Cour eur. D.H., 12 septembre 2023, Wieder and Guarnieri c. Royaume-Uni, req. nos 64371/16 et 64407/16

Louvain-La-Neuve

Intercepter les communications électroniques d’étrangers qui ne sont pas présents sur le territoire national ne dispense pas l’État de respecter les droits fondamentaux des personnes mises sous écoute

Communications électroniques – Article 8 (droit au respect de la vie privée) – Recevabilité des requêtes individuelles – Juridiction de l’État – Critère territorial.

L’arrêt commenté examine, à la lumière de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la question de savoir si des personnes situées à l’extérieur du territoire d’un État signataire entrent dans le champ d’application de la Convention lorsque leurs communications électroniques sont interceptées et analysées par les services de renseignement de cet État depuis son propre territoire.

Edwina Taylor

A. Arrêt

1. Les faits pertinents de la cause

Joshua Wieder – citoyen américain vivant en Floride – et Claudio Guarnieri – ressortissant italien installé à Berlin – accusent les agences de renseignement britanniques d’avoir violé leur droit au respect de la vie privée. Ils leur reprochent d’avoir intercepté, extrait, filtré, stocké, analysé et diffusé certaines de leurs communications ainsi que des données relatives à celles-ci (§ 56).

Les deux requérants introduisent chacun une action devant le Investigatory Powers Tribunal (ci-après, « IPT »)[1] qui refuse d’examiner leurs plaintes au motif qu’ils ne se trouvaient pas sur le territoire du Royaume-Uni lors de la violation alléguée de leur droit à la vie privée.

Ils se tournent dès lors vers Strasbourg, estimant avoir été privés d’une possibilité de recours leur permettant de faire valoir leurs droits.

2. Le contexte juridique

La question de la conformité des interceptions massives de communications et de données les concernant avec les dispositions de la Convention a déjà été abordée dans un arrêt Big Brother Watch e.a. Dans l’arrêt Wieder et Guarnieri, la Cour se concentre exclusivement sur la question de la recevabilité des requêtes individuelles (§§ 58 et 59).

Pour le gouvernement britannique, l’affaire en cause devant la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas lieu d’être en raison, d’une part, du non-épuisement des voies de recours internes et, d’autre part, parce que la situation ne relève pas de la juridiction du Royaume-Uni (§ 59). Le présent commentaire s’articule autour de ce deuxième élément.

L’on rappelle qu’au sens de l’article 1er de la Convention, la juridiction d’un État est principalement territoriale. Celle-ci est présumée s’exercer normalement sur l’ensemble de son territoire. Il est cependant possible, par exception, qu’un État soit tenu responsable d’actes accomplis ou déployant leurs effets en dehors du territoire national.

3. L’argumentation des parties

Pour le gouvernement britannique, l’interception des communications par un État signataire ne relève pas de sa juridiction lorsque l’émetteur ou le destinataire de la communication interceptée se situe en dehors du territoire de cet État (§ 74). Seules des circonstances particulières justifient de déroger au critère territorial et aucune ne peut être identifiée dans le cas d’espèce (§ 75).

En interceptant leurs communications électroniques et des données à propos de ces communications, le Royaume-Uni n’exerce pas d’autorité ni de contrôle à l’égard de Wieder et Guarnieri (§ 76). Les violations alléguées de leur droit à la vie privée n’ont pu être réalisées qu’en dehors du territoire national puisque les requérants n’étaient pas physiquement présents sur le territoire britannique. Le droit à la vie privée n’est pas un concept abstrait qui peut être séparé de l’enveloppe corporelle de son titulaire. Une violation a donc forcément lieu là où l’individu se trouve physiquement (§ 77).

Les requérants ne relèvent donc pas de la juridiction du Royaume-Uni dans cette affaire puisqu’ils n’étaient pas présents sur le territoire britannique au moment de l’interception de leurs communications (§ 78). L’impossibilité pour les requérants de défendre leur droit à la vie privée devant les juridictions nationales britanniques est une conséquence automatique de l’application du critère territorial (§ 79).

