Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division, Pretoria), 23 juin 2023, Hellen Suzman Foundation c. Minister of Home Affairs et al., n° 32323/2022

Louvain-La-Neuve

Le revers de la médaille des projets d’exemption des titres de séjour en faveur des migrants en Afrique du Sud.

Ubuntu – Zimbabwean Exemption Permit – Équité procédurale – Logique humanitaire – Hospitalité ambivalente.

Ce commentaire est une lecture de la « logique humanitaire » dans la décision de la High Court sud-africaine de la Division de Gauteng (Pretoria) sur les politiques migratoires sud-africaines. Sans répondre aux questions relatives aux vulnérabilités auxquelles font face les titulaires des Zimbabwean Exemption Permits caractérisés par le renouvellement perpétuel d’une légalité temporaire, la High Court annule la décision administrative du ministre de l’Intérieur de mise à l’arrêt de ces permis.

Jonas Kakule Sindani

A. Arrêt

1. Faits

L’affaire concerne 178 000 Zimbabwéens détenteurs de permis d’exemption en Afrique du Sud. La crise sociopolitique et l’instabilité économique qu’a connues le Zimbabwe dans les années 2000 a poussé des milliers de Zimbabwéens à fuir leur pays vers l’Afrique du Sud. Devant le flux migratoire important des Zimbabwéens en situation irrégulière sur son territoire, le gouvernement sud-africain a lancé le Dispensation of Zimbabwean Project (DZP) dans le but de régulariser les Zimbabwéens résidant illégalement en Afrique du Sud. À l’origine, les permis de dispense d’exemption des Zimbabwéens DZP étaient valables pour quatre ans, de janvier 2010 à décembre 2014. Lorsque ce délai a expiré, le permis DZP a été remplacé par le Zimbabwean Special Permit (ZSP), de janvier 2014 à décembre 2017, lui-même remplacé par le Zimbabwean Exemption Permit (ZEP), de janvier 2018 à décembre 2021.

Cependant, le 19 novembre 2021, un peu plus d’un mois avant l’expiration prévue des ZEP, le ministère des Affaires intérieures a porté à la connaissance des titulaires des ZEP son intention de mettre fin au programme ZEP sur recommandation du Directeur général de l’Immigration. Le 7 janvier 2022, le ministère a publié la Directive sur l’immigration informant tous les titulaires de ZEP que « le ministre de l’Intérieur a exercé ses pouvoirs en vertu de l’article 31 (2)(d) de la Loi sur l’Immigration 13 de 2002 de ne pas étendre les exemptions accordées en vertu de l’article 31(2)(b) de la même loi ». Cette directive stipulait que les titulaires de ZEP bénéficiaient d’un délai de « grâce » de 12 mois, uniquement dans le but d’obtenir des visas alternatifs et qu’aucune mesure ne pouvait être prise contre les détenteurs de ZEP pendant la période de 12 mois. La directive suggérait en outre que les banques et autres prestataires de services devraient cesser de fournir des services aux titulaires de ZEP à partir du 1er janvier 2022, à moins qu’ils ne puissent produire les récépissés de leurs demandes de visa ordinaire.

La contestation de la légalité de cette décision du ministre de l’Intérieur est au cœur de la décision commentée. La High Court, Gauteng Division, (ci-après la « Cour ») a été invitée à se prononcer sur base de quatre griefs soulevés par les requérants :

  1. La décision est injuste et irrationnelle du point de vue de la procédure et a été prise sans consultation préalable des détenteurs de ZEP concernés.
  2. La décision constitue une violation des droits constitutionnels des détenteurs de ZEP.
  3. La décision a été prise sans tenir compte de l’impact sur les détenteurs de ZEP.
  4. La décision reflète une erreur matérielle de fait concernant les conditions actuelles au Zimbabwe.

2. Décision de la Cour

En ce qui concerne le premier grief, la Cour a établi qu’en vertu des articles 3 et 4(1) de la Promotion of Administrative Justice Act (PAJA), les mesures administratives qui portent atteinte aux droits du public doivent être équitables sur le plan de la procédure. Selon la Cour, les moyens d’assurer l’équité procédurale comprennent entre autres l’organisation d’une enquête publique, d’une procédure de notification et de commentaire, ou d’une autre procédure appropriée qui respecte l’équité procédurale (§ 51). Toutefois, la Cour remarque les détenteurs de ZEP n’ont été invités à présenter leurs observations qu’après l’annonce de la déclaration de non-extension des ZEP.

