Récit de vie – Promesses tenues

Louvain-La-Neuve

Longtemps pour moi, la migration a correspondu à un geste d’humanité, celui que nous sommes si souvent amenés à poser sur mon continent, l’Afrique. Avec les années, l’expérience, les études, j’ai compris les règles juridiques, la nécessité de composer avec la souveraineté des États, le coût de l’accueil et les réticences de certains à poser ce geste élémentaire.

Je viens d’un pays en guerre depuis très longtemps, le Kivu, une région de l’est de la République démocratique du Congo. Les conflits ne cessent de s’y succéder, certains nés des conséquences du génocide rwandais, d’autres de la ruée vers un minerai indispensable au téléphone portable, le coltan.

En 1997, j’ai déjà dû m’enfuir avec ma famille. Cette expérience a influencé mes recherches et mes engagements. En 1996, des réfugiés rwandais étaient massés dans des camps situés à la frontière, des incursions avaient régulièrement lieu à l’intérieur du Rwanda. En octobre et novembre 1996, tous les camps établis au Nord et au Sud-Kivu ont été détruits par l’Armée patriotique rwandaise (APR) et des rebelles zaïrois. Parmi ces derniers se trouvaient des Banyamulenge, installés au Sud-Kivu depuis des générations. À la mi-novembre, ces forces ont pris le contrôle du camp de Mugunga au Nord-Kivu, près de Goma, vers lequel avaient fui de nombreux réfugiés en provenance des zones déjà conquises par le mouvement rebelle et l’APR. Cette attaque a provoqué, le 15 novembre, un retour massif des réfugiés. Ils ont été canalisés vers Goma, à la frontière. Craignant de se trouver sous le feu des forces rebelles et de l’APR, une part d’entre eux a fui vers l’intérieur du pays. Simultanément, les forces de l’APR et de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre (AFDL) continuaient à avancer. Elles ont pris le dessus sur l’armée zaïroise et ont triomphé, le 17 mai 1997, à Kinshasa. Le président Mobutu a quitté la capitale et perdu les pouvoirs dont il s’était emparé à partir du coup d’État de 1965. Lorsque le chaos devint trop intense à Bukavu, ma famille a dû se mettre à l’abri. Jamais auparavant, même si l’insécurité était grande, nous n’avions été contraints de quitter ma ville, Bukavu. Nous sommes restés dans les villages pendant deux semaines. Nous n’y avons pas été bien accueillis. Les villageois n’étaient plus en mesure de nous donner l’hospitalité, les déplacés étaient trop nombreux. Quand nous sommes rentrés, j’ai pris la résolution de ne plus jamais fuir ma ville, quelle que soit l’intensité des conflits.

En 1998, il y eut une deuxième guerre au Kivu, les femmes et les enfants ont été victimes de viols et de mutilations. Nous nous sommes cachés, mais nous avons tenu la promesse, nous n’avons pas fui. À Bukavu, une rumeur a circulé, annonçant l’arrivée de rebelles pour violer les femmes. Nous avons décidé d’évacuer ma mère et mes deux sœurs et sommes restés avec mon père et mes frères. Les rebelles sont partis d’eux-mêmes, et elles ont pu rentrer saines et sauves.

Les conflits armés se succédant dans l’est du Congo, à partir de 2004, on a commencé à parler de la guerre du Kivu. À l’approche des élections présidentielles prévues en décembre 2018, la situation sécuritaire dans la région est devenue très perturbée, les attaques se sont multipliées contre les forces gouvernementales. Dans les deux provinces frontalières des quatre pays (Ouganda, Rwanda, Burundi, Tanzanie) et d’autant de lacs (Albert, Édouard, Kivu, Tanganyika), les civils ont énormément souffert.

