Cour eur. D.H., 5 décembre 2024, El Aroud et Soughir c. Belgique, req. nos 25491/18 et 27629/18
cedie | Louvain-la-Neuve

Déchéance de la nationalité belge – Condamnations pour des faits de terrorisme – Binationaux – Conformité à l’article 8 de la Convention – Prévisibilité de la loi – Gravité de la menace terroriste pour les droits de l’homme – Ample marge d’appréciation non excédée – Conformité à l’article 2 du Protocole n° 7 – Droit à un double degré de juridiction – Mesure de nature civile.
La Cour était saisie de requêtes déposées par deux binationaux, une Belgo-Marocaine et un Belgo-Tunisien, arrivés à un très jeune âge sur le territoire belge et y vivant depuis. Les requérants ont été déchus de la nationalité belge par la cour d’appel de Bruxelles, statuant en premier et dernier ressort, à la suite de leurs condamnations pour des faits de terrorisme. Ils contestaient la conformité de ces décisions avec l’article 8 de la Convention (droit à la vie privée et familiale). Ils invoquaient par ailleurs une violation de l’article 2 du Protocole n° 7 (droit à un double degré de juridiction). La Cour rejette leurs requêtes, validant la conformité des décisions attaquées au regard de ces dispositions.
Christelle Macq
A. Décision
1. Les faits
La Cour était appelée à se prononcer sur la conformité à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci-après « la Convention » (droit à la vie privée et familiale) et l’article 2 du Protocole n° 7 (droit à un double degré de juridiction) des décisions de déchéance de la nationalité prises par la cour d’appel de Bruxelles à l’égard de Madame El Aroud et de Monsieur Soughir.
Madame El Aroud, née au Maroc en 1959, est arrivée en Belgique à l’âge de cinq ans et a acquis la nationalité belge en 2000. En 2010, elle a été condamnée en Belgique à huit ans de prison pour des faits de terrorisme. Par arrêt du 30 novembre 2017, la cour d’appel de Bruxelles l’a déchue de sa nationalité sur pied de l’article 23, § 1er, du Code de la nationalité belge (ci-après CNB). Cette disposition permet de déchoir de la nationalité ceux ayant manqué gravement à leurs devoirs de citoyens belges. La cour d’appel estimait pouvoir la déchoir de la nationalité dès lors que la requérante avait été reconnue coupable de faits d’une extrême gravité, faits qu’elle avait commis très rapidement après l’acquisition de la nationalité belge et pendant plusieurs années. Le 11 octobre 2018, un ordre de quitter le territoire avec maintien en vue de l’éloignement a été émis à l’encontre de la requérante aux motifs qu’elle était dépourvue de titre de séjour en Belgique depuis sa déchéance de la nationalité. La mesure était accompagnée d’une décision d’interdiction d’entrée pour une durée de quinze ans.
Monsieur Soughir est un ressortissant tunisien arrivé sur le territoire belge en 1976 à l’âge de trois ans. Il a acquis la nationalité belge en 2001. Par arrêt du 26 juin 2008, la cour d’appel de Bruxelles le déclara coupable d’avoir été le dirigeant d’un groupe terroriste en motivant, encadrant et soutenant financièrement un groupe de quatre personnes, coprévenues, s’étant rendues en Irak pour y mener le djihad armé. Il fut condamné à une peine de cinq ans d’emprisonnement. Par arrêt du 30 novembre 2017, la cour d’appel de Bruxelles l’a déchu de la nationalité belge sur le fondement de l’article 23, § 1er, du CNB. La cour d’appel, s’appuyant sur sa condamnation pour des faits de terrorisme, estimait qu’« en manifestant de manière évidente le plus profond mépris pour les valeurs essentielles fondant la société belge, le requérant avait manqué gravement à ses devoirs de citoyen belge ». Elle soulignait le fait que les infractions commises par Monsieur Soughir révélaient l’absence de volonté d’intégration de leur auteur ainsi que le danger que celui-ci représentait pour la société, et pouvaient dès lors entraîner une déchéance de la nationalité belge. Le 26 juin 2019, le requérant fut arrêté à son domicile. Un ordre de quitter le territoire avec décision de maintien en vue de l’éloignement fut émis à son encontre, ainsi qu’une décision d’interdiction d’entrée sur le territoire pour une durée de quinze ans.
