Récit de vie – L’abandon

Louvain-La-Neuve

Ma première confrontation avec les difficultés liées à la migration a eu lieu quand j’étais étudiante à Louvain-la-Neuve. J’étais investie dans les kots à projet et j’ai notamment fait partie du kot Droits de l’homme dont un des projets consistait à se rendre au Centre Fedasil et à proposer des activités aux enfants. Cette expérience m’a permis de réaliser les conditions de vie de ceux qui y séjournaient. Nous avons également organisé un parcours présentant les différentes étapes d’une demande d’asile en veillant à mettre en lumière la complexité de cette procédure. La préparation de ce projet m’a permis d’appréhender une réalité dont je ne prenais pas la mesure. Engagée comme jobiste à la Fédération francophone des étudiants, j’y ai rencontré un avocat impliqué dans les occupations d’églises qui avaient lieu à cette époque dans le but d’obtenir la régularisation des sans-papiers. Des personnes étaient en grande souffrance, en grève de la faim depuis plusieurs jours, elles nous narraient le parcours de sans-papier en Belgique, l’impasse dans laquelle elles se trouvaient.

Ces prises de conscience de la réalité des demandeurs d’asile et des sans-papiers furent assez violentes, elles ont généré un sentiment d’incompréhension. Comment pouvaient-ils être dans de telles situations dans nos pays ? À cette incompréhension se mêlait, de manière inextricable, un sentiment de compassion pour ces êtres malmenés. Je ne les voyais plus comme des demandeurs d’asile ou des sans-papiers, mais comme des personnes à la place desquelles je pouvais me mettre. J’avais pris conscience de leur détresse, mais également de leurs aspirations.

Ces rencontres ont orienté le choix de mon sujet de mémoire, il eut comme objet la limitation de l’aide sociale de l’étranger en séjour illégal. Son titre était « au regard du droit à la dignité humaine ». Ce travail m’a permis de réaliser que les étrangers sans titre de séjour n’avaient pas le droit de travailler et n’avaient droit à aucun revenu de substitution. Ils étaient totalement délaissés par l’État alors qu’ils vivaient parfois depuis des années en Belgique. C’était totalement antinomique avec la représentation de l’État démocratique dans lequel je m’imaginais vivre jusqu’alors. Je réalisais qu’on pouvait y laisser certaines personnes mourir de faim, totalement exclues du système. Ces rencontres m’ont permis de réaliser l’ampleur de l’abandon.

À la fin de mes études, en 2009, je cherchais à pratiquer le droit des étrangers et/ou le droit pénal. J’ai été engagée comme stagiaire par Cédric Vergauwen spécialisé en matière pénale. Connaissant mon intérêt pour le droit des étrangers, il me confiait ces dossiers et me laissait développer des collaborations dans cette matière. Mon arrivée au barreau a coïncidé avec l’adoption d’instructions temporaires ouvrant la porte à une régularisation des sans-papiers. La brèche était extrêmement étroite, la législation était complexe et le flux important. J’ai réalisé la nécessité d’être hyper-spécialisée pour maîtriser cette matière et donner les réponses adéquates. J’ai pu exercer et traiter des dossiers en droit des étrangers, à côté de ma matière principale, le droit pénal, grâce à la solidarité qui existe entre les étrangéristes[1]. Je savais pouvoir compter à tout moment sur l’aide de l’un d’entre eux. Sans cette solidarité, il est impossible de pratiquer cette matière au quotidien. La confrontation avec les réponses des administrations totalement en décalage avec le vécu des étrangers est extrêmement pénible. Le plus souvent, ces administrations usent de l’argument de la loi pour prendre des décisions tout à fait inhumaines. J’avais l’impression, en tant qu’avocate, d’être écrasée par l’appareil étatique. J’ai souvent rêvé que les fonctionnaires en charge de prendre des décisions rencontrent la réalité des personnes dont ils traitent les demandes. La bureaucratie les coupe de toutes émotions et du réel de ceux pour lesquels leurs décisions sont déterminantes.