Ces conflits incessants, les mouvements qu’ils induisent dans la région des Grands Lacs m’ont amené à réaliser que les réfugiés sont des victimes, mais également des acteurs, car très souvent ils sont instrumentalisés par les groupes rebelles. Les réfugiés sont en effet considérés comme le vivier idéal pour recruter des combattants et déstabiliser le pouvoir en place. Ils viennent naturellement renforcer les milices qui s’épuisent, cela devient un mouvement naturel, le cycle de la violence est alors implémenté.

Meurtri par les injustices répétées, j’ai voulu commencer des études de droit. Je me voyais devenir avocat pour défendre les vulnérables. Quand j’étais à l’école primaire, j’ai assisté à l’arrestation de mon papa à la suite d’une dénonciation pour une histoire de jalousie. Je savais qu’il n’y avait aucun fondement. Mon père avait eu des difficultés pour trouver un avocat. Heureusement, il a été libéré. Je me suis promis de faire le droit pour que de telles injustices ne se réitèrent plus.

Les guerres continuaient, mais j’ai pu finir mes études. Étudiant, je travaillais et faisais partie du corps des défenseurs judiciaires. Je pouvais aller plaider devant les tribunaux. Un Bac +3 suffisait et suffit encore pour ce faire. À l’époque, cela avait du sens, car il n’y avait pas assez d’avocats pour assurer la défense de tous. Mais aujourd’hui, les avocats sont assez nombreux, cette faculté devrait être supprimée.

À la fin de mon master en droit, je pensais à une carrière académique. Les places sont rares et seuls les deux premiers de la promotion ont été sélectionnés pour des postes d’assistants. À défaut, j’ai continué à étudier et à exercer comme défenseur judiciaire, cela me permettait de gagner ma vie. En 2010, j’ai pu bénéficier d’une bourse pour réaliser un master en droits de l’homme et résolution pacifique des conflits à Bujumbura, au Burundi. Il me semblait que cela me permettrait de compléter adéquatement mon curriculum vitæ. La bourse dont j’ai bénéficié prenait en charge les frais d’inscription et de séjour. À l’issue de ce master, j’ai rédigé un mémoire sur la protection internationale des réfugiés dans la région des Grands Lacs dans le cadre des conflits armés. Pour la première fois, j’abordais de manière théorique la question de la migration forcée à laquelle j’ai moi-même été confronté enfant en 1996-1997. Ce travail m’a permis de prendre conscience de combien il m’importait de creuser ces questions. J’en ai parlé à Sylvie Sarolea qui avait dirigé mon mémoire et lui ai remis un embryon de projet de thèse sur la question des activités politiques subversives exercées par les réfugiés. Nous avons ensemble vainement tenté de trouver un financement.

Juste après la défense de mon mémoire, en 2012, j’ai appris qu’un poste d’assistant était ouvert à l’université de Bukavu, mes anciens condisciples, les deux premiers de la promotion, qui avaient accédé à ce poste partaient réaliser un master complémentaire en Suisse. Ils sont tous deux restés en Suisse, l’un travaille au CICR et l’autre n’a pas fait de thèse, elle s’est mariée.

À l’université de Bukavu, nous avons accueilli les professeurs Pierre d’Argent et Jean-Yves Carlier de l’UCLouvain. Les études de droit en RDC sont généralement orientées vers les questions généralistes. Nous n’avons qu’un seul cours sur la migration, il dure seulement 10 ou 15 heures. J’ai eu la chance d’assister à leur cours, cette expérience a confirmé ma volonté de déposer un projet de recherche. Pierre d’Argent m’a invité à La Haye pour le cours de perfectionnement en droit international. J’ai voyagé pour la première fois, grâce à cette invitation, dans les pays Schengen. J’avais accompli les démarches utiles afin d’obtenir ce sésame que je pensais suffisant.

À l’aéroport, l’officier de migration m’a posé une trentaine de questions. Je ne m’attendais pas du tout à un tel interrogatoire. L’ami qui vivait en Suisse et qui était censé m’expliquer toute la procédure m’a dit : « C’est une forme de bleusaille. » Il ne m’avait délibérément pas expliqué la nécessité de préparer un dossier afin de répondre aux multiples questions, qui me seraient posées afin de savoir où j’allais habiter, quand je rentrerais. Je mentirais si je disais que cette première confrontation m’a donné le goût de revenir en Europe. Il y eut d’autres raisons.