2. Griefs et décision de la Cour
Les requérants se sont plaints d’une atteinte à leur droit au respect de la vie privée et familiale, tel que garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que de la violation de leur droit à un double degré de juridiction au sens de l’article 2 du Protocole n° 7.
La Cour examine, premièrement, la conformité des décisions de déchéance de la nationalité à l’article 8 de la Convention (§§ 57 et s.).
Sur l’existence d’une ingérence, elle rappelle que depuis l’arrêt Ramadan (Cour eur. D.H., Ramadan c. Malte, 21 juin 2016), bien que le droit à la nationalité ne soit pas en tant que tel garanti par la Convention, elle admet qu’un refus arbitraire de la nationalité puisse dans certaines conditions poser un problème au regard de l’article 8 de la Convention en raison de l’impact que pareille décision peut avoir sur la vie privée de la personne concernée. En l’espèce, elle considère que la décision de déchoir les requérants de leur nationalité belge a constitué une ingérence dans leur droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention. Elle estime que la conséquence de la déchéance de nationalité a trait à la perte d’un élément de l’identité des requérants dès lors qu’ils sont tous deux arrivés à un très jeune âge sur le territoire belge et y ont vécu des dizaines d’années avant d’acquérir la nationalité (§ 57). Elle refuse toutefois de considérer, comme invoqué par Madame El Aroud, que la déchéance de la nationalité constituerait une ingérence dans leur droit à la vie familiale dès lors que « la déchéance de la nationalité belge n’a pas d’effet automatique sur la présence sur le territoire belge de celui qu’il vise » (§ 57). Elle reconnaît toutefois a minima que si la perte de la nationalité belge n’emporte pas automatiquement éloignement du territoire, la capacité des intéressés à rester en Belgique s’est trouvée en l’espèce fragilisée par la déchéance de leur nationalité belge (§ 58).
La Cour valide ensuite sans difficulté la légitimité des buts poursuivis par cette ingérence à savoir « la défense de la sécurité nationale » ainsi que « la prévention des infractions pénales » (§ 67).
Elle examine, subséquemment, la nécessité de cette ingérence dans le droit à la vie privée des requérants (§§ 68 et s.). Dans le cadre de cette appréciation, la Cour tient compte de ce que la déchéance de la nationalité répond à un besoin impérieux de protection de la société contre la menace terroriste. La Cour rappelle que « la violence terroriste constitue en elle-même une grave menace pour les droits de l’homme et, par conséquent, qu’il est légitime que les États parties ne restent pas passifs à l’égard de personnes définitivement condamnées pour des faits qui portent directement atteinte aux valeurs de la Convention » (§70). En l’espèce, elle accorde une importance au caractère suffisant, à son sens, des garanties procédurales entourant le prononcé d’une déchéance de la nationalité. La Cour note que la déchéance été prononcée, en l’espèce, par un tribunal disposant de la plénitude de juridiction et dont l’indépendance n’a pas été mise en question (§ 72). Par ailleurs, elle constate que les requérants ne contestent pas avoir eu la possibilité de se défendre devant la cour d’appel dans le cadre d’une procédure contradictoire, au cours de laquelle ils ont bénéficié de l’assistance d’un avocat et ont pu soumettre des observations orales et écrites. Elle estime par ailleurs que la cour d’appel a, dans les deux cas d’espèce, à suffisance, motivé sa décision (§ 73). Elle attache également une importance particulière au fait que les intéressés possèdent une autre nationalité et à l’absence, par conséquent, d’apatridie consécutive à la déchéance (§ 74). Elle refuse, par ailleurs, de tenir compte de ce que la déchéance de la nationalité est susceptible d’entraîner un éloignement du territoire au motif que « rien n’indique » que les requérants « ne disposaient pas de recours dans le cadre desquels ils pouvaient faire valoir leurs droits au regard de la Convention pour contester l’ordre de quitter le territoire dont ils ont fait l’objet consécutivement à la mesure de déchéance » (§ 77).
