même analyse et décidé qu’un transfert Dublin vers un autre État membre de l’Union européenne était illégal si des « défaillances systémiques » dans l’accueil et le traitement des demandes d’asile existaient. Les cours européennes ont rappelé que, malgré la confiance mutuelle entre les États européens, ils doivent s’assurer de la garantie des droits européens qui sont en jeu. Pour comprendre la problématique, il faut prendre en considération l’absence de règles communes au niveau de l’Union européenne pour répartir les demandes d’asile entre les différents États. Dès lors, les dispositions du règlement Dublin endossent ce rôle tout en n’ayant pas été créées dans ce but. Elles ont un effet contre-productif en renvoyant les demandeurs d’asile vers les premiers pays d’entrée, déjà en charge de l’arrivée.

Aujourd’hui, praticiennes et praticiens constatent la difficulté d’accéder à la Cour européenne des droits de l’homme et, dès lors, se pose la question de l’effectivité des droits et des garanties que celle-ci doit garantir. Certains États signataires qui s’étaient engagés à se conformer aux arrêts de la Cour dans les litiges qui les concerneraient se révèlent réticents quand ils sont effectivement concernés par une de ses décisions. De son côté, la Cour de justice de l’Union européenne, qui siège à Luxembourg, dite Cour de Luxembourg, intervient de manière significative pour garantir le respect des droits humains. Toutefois, cette cour ne peut être saisie que par un juge national en interprétation du droit de l’Union européenne.

Après cinq ans, nous sommes rentrés en France. De retour à Nantes, je demeurais encore portée par les dynamiques collectives qui ont tant marqué mes expériences en Belgique. Avec deux associés, spécialisés dans les problématiques des droits humains, nous avons créé le cabinet Quai des libertés, sur les quais de la Loire. Le nom est directement inspiré, avec leur accord, du cabinet Quartier des libertés, à Bruxelles, il exprime les liens indéfectibles qui se sont tissés. Sur les murs de chacun des bureaux figurent l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Mes expériences belges m’ont permis de percevoir les bienfaits de l’approche transversale que nous veillons à insuffler dans notre structure Quai des libertés, en rupture avec une approche très pyramidale du travail. Nous avons institué des réunions d’équipe chaque semaine, celui qui est chargé de la présider s’occupe également du repas. L’empreinte de la convivialité demeure.

La colonne vertébrale de la transmission de mes parents est la liberté et la démocratie, ces derniers ne cessaient de nous rappeler combien cette dernière est fragile. Ils nous incitaient à la vigilance et à nous battre pour qu’elle demeure. J’ai pris conscience pleinement de la pertinence de leur mise en garde, d’autant plus dans la période actuelle. Travailler avec des personnes qui partagent cette vision donne un sentiment de cohérence et souvent une impression de supplément d’âme. Le mot peut sembler galvaudé, mais il retrouve son sens quand il faut décrire l’EDEM ou les cabinets dans lesquels j’ai eu et j’ai le plaisir d’exercer. Ce ne sont pas que des juristes qui travaillent au soutien des droits humains et qui s’agrègent, c’est une manière d’être aux autres et au travail collectif. Même à distance, nous savons que nos liens et nos engagements persistent.

 

Pour citer ce récit : « Restituer les personnes dans leur droit et dans leur dignité », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, juin 2024.

 

[1] « Moi, pensais-je, je suis inséparabe. C’est une relation invivable avec soi-même », H. Cixous, Les rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives, Paris, Galilée,2000, p. 45.

[2] F. Neidhardt, Alger-retour, Marabout, 2022.

[3] Emmanuelle Néraudau-d’Unienville, Ordre public et droit des étrangers en Europe. La notion d’ordre public en droit des étrangers à l’aune de la construction européenne, Bruxelles, Bruylant, 2006, 791 p.

Publié le 25 juillet 2024