Pour ce qui est du deuxième grief, la Cour note que compte tenu de l’ampleur de l’impact de la décision du ministre qui a affecté 178 000 détenteurs de ZEP, on pourrait supposer qu’une évaluation de l’impact de la décision du ministre a été effectuée (§ 86). La Cour a tiré la conclusion que le ministre n’avait pas pris en compte l’impact de sa décision sur les détenteurs de ZEP, leurs familles et leurs enfants.

Quant au troisième grief, la Cour note que l’arrêt du programme ZEP porte atteinte au droit à la dignité des détenteurs de ZEP, qui englobe le droit de bénéficier d’opportunités d’emploi, d’accès à la santé, à l’éducation et à la protection contre l’expulsion, d’une part, et d’autre part, sur le droit des enfants à charge des parents ZEP, en portant atteinte au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.

La Cour n’a pas jugé nécessaire de poursuivre la discussion sur le quatrième motif, concluant que cela serait superflu, à la lumière de sa décision sur les trois motifs précédents.

B. Éclairage

1. Affirmation de l’Ubuntu dans les politiques migratoires

Dans la décision S v. Makwanyane, la Cour constitutionnelle sud-africaine a reconnu que le concept « Ubuntu » renvoie aux idées d’humanité, de justice sociale et d’équité. Il exprime l’éthique d’une capacité instinctive et d’une jouissance de l’amour envers les hommes et les femmes, ainsi que l’épanouissement qu’implique la reconnaissance de leur humanité innée. Il fait également référence à la réciprocité que cela génère dans l’interaction au sein de la communauté collective. L’Ubuntu reconnaît les responsabilités sociales du droit et le fait que le système juridique doit également être considéré comme une composante essentielle du tissu social de la société (§ 237). L’Ubuntu englobe donc les valeurs clés de la solidarité de groupe, de la compassion, du respect, de la dignité humaine, de la conformité aux normes fondamentales et de l’unité collective ; dans son sens fondamental, il dénote l’humanité et la moralité (§ 308).

Le programme d’exemption pour les Zimbabwéens avait entre autres pour objectif de régulariser le statut juridique des Zimbabwéens résidant illégalement en Afrique du Sud, de freiner l’expulsion des Zimbabwéens qui se trouvaient illégalement en Afrique du Sud, et d’accorder une amnistie aux Zimbabwéens qui ont obtenu frauduleusement des documents en Afrique du Sud. Le résultat de ce programme était de permettre aux Zimbabwéens sans papiers en Afrique du Sud de demander des exemptions, à condition qu’ils possèdent un passeport zimbabwéen valide et qu’ils aient une preuve d’emploi, d’inscription dans un établissement d’enseignement ou de gestion d’entreprise, entre autres exigences. En fait, les Zimbabwéens titulaires de ces permis ont été autorisés à vivre, à travailler et à étudier en Afrique du Sud ; bref, à y mener leur vie depuis environ quatorze ans.

Au regard des motifs pour lequel le ZEP a été institué, il peut être soutenu que pareille initiative mérite d’être mise au crédit de l’engagement de l’Afrique du Sud en faveur de l’Ubuntu en avançant l’agenda panafricaniste en termes d’unité et de solidarité. En effet, expliquant les raisons du remplacement du ZSP par le ZEP en 2017, le ministère de l’Intérieur avait fait référence à la nécessité de la solidarité internationale et de l’impératif politique de construire la paix et l’amitié sur le continent et dans le monde dans son ensemble, tels que portés par les pères de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. En outre, la ministre de l’Intérieur avait soutenu d’une part que les migrants zimbabwéens jouaient un rôle important en ce qui concerne le développement économique et l’enrichissement de la vie sociale et culturelle sud-africaine ; et souligné d’autre part l’importance des dérogations spéciales dans le cadre d’un système d’immigration qui fonctionne bien et qui sert la sécurité nationale de l’Afrique du Sud (§§ 28-29).