Pour les requérants, il est indéniable que la situation relève de la juridiction du Royaume-Uni puisque l’interception, le stockage, le traitement et l’analyse des données et des communications ont eu lieu sur le territoire britannique (§ 81).

Les requérants estiment, d’abord, qu’il est logique de considérer que, lorsqu’un État signataire intercepte une communication à l’intérieur de ses propres frontières, la violation des droits fondamentaux qui en résulte relève de la juridiction de cet État, même si les individus victimes de cette violation se trouvent à l’étranger. Toute autre interprétation rend l’exercice des droits de la Convention illusoire (§ 82).

Les requérants relèvent, ensuite, que l’interception des communications et des données peut être interprétée comme un tempérament au principe de territorialité. En effet, lorsqu’un État procède à des opérations de surveillance sur son territoire, cette surveillance induit l’exercice d’une certaine autorité et d’un contrôle sur les personnes ciblées. Le contrôle exercé ne doit pas nécessairement être un contrôle physique (§ 83).

Les requérants soulèvent, finalement, un argument de bon sens en affirmant qu’il serait absurde de suivre l’argumentation du gouvernement du Royaume-Uni en ce que :

« [c]ela signifierait que les États contractants pourraient procéder à une surveillance de masse de toute personne se trouvant en dehors de leur territoire, y compris leurs propres citoyens et les citoyens de tous les autres États contractants du Conseil de l’Europe, et partager les renseignements obtenus au sujet de ces personnes, sans respecter aucune des garanties requises par l’article 8 de la Convention. Cela signifierait également que si les communications d’une personne résidant habituellement au Royaume-Uni étaient interceptées alors qu’elle se trouvait temporairement hors du pays et analysées après son retour, l’État serait compétent pour l’analyse mais pas pour l’interception initiale. Cette distinction n’a pas de fondement rationnel et n’a guère de sens dans la mesure où la prolifération des communications en ligne a vidé les frontières nationales de leur sens » (§ 84).

4. Raisonnement et décision de la Cour

La Cour rappelle que l’exercice de la juridiction est une condition indispensable pour qu’un État signataire puisse être tenu responsable des actes ou omissions de son fait qui résultent en une violation des droits et libertés consacrés par la Convention.

Par un raisonnement similaire à celui développé dans l’arrêt Big Brother Watch e.a., la Cour procède à l’identification des différentes étapes de l’interception de masse à savoir :

  • l’interception et la conservation initiale des communications et des données (1) ;
  • la recherche des communications et des données par l’application de critères de sélection (2) ;
  • l’analyse des communications et des données sélectionnées (3) ;
  • la conservation ultérieure des données et l’utilisation du produit final, y compris le partage des données avec des tiers (4).

Dans ce contexte, la Cour estime qu’il est tout à fait possible de distinguer les droits fondamentaux d’une personne du lieu géographique dans lequel elle se trouve (§ 93). La violation du droit à la vie privée se produit à l’endroit où les communications sont interceptées et analysées, car c’est là que naît le préjudice subi par les victimes (§ 94).

La Cour conclut qu’une violation de l’article 8 a bien eu lieu au Royaume-Uni et relève donc bien de sa juridiction. Il n’appartient dès lors pas d’examiner si une exception au principe de territorialité est susceptible de s’appliquer (§ 95).

B. Éclairage

Comme le relève Maria Tzanou[2], l’arrêt doit être accueilli en ce qu’il clarifie pour la première fois l’interprétation à donner au caractère territorial de la juridiction d’un État en matière de communications électroniques. L’on souligne, comme elle, que la Cour n’a pas utilisé d’argumentaire basé sur l’extraterritorialité. La compétence du Royaume-Uni est purement territoriale puisque c’est sur le territoire national qu’a lieu l’interception des communications.

