Cycle de séminaires: Néolibéralisme(s) en Belgique
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Cycle de séminaires organisé par Damien Piron, chargé de cours à l'UCLouvain, et Zoé Evrard, doctorante à SciencePo.
Objet et organisation du séminaire
Ce séminaire de recherche, organisé tout au long de l’année académique 2020-2021, vise à explorer la matérialisation et les effets de la rationalité et des techniques néolibérales sur la reconfiguration des politiques publiques en Belgique. Inspiré d’initiatives similaires menées dans des pays étrangers et voisins, tels que la constitution du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives (GENA) en France et le projet « Market Makers » aux Pays-Bas, il ambitionne notamment la création d’une plate-forme pluridisciplinaire et interuniversitaire de chercheurs et chercheuses intéressé.e.s par cette problématique et ses manifestations en Belgique. À cette fin, il est prévu un système d’accueil tournant des séances au sein des différentes universités associées au projet.
La démarche proposée s’organise en deux temps. Un premier temps, qui correspond au premier semestre de l’année académique 2020-2021, sera consacré à l’exploration collective de plusieurs grilles d’analyse théorique du néolibéralisme, en vue d’équiper les participant.e.s de prises théoriques. Cette phase d’exploration théorique prendra la forme d’une discussion d’ouvrages, de chapitres ou d’articles de référence en la matière, en compagnie, si possible, de leurs auteur.e.s. Le second temps du séminaire, qui prendra place lors du second semestre de l’année académique, consistera en une analyse de cas empiriques. Ces séances seront l’occasion pour les participant.e.s de présenter le fruit de leurs propres recherches, dans l’optique d’aboutir à la publication d’un ouvrage collectif à l’issue du séminaire. Elles examineront le néolibéralisme « en action » en Belgique, à travers un éventail le plus large possible de sites et de politiques publiques. Il s’agira alors de mettre en évidence les ambitions programmatiques des réformes dites « néolibérales », les théories qui les sous-tendent et les instruments d’action publique à travers lesquelles elles se matérialisent, les normes juridiques qui les encadrent, les luttes politiques et sociales qu’elles génèrent ou encore les effets qu’elles exercent sur différents types d’acteurs publics et privés (administrations, entreprises, citoyen.ne.s, etc.), voire d’esquisser des alternatives ou, à tout le moins, des pistes susceptibles d’en atténuer les conséquences néfastes.
Les personnes désireuses de participer à ce séminaire ouvert sont invitées à manifester leur intérêt auprès de Damien Piron. Celles et ceux qui souhaitent présenter une contribution lors de la seconde partie du séminaire sont par ailleurs invité.es à envoyer une brève description de leur(s) projet(s) de recherche, en précisant le(s) lien(s) qu’ils entretiennent avec l’analyse du néolibéralisme.
Contexte politique et académique du séminaire
Au cours de la décennie écoulée, de nombreuses joutes académiques, politiques et médiatiques ont vu le jour aux quatre coins de la planète autour de la question du néolibéralisme et de ses effets sur l’État et les politiques publiques, les organisations publiques et privées et les individus.
La Belgique (francophone) ne fait pas exception à ce constat. Depuis plusieurs années, ce concept fait ainsi régulièrement l’objet de passes d’armes médiatiques. En mars 2016, la présidente de l’Association syndicale des magistrats n’a par exemple pas hésité à assimiler le néolibéralisme à un « fascisme » dans une carte blanche qui a connu un certain retentissement. Cette analyse n’a pas manqué de faire réagir la classe politique, suscitant un flot de réactions – favorables ou plus critiques. Deux ans plus tard, dans un contexte marqué par l’émergence de plateformes citoyennes explicitement tournées contre le néolibéralisme et ses effets délétères (telles que la campagne de sensibilisation Tam-Tam), le directeur du centre d’études du MR conteste purement et simplement l’existence de cette « mystification intellectuelle », au motif – par ailleurs contestable – selon lequel « absolument personne ne s’en revendique ». Ce à quoi ses contradicteurs rétorquent que « le néolibéralisme existe » bel et bien et peut non seulement être défini et observé, mais aussi dépassé.