En 2012, je me suis marié. Ma femme connaissait mon envie de réaliser une thèse. C’est logique quand tu es assistant. Elle ne pouvait toutefois pas, tout comme moi, peser les enjeux de ce défi. Elle ignorait comme je l’ignorais alors le nombre d’années que nous allions passer séparés. Notre couple est fort et a fait face, j’ai créé de beaux liens avec l’équipe qui ressemble parfois à une famille. En 2013, j’ai obtenu le financement et suis venu passer dix mois en Belgique. J’ai alors réalisé combien c’était pénible d’être loin des siens. Avant, c’était théorique, pour elle comme pour moi.

Le commencement de ma thèse était conditionné à la réussite d’un master complémentaire en droit international avec mention. Si j’échouais, je pouvais dire adieu à mon projet. Je savais devoir me spécialiser en droit international privé, car nous n’avions pas de prof spécialisé en cette matière. Pendant que je finissais mon master, en juin 2014, mon deuxième enfant Malika est née. Quand j’ai appris la nouvelle, j’étais partagé entre d’être la joie d’avoir un bébé et la préparation de mon examen qui avait lieu le lendemain. Je n’avais plus du tout envie de continuer à étudier, même si la peur de rater était grande. Le lendemain, j’ai réussi l’examen et en août 2014, j’ai pu rentrer à Bukavu, faire la connaissance de ma fille.

En décembre 2014, je suis revenu pour un colloque et j’ai pu obtenir un visa de longue durée. Avec les collègues, nous tentons d’obtenir le titre de séjour pour l’année suivante avant de partir afin de faciliter les retours. Nous anticipons.

Luc Leboeuf a assuré mon intégration au sein de l’EDEM, il m’a initié à l’expérience de la thèse qu’il connaissait alors mieux que moi étant en fin de parcours. Il m’a aidé à affronter les moments de solitude. Son départ, après la défense publique de sa thèse, fut un choc heureusement amorti par l’arrivée de Jean-Baptiste Farcy avec lequel s’est également créé un lien fort.

Ma question de recherche s’était précisée, au fil du temps. Elle consistait en l’analyse du rapport entre le statut de réfugié et droits politiques en partant de l’étude de la situation dans la région des Grands Lacs. Les réfugiés ne disposent pas de droits politiques dans leur pays d’accueil, ils deviennent des sans-droits comme l’a si bien explicité Hannah Arendt. Quand il y a perte de droits, par exemple la perte de citoyenneté pour un citoyen (national) ou même la perte de la vie pour un soldat, personne ne prétend qu’il s’agit d’une « perte des droits de l’homme ». Cette perte permet de comprendre pourquoi et comment ils sont si aisément instrumentalisés dans la région des Grands Lacs. Cette thèse n’était pas destinée à étudier les conflits armés, mais la situation des différents pays m’a contraint à les examiner.

J’ai vu autrement la région d’où je viens, le fait d’analyser de manière juridique les maux qui la traversent a permis de prendre une distance salutaire. J’ai laissé de côté les questions politiques, rappelé les droits des réfugiés. À la fin de ma thèse, j’ai proposé la reconnaissance d’une citoyenneté de résidence basée sur une citoyenneté cosmopolite. Cette perspective permet de reconnaître les droits politiques des réfugiés en ne remettant pas en cause la souveraineté des États.

Ma bourse d’une durée de 27 mois avait été consommée de moitié par mon master. J’ai pu obtenir une première rallonge de neuf mois qui m’a permis de déposer une première version du manuscrit. J’ai encore ensuite demandé des rallonges et les ai obtenues. Mon visa a dû être prolongé. Je ne voulais pas rentrer au pays, car je ne voulais pas affronter les démarches pour l’obtention d’un visa.