J’étais prise en étau entre cette bureaucratie absurde et de l’autre côté des personnes qui me confiaient leurs histoires et surtout leurs espoirs. Elles avaient, le plus souvent, fait preuve d’une résilience extraordinaire, je me devais et tenais à me battre pour elles jusqu’au bout. Parfois, heureusement il y avait une étincelle car nous obtenions une décision favorable tels une régularisation, la protection subsidiaire, un statut. Ces étincelles sont malheureusement rares.

Après six ans dans ce cabinet, d’abord comme stagiaire, ensuite comme collaboratrice, j’ai eu envie de changement. Entretemps, j’avais fondé une famille. La vie au barreau avec des enfants en bas-âge n’est pas simple à gérer. Psychologiquement, le métier n’est pas facile, tu reçois sans cesse des histoires terribles avec la mission d’y apporter une issue favorable. Au pénal comme en droit des étrangers, la profondeur des histoires est immense, tu es au cœur de l’humain et de sa détresse. Tu souhaites que les dossiers qui t’ont été confiés connaissent une issue positive et que ces personnes trop souvent malmenées obtiennent la reconnaissance qu’elles ont rarement eue. Or, dans certains cas, tu as l’impression de brasser du vent tel Don Quichotte face aux autorités. Je me souviens d’un demandeur d’asile qui m’a dit que s’il n’obtenait pas un titre de séjour, il n’aurait plus de raison de vivre, et, après une procédure intense et un long combat, j’ai dû lui annoncer qu’on ne l’obtiendrait pas. La consultation terminée, tu restes avec son désarroi et dois immédiatement t’investir dans un autre dossier.

En 2016, quelqu’un m’a fait parvenir une offre d’emploi, pour un poste d’assistante en droit pénal et en droit de la procédure pénale. L’annonce précisait l’obligation de déposer un projet de thèse. J’ai pensé que la recherche me permettrait de prendre du recul vis-à-vis des matières que je pratiquais et l’idée d’enseigner m’a toujours séduit.

Quand j’ai discuté d’un projet de thèse avec Marie-Aude Beernaert, qui m’a engagé comme assistante au sein du CRID&P (Centre de recherche interdisciplinaire sur la déviance et la pénalité), elle a évoqué le travail d’une doctorante qui avait travaillé la question de l’exécution des peines et avait mis en exergue les liens qui existent entre droit pénal et droit des étrangers. J’avais eu l’occasion, dans le cadre de ma pratique d’avocate, de découvrir l’étroitesse de ces liens. Il m’a semblé intéressant d’approfondir ces questions et d’élargir le champ afin d’appréhender le nombre de recoupements. Je suis partie d’une intuition de praticienne à propos de l’existence de logiques mixtes qui sous-tendent ces dispositions législatives et j’en ai fait un projet de recherches.

Ma recherche doctorale part du constat de l’existence de législations à l’intersection entre droit pénal et droit des étrangers. Ces dispositifs poursuivent des finalités attachées au droit pénal et au droit des étrangers. Classiquement, le droit pénal poursuit la répression et la prévention des comportements décrétés contraires à l’ordre social, ainsi que des objectifs de neutralisation et de resocialisation du délinquant. Le droit des étrangers se donne pour objectifs, quant à lui, le contrôle et la régulation des migrations en ce compris la gestion administrative de la présence de personne de nationalité étrangère sur le territoire. Ces finalités a priori distinctes et autonomes apparaissent se confondre au sein de ces dispositifs législatifs « mixtes ». D’une part se construit un droit pénal s’intéressant de manière directe et spécifique à l’étranger, marqué par une politique migratoire. D’autre part, à ce dispositif pénal se superpose un droit des étrangers à caractère « répressif ».

