Récit de vie – Du bon côté du monde

Louvain-La-Neuve

Ma première confrontation avec la migration a eu lieu en Suisse, quand j’étais enfant, avec la particularité que je suivais mes parents vers un pays riche et francophone, comme celui d’où je venais. Même si à l’école, on m’appelait « le Belge », l’expérience ne peut pas être considérée comme significative.

Ma première vraie rencontre a eu lieu durant mes études universitaires. Cette période est par définition une période d’ouverture au monde. J’ai visionné un documentaire au sujet des migrants qui traversaient la mer depuis le Maroc vers les îles Canaries, ce qui m’a permis de découvrir une réalité dont je n’avais pas conscience. Je n’ai ensuite pas cessé de me renseigner sur le pays, mais aussi sur les flux migratoires, une curiosité en appelle une autre. Un livre m’a profondément marqué, Sur la route des clandestins, de Fabrizio Gatti, publié en 2007. Ce journaliste a fait le trajet identique à celui réalisé par les migrants. Il est parti de Dakar pour rejoindre l’Europe, a traversé le Sahara sur des camions, rencontré des passeurs sans scrupules, des esclavagistes nouveau modèle, est arrivé au camp de rétention de Lampedusa. Aujourd’hui, personne ne parle plus des risques pris par ces migrants. C’est passé sous silence.

Durant des vacances de Noël, j’ai été retrouver un ami qui faisait un an d’échange au Bénin. Nous allions souvent manger dans un petit restaurant du quartier tenu par un Malien. Ce restaurateur incarnait, à mes yeux, l’image d’une immigration régionale positive. Son commerce fonctionnait, il avait pu trouver ses marques dans un nouveau pays sans s’éloigner trop du sien. Un jour, nous avons pris le temps de parler plus longuement, il m’a expliqué son rêve d’aller en France. Je savais combien il serait difficile de le réaliser. À l’inverse, avec 600 euros, j’avais pu obtenir un vol aller-retour direct vers le Bénin. Pour lui, le trajet vers l’Europe serait périlleux et coûterait un prix exorbitant. Avec le bon passeport, je pouvais opter pour le moyen de transport le plus rapide et le moins cher. Cette disparité a suscité un questionnement qui demeure.

En master, j’ai eu cours avec Jean-Yves Carlier. Tant sa manière de donner cours, son goût pour la mise en scène que la matière ont été très inspirants. Il m’a amené à formuler des questions sociétales et juridiques, à poser les questions fondamentales en termes de droits humains. Si j’avais un intérêt pour les questions migratoires, il a permis de leur donner une autre consistance.

Pendant l’été qui suivait la fin de mes études de droit, j’ai vu une annonce de l’EDEM pour un poste de recherche. Pendant l’interview avec Jean-Yves et Sylvie, j’ai réalisé qu’il fallait s’engager pour un doctorat. Si j’étais prêt à creuser la question de l’immigration, je ne l’étais pas pour une thèse. Je pensais à faire un master complémentaire, à l’étranger, en anglais. J’en ai parlé à Sylvie, lui ai fait part de mes hésitations. Elle m’a encouragé à aller en Angleterre, m’a dit que c’était une expérience qu’elle regrettait de ne pas avoir eue. Ce fut, comme elle le pensait, une expérience formatrice. J’ai rencontré à Londres des étudiants engagés et brillants. J’ai eu l’occasion de participer à une clinique en droits de l’homme. Dans le cadre de ce cours, j’ai écrit un article sur les demandeurs d’asile qui se trouvaient à Calais coincés entre la France et le Royaume-Uni. J’ai ensuite passé une semaine avec Emmaüs dans un camp au nord de Calais. J’étais en charge de certains aspects logistiques, tels que la réception et la distribution de la nourriture.

À nouveau, la question des inégalités est revenue. En deux heures de train, je pouvais quitter Londres et être à Bruxelles, chez moi, et vice versa. Cela coûte cher, mais cela reste faisable. Pour les personnes en quête d’asile, cette possibilité n’existe pas. Ils dorment dans des tentes, dans les faubourgs de la ville, se retrouvent calés dans un camp. Je voulais comprendre pourquoi ils quittent leur pays d’origine, pourquoi ils abandonnent tout pour se retrouver à la frontière franco-britannique sous la pluie. On ne peut pas décider d’entreprendre un voyage comme celui-là et vivre dans de telles conditions sans bonnes raisons. Je me souviens avoir, par exemple, rencontré des Érythréens, je ne connaissais rien à ce pays, et j’ai ensuite cherché à en savoir plus, à comprendre.