Dans cette perspective, le Livre blanc (White Paper) du gouvernement sur la migration internationale a été publié par le ministère de l’Intérieur en 2017. Il s’agissait essentiellement de la politique nationale du programme ZEP. Sa justification des programmes d’exemption tels que le ZEP – notamment pour des raisons de sécurité nationale, de contraintes de ressources, de protection des groupes vulnérables et de croissance économique – reste inchangée et elle reconnaît l’importance de ces programmes d’exemption : ils font progresser la sécurité nationale, préviennent la corruption et protéger les migrants vulnérables de l’exploitation et du harcèlement.

2. Hospitalité ambivalente

L’affaire sous analyse met en exergue la logique humanitaire du gouvernement sud-africain dans les politiques migratoires. Une logique humanitaire désigne le déploiement des sentiments moraux dans la politique contemporaine et met en place des actions menées pour gérer, réguler et soutenir l’existence des êtres humains[1]. Plus significativement, la logique humanitaire est utilisée comme une façade dans les tentatives visant à limiter ou à exclure des groupes de personnes et en particulier les migrants non désirés[2]. De cette manière, la logique humanitaire conduit les gouvernements à justifier de nouvelles limitations des droits des migrants ainsi que des pratiques d’expulsion plus étendues[3]. Elle a également donné lieu à l’admission des migrants dans les sociétés d’accueil avec une sorte de citoyenneté secondaire. Ils sont autorisés de séjour sur le territoire, mais ne sont pas nécessairement les bienvenus[4]. Dans cette logique, il est soutenable que les programmes d’exemption, du DZP au ZEP, en passant par le ZSP, étaient conçus comme des manières malignes et programmées visant à expulser les Zimbabwéens de l’Afrique du Sud, une fois les délais expirés[5].

Cette malignité peut s’illustrer par deux exemples majeurs. Premièrement, en simplifiant les procédures d’accès aux programmes d’exemption tout en gardant strictes celles de demande de protection internationale, le gouvernement sud-africain a poussé plusieurs Zimbabwéens en procédure d’asile, dont le succès était incertain, vers les programmes d’exemption qui aboutissaient sous des conditions simples. Deuxièmement, ces permis temporaires ont été accordés pour une période de quatre ans. À leur expiration, ils étaient remplacés par d’autres plutôt que d’être prolongés. Ceci peut paraitre anodin et innocent, mais met en exergue une volonté à peine voilée du gouvernement sud-africain de ne pas rendre les titulaires de tels permis temporaires éligibles aux permis permanents. En règle générale, en droit sud-africain, un migrant devient éligible à la résidence permanente après cinq ans de séjour avec un visa de travail. Dans le cas sous examen, le gouvernement sud-africain a utilisé le langage selon lequel les permis étaient « fermés » au lieu d’« expirés » et « remplacés » au lieu de « renouvelés » pour rendre les bénéficiaires inéligibles à la résidence permanente, parce qu’ils n’ont pas vécu avec le même visa pendant cinq ans étant donné que ceux-ci été remplacés chaque quatre ans. Cette situation accroit les inégalités sur le marché de l’emploi rendant les Zimbabwéens peu recommandables à un contrat à durée indéterminée en Afrique du Sud du fait du caractère temporaire de leurs statuts.

Vue sous l’angle de la logique humanitaire, la décision de la Cour se situe dans l’objectif sous-jacent de s’assurer que les migrants zimbabwéens quittent l’Afrique du Sud et retournent au Zimbabwe, sans se demander si les migrants en question souhaitent vraiment rentrer. La différence notable avec la politique gouvernementale menée par le ministère de l’Intérieur est que pour la Cour, ce retour devra être fait en suivant les garanties procédurales équitables et dans le respect des droits de l’homme. C’est ainsi que la Cour a renvoyé l’affaire au ministère de l’Intérieur pour réexamen conformément à une procédure équitable répondant aux exigences des articles 3 et 4 de la Loi 3 de 2000 sur la promotion de la justice administrative (PAJA). La lecture de la logique humanitaire dans la décision de la Cour, sous-tendant la politique de compassion à l’égard des défavorisés, suggère que le gouvernement sud-africain a accommodé temporairement les Zimbabwéens au pic de la crise humanitaire dans leur pays. Cependant, dans le respect des garanties équitables et des droits de l’homme, cette compassion pourrait être retirée, et ceux qui n’auront pas de documents d’immigration pourront être expulsés. D’ailleurs, en octobre 2021, la Zimbabwean Exemption Permit Holders Association a tenté en vain de demander à la High Court, Gauteng Division, de les déclarer résidents permanents au sens de la loi sur l’immigration[6].