Au terme de ce raisonnement, elle valide la conformité des déchéances de la nationalité en cause à l’article 8 de la Convention.
La Cour statue, deuxièmement, sur la violation alléguée de l’article 2 du Protocole n° 7. Les requérants se plaignaient de ne pas avoir bénéficié d’un double degré de juridiction. La Cour rappelle que l’article 2 du Protocole n° 7 garantit le droit à un double degré de juridiction en matière pénale. Elle estime ne pouvoir faire application de cette disposition en l’espèce, dès lors que la déchéance de la nationalité n’est pas une sanction à caractère pénal au sens de la Convention, mais une mesure de nature civile. Elle renvoie pour ce faire à la jurisprudence belge et en particulier les jurisprudences de la Cour de cassation et de la Cour constitutionnelle qui considèrent toutes deux la déchéance de nationalité comme une mesure de nature civile.
B. Éclairage
La déchéance de la nationalité connaît une nouvelle vie depuis quelques années dans les ordres juridiques de certains états européens. La Belgique n’y fait pas exception[1]. Alors que la déchéance de la nationalité n’avait plus été usitée depuis la Seconde Guerre mondiale[2], les juridictions belges sont confrontées, depuis une quinzaine d’années, à un nombre grandissant d’actions en déchéance portées par le ministère public devant les cours et tribunaux[3].
Dans ce contexte, la Cour a été appelée à se prononcer à plusieurs reprises au cours des dernières années sur la conformité de cette mesure au regard des droits protégés par la Convention. La Cour a jugé à plusieurs reprises que n’étaient pas constitutives d’une violation de l’article 8 de la Convention des mesures de déchéance de la nationalité prises à l’égard de personnes ayant commis des infractions à caractère terroriste (voy. not. Cour eur. D.H., 21 juin 2016, Ramadan c. Malte ainsi que 7 février 2017, décision K2 c. Royaume-Uni ; 25 juin 2020, Ghoumid et autres c. France[4] ; 3 mars 2022, décision Johansen c. Danemark). Il s’agit toutefois du premier arrêt évaluant la conformité à la Convention d’une décision de déchéance de la nationalité prise par les autorités belges.
La Cour confirme, aux termes de l’arrêt commenté, sa volonté d’offrir aux autorités étatiques un large pouvoir d’appréciation en matière de déchéance de la nationalité.
Elle valide ainsi, à nouveau, la légitimité de la déchéance de la nationalité au regard de l’objectif de lutte antiterroriste sans questionner son efficacité à cet égard (1). Elle refuse par ailleurs, conformément à sa jurisprudence précédente, de prendre en compte, dans le cadre de son examen de proportionnalité commandé par l’article 8 de la Convention, les risques d’éloignement du territoire générés par une mesure de déchéance de la nationalité. En pratique, la prise d’une décision d’éloignement du territoire constitue pourtant une conséquence logique de l’exécution d’une déchéance de la nationalité, celle-ci entraînant la perte du droit au séjour (2). Enfin, elle persiste dans son refus de reconnaître à la déchéance de la nationalité un caractère pénal, privant ainsi les destinataires de cette mesure de l’ensemble des garanties procédurales applicables en matière pénale. Ces garanties étant plus strictes que celles applicables en matière civile ou en matière administrative, la Cour offre, ce faisant, une large marge de manœuvre aux autorités étatiques dans l’application de cette mesure (3).
Cet arrêt intervient, dans un contexte jurisprudentiel belge marqué, à l’inverse, par de récentes décisions entourant plus strictement la prise de mesures de déchéance de la nationalité. Preuve si besoin en est qu’une jurisprudence permissive de la Cour n’empêche pas les juridictions internes d’entourer, à leur niveau, de conditions strictes, l’application de cette mesure (4).
1. L’absence de remise en question de l’efficacité de cette mesure en termes de lutte contre le terrorisme
La Cour s’abstient de rentrer dans le débat de l’efficacité de la mesure de déchéance de la nationalité à atteindre le but que les autorités affirment poursuivre au travers de cette mesure, à savoir « les buts légitimes de la défense de la sécurité nationale ainsi que de la prévention des infractions pénales » (§ 67).