J’ai toujours beaucoup voyagé, voulu découvrir le monde. Je sais que c’est facile pour moi, je suis un homme, j’ai un passeport européen. Souvent quand je suis sur place, les mêmes discussions me sont renvoyées : pourquoi sont-ils coincés et moi pas ? Je peux circuler librement, si j’ai un souci, je peux prendre facilement un avion. Pour la plupart des gens, en Europe, une frontière, c’est un trait sur une carte, cela n’a pas d’impact dans leur vie quotidienne. Ma génération n’a jamais connu de frontières entre les pays européens. En Europe, nous n’avons plus l’occasion d’éprouver physiquement les frontières, elles sont devenues largement abstraites. Si nous le faisons, nous avons la quasi-certitude d’être admis de l’autre côté et, le plus souvent, il y aura un sourire pour nous nous accueillir. La frontière n’est jamais perçue comme violence alors que pour les personnes que je rencontrais, elle était un mur infranchissable.

Confronté au réel de l’immigration, je distinguais d’un côté, les pays de destination qui doivent être convaincus que les gens ont un motif valable pour leur donner, en application de la loi, un droit de séjour et de l’autre côté, les migrants. Les pays de destination ont leurs propres intérêts et ceux qui veulent circuler y sont confrontés, la tension est grande entre la motivation des gens à quitter leurs pays et le droit qui est restrictif pour la grande majorité. Les intérêts des uns et des autres ne convergent pas nécessairement. Le mien était de comprendre pourquoi les migrants se déplacent et ensuite d’étudier la question d’un point de vue juridique.

Je suis peut-être devenu juriste par hasard, j’hésitais entre droit et sciences politiques. Mon oncle qui est magistrat m’a conseillé d’étudier le droit. Je ne le regrette pas. Cet outil m’a permis d’étudier l’immigration qui est un sujet qui m’intéresse. Durant mes études, la question de l’immigration est devenue extrêmement politisée. Je les ai terminées en 2015, j’ai l’impression que depuis lors on ne parle que de crises migratoires successives.

À la fin de mon master à Londres, Sylvie m’a demandé si j’étais encore intéressé par une thèse. Nous connaissons tous sa persévérance. Je voyais dans sa démarche un intérêt pour mon profil, une marque de reconnaissance et de confiance. Réaliser une thèse me semblait cohérent avec mon parcours même si je n’y aurais pas pensé sans elle. Elle m’a indiqué que l’immigration économique était une thématique peu explorée. Cela lui semblait intéressant d’approfondir. Je me suis lancé et je n’ai aucun regret.

Cela m’a pris quinze mois d’identifier une question de recherche : quelle est la valeur ajoutée du droit européen par rapport aux droits nationaux en matière de migration économique ? La question sous-jacente était : pourquoi l’U.E. cherche à avoir des règles communes dans un domaine si sensible et que la résistance des États est si grande ?

Dans le cadre de ma recherche doctorale, j’ai d’abord examiné les origines et les objectifs de la compétence de l’U.E. dans le domaine de la migration des travailleurs. Dans une deuxième partie, je me suis intéressé au droit dérivé et à la question de savoir si le droit communautaire apporte une valeur ajoutée conformément au principe de subsidiarité. La troisième partie est plus prospective, elle repose sur une comparaison avec le Canada, où l’immigration est également une compétence partagée entre l’État fédéral et les provinces. Elle examine les actions potentielles qui pourraient permettre de surmonter la tension entre la fédéralisation, au sens de mise en commun, et la décentralisation.

Le projet financé par l’ARC était multidisciplinaire, nous avons travaillé avec des démographes et des sociologues. Les travaux et les échanges étaient intéressants, nous avons notamment pu combiner droit et sociologie. La législation devient de plus en plus technique et même illisible pour un juriste aguerri. Cette technicité à outrance loin de faciliter l’intégration renforce la précarisation des migrants. Les migrants sont confrontés à une succession d’obstacles qu’ils ne peuvent anticiper. Avec un sociologue, nous avons écrit un article qui explique combien il est difficile pour un étranger qui a reçu une carte de séjour temporaire de s’intégrer. Immédiatement après la délivrance de ce titre de séjour, il doit penser à son renouvellement, ce qui l’empêche de se projeter. On parle beaucoup de la mobilité en omettant que les étrangers sont contraints à l’immobilisme. Tous leurs projets dépendent de leur droit de séjour qui est bien souvent temporaire. Cette situation anxiogène est le plus souvent tue.

Des étrangers peuvent devenir irréguliers sans le savoir car ils ont oublié ou ignoraient les conditions à remplir. Avant cette recherche, je ne réalisais pas l’effet de cette technicité excessive même après l’entrée sur le territoire. Cette phase me semblait la phase la plus critique avant cette recherche. Ce postulat était erroné.

Ma reconnaissance est très grande pour l’EDEM et ses membres. Sans des personnes comme Hélène, Trésor, Sylvie, Jean-Yves et ensuite, Christine et Alice, je n’aurais pas pu déposer ma thèse. Une thèse prend le pas sur toute notre vie. Cela aurait été impensable d’avoir la force de continuer seul pendant les mois de COVID. C’est important et ce le fut plus encore durant cette période particulière, d’être accompagné dans ce cheminement, de partager interrogations, difficultés et obstacles. J’ai aimé faire de la recherche, même si c’est encore différent d’accoucher d’une thèse cohérente et bien structurée. Celles dans l’équipe qui n’ont pas fait de thèse me soutenaient également. Trésor, malgré la distance, fut très présent, le lien persiste entre nous tous. J’ai eu l’impression que nous étions dans le même bateau.