Ces polémiques répétées présentent un intérêt évident. Elles soulignent à la fois l’actualité brûlante du concept de néolibéralisme, ainsi que l’ambivalence qui règne autour d’un terme qui s’érige aujourd’hui en étendard pour qualifier, dans une posture généralement critique, un large spectre de phénomènes de nature variée. Au gré des interlocuteurs et des situations, le néolibéralisme désigne tour à tour la généralisation de la compétition de tous contre tous, la privatisation directe ou latente des services publics et leur définancement à l’autel de l’orthodoxie budgétaire, l’essor des politiques de « responsabilisation » individuelle et collective ou encore l’accroissement des inégalités de richesse au sein de la population.
Ces questionnements sociétaux font écho à une littérature académique foisonnante. Dans le sillage des réflexions pionnières du philosophe français Michel Foucault (2004) et de l’anthropologue et géographe marxiste anglais David Harvey (2005), les travaux consacrés à l’examen du néolibéralisme ont connu une croissance quasiment exponentielle à la suite de l’éclatement de la crise économique et financière de 2008. Ces nombreuses réflexions s’inscrivent dans de multiples champs disciplinaires et reposent sur des cadres théoriques variés : la sociologie foucaldienne (Dardot and Laval 2009; Davies 2017), la sociologie politique (Mudge 2018), la géographie humaine (Brenner, Peck, J., and Theodore, N. 2010; Peck 2010), l’histoire des idées (Audier 2012; Mirowski and Plehwe 2009; Stedman-Jones 2012), la comptabilité critique (Chiapello 2017; Morales, Gendron, and Guénin-Paracini 2014) et diverses branches de l’économie hétérodoxe et marxiste (Duménil and Lévy 2011, 2014). La multiplication d’états de l’art (Davies 2014; Mudge 2008; Venugopal 2015), de handbooks (Cahill et al. 2018; Springer, Birch, and MacLeavy 2016) et autres introductions (Steger and Roy 2010) consacrés à ce phénomène témoigne par ailleurs d’un souci grandissant de permettre aux non-initiés de s’orienter au sein d’un corpus toujours plus vaste de références.
Dépassant l’illusion d’une rationalité à la fois monolithique et surplombante, de nombreux auteurs ont mis en exergue la variété des trajectoires nationales et régionales de ce phénomène global – que ce soit en France (Denord 2007), en Allemagne (Ptak 2004) et en Grande-Bretagne (Tribe 2009), par exemple, mais aussi au niveau de l’Union européenne (van Apeldoorn, Drahokoupil, and Horn 2009; Hermann 2007), de l’Amérique latine (Silva 2009) et de l’Afrique (Harrison 2013). Curieusement, les spécificités de la reconfiguration néolibérale des politiques publiques en Belgique restent encore peu documentées à ce stade1. De manière plus générale, aucun ouvrage n’a jusqu’à présent cherché à rendre compte de manière systématique de la portée et des effets d’un hypothétique « tournant néolibéral » en Belgique. L’histoire du néolibéralisme « à la Belge » demeure, en d’autres termes, en grande partie à écrire.
Une telle entreprise ne manque pourtant pas d’intérêt, en raison de plusieurs caractéristiques de cet État : démocratie consociative exemplative, dotée d’un riche tissu associatif (syndicats, mutualités, mouvements de jeunesse, écoles, etc.), la Belgique s’est progressivement muée, au cours du demi-siècle passé, en un État fédéral en vue d’atténuer les conflits communautaires qui la traversent. Les communautés et régions exercent aujourd’hui de nombreuses prérogatives, telles que l’enseignement, l’économie, l’emploi et la formation ou encore l’énergie et la recherche. En parallèle à cette dynamique de fédéralisation, la Belgique est également pleinement engagée au coeur de la construction européenne, qui balise aujourd’hui bon nombre de ses politiques publiques. Comment ces différents facteurs sont-ils entrés en interaction avec la logique néolibérale ? Ont-ils contribué à accélérer sa propagation ou, au contraire, à la tempérer ? S’en sont-ils trouvés affectés ? Dans l’affirmative, par quels mécanismes et dans quelle mesure ?
1 Voy. néanmoins Maissin (1997) et Piron (2019) pour deux exceptions relatives à la politique économique et aux finances publiques, ainsi que le récent dossier « Néolibéralisme(s) » de La Revue nouvelle (2017).