Cependant, l’on peut déplorer, comme l’ensemble des commentaires relatifs à cette décision, la brièveté du dispositif de la Cour. Cet arrêt aurait pu constituer une étape clé dans la manière d’appréhender les objets numériques par le prisme des droits fondamentaux. En l’espèce, la Cour a plutôt choisi d’adopter une comparaison, qui manque parfois de clarté, entre les communications électroniques et le droit de propriété. La Cour suit la logique suivante : la fouille du domicile d’une personne située sur le territoire d’un État signataire ne peut échapper à la juridiction de cet État si la personne se trouvait à l’étranger au moment de la fouille. L’on peut sans trop de difficultés affirmer qu’un raisonnement plus ancré dans la théorie des droits fondamentaux aurait été plus limpide, plus attendu et riche d’enseignements.

L’on songe notamment à cet égard à l’approche adoptée par la Bundesverfassungsgericht allemande à laquelle l’arrêt fait référence. En effet, dans un arrêt du 19 mai 2020, la Cour constitutionnelle allemande affirme qu’un État a le devoir de respecter les droits fondamentaux y compris lorsque des actions sont prises à l’encontre d’étrangers situés en dehors du territoire national. Il est incompatible avec la logique intrinsèque des droits fondamentaux de considérer que l’applicabilité du droit s’arrête à la frontière de l’État (§ 36).

Il s’agit d’un enseignement essentiel lorsque l’on prend en compte le champ d’action croissant des États qui s’étend parfois même en dehors de leurs propres frontières (§ 36), mais aussi lorsque l’on considère la nature particulière des objets numériques. À ce sujet encore, la jurisprudence de la Bundesverfassungsgericht est particulièrement éclairante et mérite que l’on s’y attarde parce qu’elle éclaire sur le rôle possible des droits fondamentaux face à l’utilisation d’outils électroniques :

« L’évolution des technologies de l’information a conduit à une situation où les données sont partagées par des canaux mondiaux, où elles sont acheminées de manière aléatoire par satellite ou par câble selon des critères techniques qui ne tiennent pas compte des frontières nationales […]. Cela permet d’intercepter un nombre considérable de communications étrangères. »

« Étant donné que, dans le contexte actuel des technologies de l’information, les actions et les relations de communication de toute nature sont devenues de plus en plus numériques, et compte tenu de l’augmentation constante des capacités de traitement des données, les possibilités de surveillance des télécommunications s’étendent à de vastes domaines de l’ensemble de la société civile, même en dehors de la juridiction d’un État – tout comme les communications intérieures sont également soumises à la surveillance d’autres États. »

« À la lumière de ces développements, une compréhension des droits fondamentaux selon laquelle leur protection s’arrête aux frontières nationales priverait les détenteurs de droits fondamentaux de toute protection et entraînerait un retard de la protection des droits fondamentaux par rapport aux réalités de l’internationalisation […] dans un domaine de plus en plus important, caractérisé par l’action intrusive de l’État et où – dans le domaine du droit à la sécurité – les droits fondamentaux sont particulièrement significatifs en général » (§ 38).

C. Pour aller plus loin

 

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 12 septembre 2023, Wieder and Guarnieri c. Royaume-Uni, req. nos 64371/16 et 64407/16.

Jurisprudence :

Doctrine :  

Documentation institutionnelle :

 

Pour citer cette note : E. Taylor, « Intercepter les communications électroniques d’étrangers qui ne sont pas présents sur le territoire national ne dispense pas l’État de respecter les droits fondamentaux des personnes mises sur écoute », Cahiers de l’EDEM, janvier 2024.

 

[1] Il s’agit d’un organisme public indépendant qui exerce des fonctions judiciaires et qui est chargé de traiter des plaintes relatives à la conduite des organismes publics à l’égard de personnes privées à propos, notamment, de l’utilisation de pouvoirs intrusifs tels que les écoutes téléphoniques par les services de renseignement, les agences chargées de l’application de la loi et les autorités publiques.

Publié le 01 février 2024