C. Conclusion

Le DZP a permis de régulariser la situation des milliers de migrants zimbabwéens sans papiers, d’établir leur vie, leur domicile et leur famille en Afrique du Sud. Cependant, sa mise en œuvre crée des vulnérabilités pour les migrants, car leur statut juridique est caractérisé par le renouvellement perpétuel d’une légalité temporaire et incomplète. Cette situation les met dans une situation d’incertitude continue.

Dans ce fait, de notre point de vue, le DZP place les migrants dans une situation de légalité liminale et de légalité violente. Fondamentalement, la légalité liminale fait référence à une « zone grise » où le légal et l’illégal sont difficiles à séparer ou en attente d’un emplacement légal au sein d’un ou de plusieurs ordres juridiques. La légalité liminale in casu speci est typique de l’exclusion inclusive[7]. En effet, les migrants qui attendaient le ZEP avaient des droits légaux de mobilité en Afrique du Sud. Ils pouvaient même se déplacer librement à travers les frontières nationales et accéder à d’autres catégories de droits de l’homme, mais ils n’avaient pas accès aux opportunités économiques de gagner leur vie pendant des périodes prolongées sans certitude quant à l’issue de leur permis. La légalité violente ou la violence légale[8] dans ce contexte renvoie aux effets néfastes des politiques d’immigration en ce qu’elles justifient la violence à l’encontre des migrants ayant un statut juridique liminal en tant que violence structurelle ou symbolique. L’optique de la violence légale est rendue possible par la mise en œuvre des politiques d’immigration qui délimitent et façonnent la vie des migrants dans une incertitude générale qui empêche les communautés migrantes de prospérer économiquement.

D. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division, Pretoria), 28 juin 2023, Hellen Suzman Foundation and Consortium of Refugees and Migrants in South Africa c. Minister of Home Affairs et al., n° 32323/2022.

Jurisprudence :

Doctrine :

  • Agamben, G., Homo Sacer, Stanford, Stanford University Press, 1998 ;
  • Amit, R. et Kriger, N., « Making migrants “il-legible” : The policies and practices of documentation in post-apartheid South Africa », Kronos, vol. 40, no 1, pp. 269–290 ;
  • Menjívar, C. et Abrego, L., « Legal Violence : Immigration Law and the Lives of Central American Immigrants », American Journal of Sociology, 2012 ;
  • Moyo, I., « Zimbabwean Dispensation, Special and Exemption Permits in South Africa: On Humanitarian Logic, Depoliticisation and Invisibilisation of Migrants », Journal of Asian and African Studies, vol. 53, n° 8, décembre 2018, pp. 11411157 ;
  • Nyakabawu, S., « Legal Violence : Waiting for Zimbabwe Exemption Permit in South Africa », Journal of Law, Society and Development, 31 août 2022.

 

Pour citer cette note : J. Sindani, « Le revers de la médaille des projets d’exemption des titres de séjour en faveur des migrants en Afrique du Sud », Cahiers de l’EDEM, avril 2024.

 

[1] D. Fassin, Humanitarian Reason : A Moral History of the Present Times, Berkeley, University of California Press, 2012, p. 1.

[2] Ibid., p. 2.

[3] I. Moyo, « Zimbabwean Dispensation, Special and Exemption Permits in South Africa : On Humanitarian Logic, Depoliticisation and Invisibilisation of Migrants », Journal of Asian and African Studies, vol. 53, n° 8, décembre 2018, pp. 11411157, p. 1143.

[4] Ibid.

[5] Voy. R. Amit et N. Kriger, « Making migrants “il-legible” : The policies and practices of documentation in post-apartheid South Africa », Kronos, vol. 40, no 1, pp. 269-290.

[6] S. Nyakabawu, « Legal Violence : Waiting for Zimbabwe Exemption Permit in South Africa », Journal of Law, Society and Development, 31 août 2022, p. 9.

[7] G. Agamben, Homo Sacer. Stanford, Stanford University Press, 1998, pp. 166-188.

[8] C. Menjívar et L. Abrego, « Legal Violence : Immigration Law and the Lives of Central American Immigrants », American Journal of Sociology, 2012, p. 1380.

 

Publié le 08 mai 2024