Marie-Aude Beernaert m’a conseillé de rencontrer Sylvie Sarolea pour l’aspect droit des étrangers. J’ai ainsi fait sa connaissance mais également celle de l’EDEM car quand je lui ai demandé si elle acceptait d’être ma co-promotrice de thèse, elle m’a proposé d’intégrer l’EDEM. J’ai répondu avec enthousiasme à l’invitation et je me suis retrouvée dans deux équipes de recherche distinctes : le CRID&P et l’EDEM, ce qui m’a permis de rester ancrée dans mes deux matières de prédilection et de continuer à travailler avec le réseau que j’avais constitué. Cela m’a énormément aidé dans mes recherches de pouvoir contacter des avocats, d’avoir des réponses assez rapides. Certains avaient réellement à cœur de m’alimenter en jurisprudence inédite. Commencer ma recherche doctorale en connaissant le système de l’intérieur fut une réelle chance. Ce réseau s’est encore un peu plus élargi, au gré de mes recherches.

Comme chercheuse, je me suis rendu compte de l’importance de travailler en réseau. La recherche ne peut se pratiquer de manière cloisonnée, c’est essentiel d’être intégré dans une dynamique d’équipe où les approches sont pluridisciplinaires. Au sein de l’EDEM, j’ai rencontré nombre de personnes investies au niveau sociétal. Sylvie ne cesse de développer des liens avec le monde extérieur. Le bouillonnement est permanent et, en même temps, l’atmosphère reste très familiale. Cela me fait beaucoup de bien, à titre personnel, de côtoyer des personnes comme celles qui constituent le réseau de Sylvie et cela me permet de nourrir mes recherches.

Dans le cadre de ma thèse, j’ai étudié les représentations et les constructions qui sous-tendent les logiques des politiques migratoires. Ces recherches m’ont permis de valider l’intuition que j’avais en tant qu’avocate, les politiques migratoires ont peu de considération pour les droits fondamentaux des étrangers. Nez à nez avec la pratique, les praticiens ne sont pas toujours en mesure de distinguer ces enjeux et de les démonter. Ils en finissent même parfois par intégrer le caractère discriminant de la loi. Je tente de communiquer ma prise de distance aux praticiens, de leur permettre de prendre une posture différente.

Je réalise une thèse sur la base d’articles et j’ai à cœur de les transmettre à mes anciens collègues ou aux magistrats qui traitent cette matière. J’ai l’impression de pouvoir leur être utile dans leurs combats au quotidien. Parfois ce que j’écris est mal compris et des magistrats peuvent justifier des raisonnements biaisés grâce à cette mauvaise lecture. Heureusement, à d’autres moments, c’est très utile. J’ai été heureuse de voir un de mes articles repris par le Conseil d’État dans son avis sur le projet de visites domiciliaires. Cette démarche donne sens à mon travail et à mon parcours. Je me souviens d’un avocat qui m’a dit au moment où je quittais le barreau, « Tu pars pour une tour d’ivoire, aller à l’université, c’est se déconnecter des réalités de terrain. » J’aimerais pouvoir lui dire que ce ne fut pas du tout le cas.

La mécanique institutionnelle interne aux universités rend complexe la poursuite de la recherche après avoir terminé une thèse. Je voudrais pouvoir retrouver les réalités de terrain et en même temps pouvoir continuer à préserver un temps pour l’écriture qui est, à mes yeux, un outil extraordinaire. Je ne tiens pas à mettre toute mon énergie dans un combat pour rester à l’université. J’envisage différents possibles et cherche ailleurs en espérant pouvoir préserver du temps pour écrire de temps en temps.

Je ne sais où me mènera demain, mais j’ai la certitude, même si je ne suis plus dans la recherche, de continuer à travailler les problématiques qui m’ont toujours animée. Je me sens trop marquée par elles.

Pour citer cette note : « L’abandon », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, mars 2023.

 

[1] Nom que se donnent entre eux les avocats pratiquant le droit des étrangers.

Publié le 31 mars 2023