L’efficacité d’une mesure de déchéance de la nationalité à protéger l’ordre public peut pourtant être questionnée à différents égards.
Delphine Perrin souligne ainsi les effets pervers d’une mesure qui consiste à exclure les condamnés pour des faits jugés graves du groupe national auquel ils s’identifient[5]. Elle prévient : « À la peine, on ajoute l’humiliation et la dégradation avec tout ce que cela implique comme ressentiments dans le chef de celui qui en fait l’objet à l’égard de la nation qui l’a exclu »[6].
En pratique, il faut par ailleurs mentionner le fait qu’en droit belge, une déchéance de la nationalité va avoir pour effet une perte du droit au séjour et sera suivie par la prise d’une décision d’éloignement[7].
Cette décision d’éloignement ne pourra pas nécessairement être exécutée. Les cas dans lesquels une personne déchue de la nationalité se retrouve condamnée à la clandestinité sans qu’il puisse être procédé à son éloignement ne sont pas anecdotiques. En pratique, l’éloignement de personnes condamnées pour des faits de terrorisme se heurte à de nombreux obstacles et notamment à des obstacles tenant au respect des droits fondamentaux des personnes concernées[8]. L’éloignement d’une personne condamnée pour des faits de terrorisme qui risque dans le pays d’origine de subir des traitements inhumains et dégradants est interdit de manière absolue par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Par ailleurs, dans certains cas, il n’est pas possible d’éloigner une personne en raison des attaches familiales qu’elle a sur le territoire hôte. Enfin, l’impossibilité d’éloigner la personne concernée résulte dans certains cas d’obstacles diplomatiques, certains pays refusant de reprendre leurs ressortissants « jugés » dangereux. L’ex-président de la République tunisienne Béji Caid Essebsi déclarait en janvier 2016 à ce propos : « Nous ne pouvons tolérer que des fanatiques écervelés ayant grandi à Clichy ou à Saint-Denis viennent inculquer des valeurs étrangères à celles de la Tunisie. Notre culture se trouve à des années-lumière des prêches de l’imam de Drancy et de l’islam pratiqué dans les banlieues françaises »[9].
Ceci a pour conséquence que des personnes déchues de la nationalité peuvent se retrouver plongées dans la clandestinité sans que l’on ait aucun moyen de contrôle sur ces dernières[10]. Madame El Aroud constitue un exemple emblématique des effets pervers que peut avoir une mesure de déchéance de la nationalité. Suite à sa déchéance de la nationalité, Madame El Aroud a fait l’objet d’une décision d’éloignement qui n’a jamais pu être exécutée, les autorités marocaines refusant de reprendre leur ressortissante. Madame El Aroud s’est donc retrouvée condamnée à vivre sur le territoire belge dans la clandestinité.
Enfin, même à supposer que la personne puisse être effectivement éloignée, rien ne permet de garantir l’efficacité de cet éloignement du territoire en termes de protection de l’ordre public. Delphine Perrin souligne ainsi le fait qu’exclure une personne de la communauté nationale, la renvoyer vers son pays d’origine et espérer ainsi se prémunir de la menace terroriste revient à nier les faiblesses des constructions nationales et la transnationalité de la menace terroriste[11]. Dans le même sens, commentant les dispositions autorisant à éloigner des étrangers pour des motifs d’ordre public, Jean-Yves Carlier et Géraldine Renaudière s’interrogent sur l’intérêt de renvoyer la menace vers un autre État « sachant que, ce faisant, d’une part, on risque de perdre la trace de l’intéressé, d’autre part, on n’empêchera nullement la poursuite des actes terroristes ou délinquants concernés, aux répercussions transfrontalières aisées »[12].
2. L’absence de prise en compte de l’ensemble des conséquences engendrées par une mesure de déchéance de la nationalité
La Cour reconnaît que la mesure de déchéance de la nationalité constitue une ingérence dans le droit à la vie privée des intéressés mais refuse de prendre en compte, dans le cadre de son examen de la proportionnalité de cette ingérence, le risque d’éloignement du territoire sous-jacent à la prise de ce type de décisions.