Sylvie crée un cadre bienveillant au sein de l’équipe, elle tient à l’harmonie. Elle prend soin de choisir des bons profils qui s’intégreront dans l’EDEM. La compétition n’a pas lieu d’être au sein de l’équipe car chacun a un projet différent à développer. C’est sain. Il existe une émulation et une entente qu’elle et nous tenons à protéger.

Chacun sait ce que Sylvie fait pour l’EDEM et fait ou a fait pour nous, cela nous semble donc logique de rendre à l’EDEM. Je sais que jamais je ne parviendrai à dire non à Sylvie si elle me propose d’écrire un article ou d’enregistrer des capsules, je lui dois tant et je sais son soutien inconditionnel. Cela me semble logique de rendre. Quand je suis arrivé dans l’équipe, il n’y avait pas encore grand monde à l’EDEM. Lors du dernier dîner que nous avons fait chez Christine, nous étions plus de vingt-cinq et que de belles personnes.

Présenter ma thèse, la défendre devant les professeurs qui l’avaient accompagnée, devant les amis et la famille fut un réel soulagement. C’est un défi de pouvoir expliquer en peu de temps sans dénaturer les enjeux des années de recherche. Le répit fut extrêmement bref. Je l’ai présentée le 12 décembre 2020 et le 4 janvier 2021, je commençais mon stage au barreau de Bruxelles.

Les questions théoriques m’intéressent, mais j’ai toujours su que je voulais être dans la pratique et utiliser l’outil que je connais, le droit. La thèse a été une opportunité, mais mon but demeure d’être un praticien. J’ai d’abord été dans un cabinet qui fait du droit du travail, du droit social.

Après la thèse, je voulais changer d’air, de matière. Mais je me suis vite rendu compte de l’erreur, c’était ridicule de ne pas utiliser les compétences acquises à l’EDEM. Après dix mois, j’ai changé de cabinet. Le barreau est tout aussi exigeant et difficile qu’une thèse, il faut trouver le bon cabinet qui vous convienne.

Après cette première expérience, j’ai été dans un grand cabinet américain qui traite uniquement de migration économique et dont les clients sont des multinationales qui doivent assurer la mobilité de leurs cadres. Ce choix se justifiait par des raisons personnelles, j’avais besoin d’un emploi stable et rémunérateur pour être dans les conditions pour introduire une demande de séjour pour ma compagne qui est turque.

Dans le cadre de cette procédure administrative, ma compagne et moi avons essuyé un premier refus, la décision a ensuite été heureusement retirée. J’ai pu mobiliser l’EDEM pour réintroduire la demande. Cette procédure a généré un stress dont je ne soupçonnais pas l’ampleur. J’ai découvert ce que ressentaient ceux qui sont dans la même situation. J’ai découvert l’effet de ces notifications envoyées par un fonctionnaire qui n’est pas concerné, sur du papier recyclé et qui changent le cours d’une existence. J’ai découvert la violence de la relation entre administrations et étrangers. Les décisions qui mettent à néant tes projets et t’indiquent la possibilité d’un recours non effectif dans les trente jours. À Ixelles, le bâtiment municipal est réservé aux nationaux, pour les étrangers, il faut aller ailleurs et faire la file dehors. Cette procédure a causé beaucoup de questions et peu de réponse. Et pourtant, je parle français, j’ai fait une thèse, mais ce fut encore très difficile.

J’aspire à des règles transparentes, accessibles et qui ne soient pas mises à mal par des pratiques administratives souvent discriminantes. Si nous appelons aujourd’hui pour obtenir un rendez-vous avec l’administration, nous aurons rendez-vous dans trois mois. L’État ne se sent pas responsable de cette remise en cause, il ne met rien en œuvre pour garantir le respect du droit.

Je veille aujourd’hui à me mettre à la place des gens, à leur expliquer comment bétonner leur dossier afin de tenter d’éviter un rejet, je leur dis qu’il n’y a jamais aucun document en trop. J’ai vécu ce parcours et je sais combien les étrangers sont perdus et que ce n’est pas nécessairement de leur faute, ils font ce qu’ils peuvent avec leurs moyens.

Mon souhait n’en devient que plus grand de les aider avec les outils dont je dispose. Le barreau me donne l’occasion de rencontrer des personnes, de découvrir et comprendre leur situation et de les défendre. La dynamique de l’EDEM me permet de rester en lien avec celles et ceux qui ont accompagné ma thèse, de poursuivre ma réflexion sur les questions migratoires et de continuer à travailler en équipe sur des projets de recherche ou d’enseignement.

Pour citer cette note : « Du bon côté du monde », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, février 2023.

Publié le 03 mars 2023