Sylvie Sarolea a entrepris toutes les démarches pour obtenir la prolongation de mon visa d’un mois salutaire. Grâce à ses interventions, je ne suis pas devenu un sans-papier. Quand je rentrais, j’étais certain de travailler pour l’université de Bukavu. Un poste m’attendait.

Lors de mon retour à la maison, mon aîné m’a demandé ce que je venais faire. Je lui ai dit : « Je viens vous voir. » Je n’imaginais qu’un contentement. Il m’a répondu : « Mais, on n’a que deux chambres. » Ils s’étaient réparti les chambres, et mon fils craignait que je lui vole la vedette vis-à-vis de sa mère. De son point de vue, je les encombrais. Après une telle réplique de ton enfant, tu prends du temps avant de répondre. Tu réalises dans ta chair que la migration, c’est perdre le lien avec les tiens. Une thèse, c’était un investissement pour la famille. Nous n’avions pas osé penser à un regroupement familial, nous savions les démarches administratives trop complexes. Ce choix était impossible à comprendre pour un enfant, il en subissait les désagréments, les va-et-vient ont été incessants. Parfois, je revenais pour seulement une ou deux semaines comme pendant les vacances de Pâques. Nous n’avions pas le temps de bien nous retrouver. C’était compliqué d’expliquer à mon fils ce que je faisais quand je me consacrais à ma thèse. Je lui ai dit que j’étais, comme lui, un élève et que j’avais une maîtresse qui s’appelait Madame Sylvie. Je lui ai dit que plus tard j’allais enseigner les questions de droit, je lui ai expliqué qu’un migrant, c’est quelqu’un qui se déplace d’un pays à un autre. La difficulté pour les enfants est de ne pas tout confondre. Pour eux, tous sont des réfugiés. La région amène à cette généralité.

Après la thèse, mes sujets de recherche n’ont pas varié, je continue à réfléchir aux migrations forcées, les déplacements de population dus aux conflits armés et aux conflits environnementaux. Je m’intéresse particulièrement aux décisions des entreprises minières, à leurs impacts environnementaux et aux migrations qu’elles induisent.

Les liens demeurent avec l’EDEM et l’UCLouvain, je reviens régulièrement pour des interventions et pour revoir les uns et les autres. Au-delà de la recherche, mes séjours en Belgique m’ont permis de tisser des liens forts avec plusieurs membres de l’EDEM. En devenant marraine de ma fille, Hélène Gribomont est devenue membre de ma famille. J’ai été le père par procuration de la fille de Christine Flamand lorsqu’elle est venue étudier à Bukavu. Mon fils cadet porte le prénom de Jean-Yves Carlier. L’élargissement de l’équipe a permis d’ouvrir de nouvelles perspectives. Grâce à l’équipe italienne de l’EDEM, mon université va signer un partenariat avec l’université de Palerme.

Je me suis fait comme promesse de faire carrière dans l’enseignement, d’atteindre le grade de professeur ordinaire, je dois donc publier beaucoup. Je dois passer par le stade de professeur associé qui m’est accessible après la thèse de doctorat. Pour devenir professeur, il faut faire état de quatre ans d’ancienneté au grade de professeur associé et quatre publications. Plus tard, je pourrai devenir professeur ordinaire, ce qui requiert quatre ans d’ancienneté au grade de professeur et six publications. C’est un chemin de longue haleine. Quatre années après avoir déposé ma thèse, j’ai ouvert, seul, un cabinet d’avocat. Mon objectif académique ne me permet pas de dédier à la profession autant que je le voudrais. Le métier d’avocat est mis entre parenthèses en ce moment, j’y reviendrai plus tard.

Je me vois rester à Bukavu, mais j’espère que mes enfants iront voir le monde et qu’ils pourront y étudier comme je l’ai fait. J’espère que l’insécurité ne limitera jamais leurs déplacements, qu’ils auront des horizons aussi larges que leur cœur.

Pour citer cette note : « Promesses tenues », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, septembre 2023.

Publié le 04 octobre 2023