Elle justifie cette position par le fait que, même si la déchéance de la nationalité peut effectivement fragiliser le séjour des intéressés et leur capacité à rester sur le territoire du pays qui les déchoit de la nationalité (§ 58), la déchéance de la nationalité belge n’a pas d’effet automatique sur la présence sur le territoire belge de celui ou celle qu’elle vise (§ 77).
Or, bien que les effets de la déchéance de la nationalité ne soient pas réglés par le Code de la nationalité, en pratique, les autorités administratives considèrent que la déchéance de la nationalité n’a pas pour effet de replacer la personne dans la situation de séjour qui était la sienne au moment où elle a acquis la nationalité, mais de la priver de tout statut de séjour. Dès lors, l’exécution de la déchéance de la nationalité entraîne la perte du droit de séjour précédemment acquis par la personne concernée[13]. Cette position a été validée par différentes juridictions[14]. Ceci a pour effet que des personnes ayant vécu pratiquement toute leur vie et ayant toutes leurs attaches sur le territoire belge peuvent se retrouver, au jour de l’exécution de la déchéance de la nationalité, privées de titre de séjour. En droit belge, une personne sans droit de séjour est privée d’accès aux droits sociaux. Elle n’a pas accès au monde du travail et n’a qu’un accès très limité à la sécurité sociale, celui-ci étant réduit à l’aide médicale urgente[15]. Par ailleurs, elle est susceptible de faire l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire. Dans les faits, ceci a des conséquences dramatiques pour la personne concernée et ses proches : éloigner du territoire belge des ex-nationaux revient à les éloigner de ce qu’ils considèrent bien souvent comme « leur » pays, parce qu’ils y sont nés ou y ont grandi, ou parce qu’ils y ont toutes leurs attaches familiales et sociales. Cela signifie, par ailleurs, dans de nombreux cas, les renvoyer dans un pays avec lequel ils n’ont aucune attache. Les souffrances engendrées par une mesure d’éloignement sont telles que des personnes frappées par de telles mesures ont affirmé devant la Cour qu’ils leur auraient préféré les conséquences découlant du prononcé d’une sanction pénale[16].
En refusant de tenir compte de ce que la prise d’une décision d’éloignement du territoire constitue une conséquence d’une mesure de déchéance de la nationalité, la Cour opère un examen à notre sens insuffisant du caractère proportionné d’une décision de déchéance de la nationalité. Dans l’ordre juridique belge, un certain nombre de juridictions refusent dans le même sens de prendre en compte l’ensemble des effets de la déchéance sur la situation de séjour de la personne concernée[17]. En ce sens, pour exemple, dans un arrêt du 21 janvier 2021, la chambre civile de la cour d’appel de Bruxelles refuse de tenir compte, dans le cadre de l’examen de la proportionnalité d’une mesure de déchéance de la nationalité, le fait que celle-ci pourrait entraîner une éventuelle expulsion ou détention administrative, ces questions ne concernant, selon elle, pas la mesure de déchéance de nationalité en tant que telle. Elle ajoute : « Ce débat devra, le cas échéant, se tenir devant d’autres instances belges compétentes en la matière à qui il appartiendra d’apprécier les éléments avancés par l’intéressé quant à ces questions »[18]. Nous avons, aux termes d’une précédente contribution à laquelle nous renvoyons, critiqué ce raisonnement, l’absence de prise en compte de ces effets ne permettant pas, à notre sens, une appréciation suffisante par les autorités judiciaires des risques que cette décision engendre en termes de violation potentielle des droits fondamentaux[19].
3. Le refus de reconnaître à la déchéance de la nationalité un caractère pénal
La Cour refuse, conformément à sa jurisprudence précédente, de reconnaître à la déchéance de la nationalité un caractère pénal et de faire application des garanties applicables en matière pénale. Elle omet, à nouveau, dans le cadre de cet examen, de tenir compte de certains facteurs et notamment du fait que dans certaines hypothèses en droit belge, la déchéance de la nationalité est de la compétence des juridictions pénales.
Les intéressés invoquaient la violation de l’article 2 du Protocole n° 7 consacrant le droit à un double degré de juridiction en matière pénale.
En droit belge, une personne condamnée pour des faits de terrorisme pourra être déchue de la nationalité soit par la cour d’appel statuant en matière civile et en premier et dernier ressort (article 23 du CNB), soit par une juridiction pénale qui prononce une condamnation pour des faits jugés particulièrement graves, notamment des faits de terrorisme (articles 23/1 et 23/2 du CNB). Dans le premier cas, elle ne bénéficiera pas d’un droit au double degré de juridiction tandis que, dans le second, elle pourra bien faire appel de cette décision et bénéficiera donc de ce droit.
La Cour ne s’embarrasse pas d’un examen approfondi de ces dispositions. Elle se contente de renvoyer à la jurisprudence des plus hautes juridictions belges à savoir la Cour constitutionnelle[20] et la Cour de cassation[21], soulignant le fait que toutes deux considèrent qu’il n’y a pas lieu de reconnaître à la déchéance de la nationalité un caractère pénal. Or, le consensus n’est pas complet au sein de ces juridictions. L’avocat général Vandermeersch appelait ainsi récemment à ce que l’on reconnaissance un caractère pénal à la déchéance de la nationalité, cette mesure constituant à ses yeux une peine vu la gravité des conséquences attachées à celle-ci « dès lors que l’exercice ou la protection de plusieurs droits sont liés à la possession de la nationalité belge »[22].
Par ailleurs, rien n’empêchait en l’espèce à la Cour de prendre une autre position, sur base notamment de sa jurisprudence Engel qui lui permet de reconnaître à des mesures un caractère pénal en dehors de leur qualification en droit interne (voy. Cour eur. D.H., 8 juin 1976, Engel c. Pays-Bas). Depuis cet arrêt, la détermination de l’existence d’une accusation en matière pénale est décidée au regard de trois critères définis dans cet arrêt (Engel c. Pays-Bas, § 82) : la qualification juridique de la mesure litigieuse en droit national, la nature même de celle-ci, et la nature et le degré de sévérité de la « sanction ». Ces critères sont par ailleurs alternatifs et non cumulatifs. Pour déterminer l’existence d’une « accusation en matière pénale », il suffit que l’infraction en cause soit, par nature, « pénale » au regard de la Convention, ou ait exposé l’intéressé à une sanction qui, par sa nature et son degré de gravité, ressortit en général à la « matière pénale » (voy. Cour eur. D.H., 30 avril 2015, Kapetenios et autres c. Grèce, § 52 ; Cour eur. D.H. (gde ch.), 9 octobre 2003, Ezeh et Connors c. Royaume-Uni, § 86).
La position retenue pour l’heure par la Cour renvoie à une question également essentielle en la matière étant celle de la conformité aux principes d’égalité et de non-discrimination d’une mesure offrant à certains déchus de la nationalité en droit belge sur pied des articles 23/1 et 23/2 du CNB le droit à un double degré de juridiction alors que d’autres déchus de la nationalité sur pied de l’article 23 du CNB n’en bénéficient pas.
4. Une jurisprudence belge plus respectueuse des droits des personnes concernées
Cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas de nature à ôter tout espoir de remise en question de la proportionnalité de cette mesure par nos juridictions belges. Cette décision intervient dans un contexte jurisprudentiel belge marqué par la prise de décisions posant des limites très claires à l’application de la déchéance de la nationalité. Cette jurisprudence remet en question l’application de la déchéance de la nationalité à des personnes ayant de fortes attaches avec le territoire belge.
Aux termes de deux récentes décisions, la Cour d’assises et la cour d’appel de Bruxelles refusent l’application de la déchéance de la nationalité à des condamnés pour des faits de terrorisme nés ou ayant pratiquement toujours vécu sur le territoire belge. Elles estiment toutes deux que déchoir de la nationalité belge des personnes ayant de fortes attaches avec la Belgique serait contraire au principe de proportionnalité, ceci peu importe la gravité des faits commis.
Dans le cadre du procès des attentats commis à Bruxelles en date du 22 mars 2016 dans le métro Maelbeek et à l’aéroport de Zaventem, la Cour d’assises était saisie de réquisitions sollicitant la déchéance de la nationalité de différents accusés. Aux termes d’un arrêt[23], soulignant « l’extrême gravité des faits » et le caractère « odieux » de « l’atteinte portée, au travers de [leurs] actes, aux citoyens, aux institutions et à la sécurité nationale de la Belgique » par les accusés, la Cour estime l’application de la déchéance de la nationalité aux accusés disproportionnée vu les attaches fortes qu’ils ont avec le territoire belge, ceux-ci étant tous nés ou ayant vécu pratiquement toute leur vie sur le territoire belge. La Cour relève que les actes commis démontrent « une hostilité claire à la démocratie ainsi qu’aux valeurs et libellés constituant les fondements mêmes de la société belge qu’[ils veulent] combattre mais à laquelle, pourtant, [ils appartiennent] de facto, pleinement ». Les condamnations qui seront prononcées constituent, dès lors à ses yeux, « des sanctions suffisantes portant sur [leur] citoyenneté belge sans qu’il apparaisse autrement nécessaire » de déchoir de la nationalité, des accusés tous nés ou ayant pratiquement toujours vécu sur le territoire belge.
La cour d’appel de Bruxelles a récemment, pour les mêmes motifs, refusé d’appliquer une mesure de déchéance de la nationalité à un binational, de nationalité belge et pakistanaise, condamné pour des faits de terrorisme. La cour d’appel estime, en l’espèce, l’application de la déchéance de la nationalité disproportionnée vu les attaches fortes de l’intéressé avec le territoire belge. Elle relève que l’intéressé est né en Belgique, y a toujours vécu et prend également en compte son absence d’attaches avec le Pakistan[24].
Ces décisions, contrairement à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme, fixent des limites très claires à l’application de la déchéance de la nationalité en refusant de manière catégorique l’application de cette mesure à des personnes ayant grandi sur le territoire belge. Nous ne pouvons que saluer cette jurisprudence qui démontre qu’une jurisprudence permissive de la Cour européenne des droits de l’homme n’empêche pas les juridictions belges de garantir, à leur niveau, le respect des droits fondamentaux des personnes concernées.
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 5 décembre 2024, El Aroud et Soughir c. Belgique, req. nos 25491/18 et 27629/18.
Jurisprudence :
Cour eur. D.H., 21 juin 2016, Ramadan c. Malte, req. n° 76136/12
Cour eur. D.H., 7 février 2017, décision K2 c. Royaume-Uni, req. n° 42387/13
Cour eur. D.H., 25 juin 2020, Ghoumid et autres c. France, req. n° 52273/16 et 4 autres
Cour eur. D.H., 3 mars 2022, décision Johansen c. Danemark, req. n° 27801/19
Doctrine :
Lys, M. « Déchéance de nationalité et expulsion subséquente pour actes de terrorisme : la Cour européenne des droits de l’homme confirme la grande marge d’appréciation des États, obs. sous Cour eur. dr. h., décision Johansen c. Danemark », Rev. trim.dr. h., mars 2022, vol. 134, no. 2, pp. 509-533.
Macq, C. « Contours et enjeux de la déchéance de la nationalité », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2021, nos 2515-2516.
Macq, C., « Déchéance de nationalité : une restriction des droits validée au nom de la lutte contre le terrorisme », Cahiers de l’EDEM, septembre 2020.
Wauthelet P., « Priver les djihadistes de leur nationalité belge : les garde-fous à respecter », J.T., 2015, pp. 183-184.
Pour citer cette note : C. Macq, « Déchéance de la nationalité : la Cour européenne des droits de l’homme confirme sa jurisprudence permissive », Cahiers de l’EDEM, janvier-février 2025.
[1] Pour une analyse de ces évolutions voy. C. Macq, « Contours et enjeux de la déchéance de la nationalité », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2021, nos 2515-2516, pp. 22 et s.
[2] En 2003, le ministre de la Justice indiquait que plus aucune déchéance de la nationalité n’avait été prononcée depuis la Seconde Guerre mondiale. Voy. Chambre des représentants (législature 51), Bulletin 7, Question et réponse écrite n° 42.
[3] Voy. pour une analyse de cette jurisprudence : C. Macq, « Contours et enjeux de la déchéance de la nationalité, op. cit., pp. 78 et s.
[4] Nous avons commenté cet arrêt dans de précédents cahiers : C. Macq, « Déchéance de nationalité : une restriction des droits validée au nom de la lutte contre le terrorisme », Cahiers de l’EDEM, septembre 2020.
[5] D. Perrin, « Réflexions sur la déchéance de nationalité en contexte terroriste – (pluri)appartenance et (sous)citoyenneté en France et au Maghreb », L’année du Maghreb, n° 22, 2020.
[6] Ibid.
[7] Sur cette question, voy. C.C.E., 21 décembre 2020, n° 246.615. Voy. également Comité T, Rapport 2020 ; Comité T, Rapport 2021.
[8] Voy. pour de plus amples explications : C. Macq, « Contours et enjeux de la déchéance de la nationalité », op. cit., pp. 105-108.
[9] « Déchéance de nationalité des binationaux : une source de tensions diplomatiques ? », L’Express, 26 octobre 2019.
[10] Sur les « inéloignables », voy. not. C. Gosme, « Les limbes de l’inéloignabilité : la nouvelle condition juridique de l’étranger », Rev. crit. d.i.p., 2015, pp. 43-88 ; J.-B. Farcy, « Unremovability under the Return Directive : An Empty Protection ? » in M. B. Moraru, G. Cornelisse et Ph. De Bruycker (éd.), Law and judicial dialogue on the return of irregular migrants from the European Union, Oxford, Hart Publishing, 2020.
[11] D. Perrin, « Réflexions sur la déchéance de nationalité en contexte terroriste », op. cit.
[12] J.-Y. Carlier et G. Renaudière, « Libre circulation des personnes dans l’Union européenne », J.D.E., 2018, p. 150.
[13] Sur cette question, voy. C.C.E., 21 décembre 2020, n° 246.615. Voy. également Comité T, Rapport 2020 ; Comité T, Rapport 2021.
[14] Voy. notre analyse de cette jurisprudence développée dans la contribution : C. Macq, « Contours et enjeux de la déchéance de la nationalité », op. cit, pp. 14-16.
[15] Voy. l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 organique des CPAS, M.B, 5 août 1976, p. 9876, qui prévoit que « la mission du [centre public d'action sociale] se limite à : 1° l'octroi de l'aide médicale urgente, à l'égard d'un étranger qui séjourne illégalement dans le Royaume […] ».
[16] Voy., à titre d’exemple, l’arrêt Üner c. Pays-Bas, dans lequel le requérant soulignait le fait qu’« il aurait préféré purger une peine plus longue si cela avait pu lui éviter d’être expulsé et plongé dans l’incapacité de reprendre sa vie familiale aux Pays-Bas » (Cour eur. D.H., 18 octobre 2006, Üner c. Pays-Bas, § 44).
[17] Liège, 8 janvier 2019, 2018/CO/526, inédit ; Anvers, 26 juin 2019, C/694/2019, inédit.
[18] Bruxelles, chambre civile, 21 janvier 2021, 2019/FA/391, inédit.
[19] Voy. pour de plus amples développements sur cette question : C. Macq, « Contours et enjeux de la déchéance de la nationalité », op. cit, pp. 89-92.
[20] Elle renvoie aux arrêts C. const., 17 septembre 2015, n° 122/2015, considérant B.6.2 ; C. const., 7 février 2018, n° 16/2018, considérant B.12.2 ; C. const., 23 septembre 2021, n° 116/2021.
[21] Elle renvoie à un arrêt du 30 juin 1949 (Pas., I, p. 482). Depuis, la Cour a confirmé cette jurisprudence. Voy. not. Cass., 12 mai 2021, R.G. n° P.21.0228.F.
[22] Voy. les conclusions de l’avocat général Vandermeersch jointes à l’arrêt Cass., 12 mai 2021, R.G. n° P.21.0228.F.
[23] Arrêt de la Cour d’assises de l’arrondissement administratif de Bruxelles-Capitale, FD35.98.65-2016, 2e session de l'année 2022.
[24] Bruxelles, 13 février 2025, 2024/FA/56, inédit.