Métiers en pénurie et orientation
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Chaque année, au moment de l’analyse des inscriptions dans les études et des statistiques de l’emploi, on observe un différentiel entre les choix formulés par les jeunes et le marché de l’emploi. Les même constats sont faits régulièrement en termes de filières en pénurie. Finalement, ces données questionnent naturellement l’efficacité de l’orientation chez certains acteurs.
Nous avons interviewé un expert de l'orientation en Belgique à ce sujet.
Ci-dessous, découvrez l'avis de Philippe Fonck du centre d'information et d'orientation (CIO).
Les statistiques d'emploi et leur méthodologie
Les analyses effectuées par les organismes de mise à l’emploi, le Forem et Actiris pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, sont basées sur les offres d’emploi, publiées par ces organismes, pour lesquelles il existe des difficultés de recrutement. Notons d’emblée qu’une bonne partie du marché de l’emploi échappe à ces statistiques : recrutement sur candidatures spontanées, recrutement sur campus avant publication d’offres, entrepreneuriat… C’est le cas aussi des emplois temporaires (remplacements) et ou d’offres diffusées par des canaux spécifiques (de l’enseignement, par exemple).
Certaines filières ou professions reviennent systématiques dans les statistiques de pénuries. C’est un effet inhérent au modèle de calcul pour déclarer une « pénurie » qui implique que la pénurie s’observe sur plusieurs années consécutives, avec pour conséquence, qu’une fois répertoriée en pénurie, une profession sort moins rapidement des listes vu l’inertie des années antérieures.
Notons aussi que dans un marché de l’emploi en croissance, le nombre de filières en pénurie sera plus grand et risque de toucher les différents secteurs. Peut-on encore parler de « pénurie » ou faut-il tout simplement parler de plein emploi ou de concurrence intersectorielle ?
Les statistiques du marché de l’emploi donnent souvent un état du marché à un temps « T » sans pouvoir être nécessairement prédictives pour l’avenir. Ces statistiques devraient toujours indiquer que « les résultats du passé ne présagent pas de l’avenir » …
Une récente étude menée par l’ARES, ACTIRIS et Le FOREM précise fort bien et de manière très détaillée ces biais méthodologiques tout en effectuant un focus sur les réalités de l’enseignement supérieur.
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Quel est l'enjeu de l’orientation à l’école et dans l’enseignement supérieur?
L’orientation, telle que définie aujourd’hui, est un processus qui vise le développement des personnes vers une vie socioprofessionnelle porteuse de sens, dans une double perspective de réalisation de soi et d’insertion dynamique dans la société. L’objectif de ce processus est de développer auprès des personnes des compétences à s’orienter et à se réorienter en cours de carrière.
La vision actuelle de l’orientation est bien plus complexe qu’une simple adéquation entre une offre de formations et de professions. L’orientation est au service des personnes, de leur développement avant tout, et pas prioritairement au service du marché.
L’approche est donc personnelle et narrative au sens où chacun développe le pouvoir d’effectuer ses choix personnellement et de donner du sens à ceux-ci. L’orientation se veut dynamique, formative pour la personne (on parle de maturation vocationnelle).
Quels facteurs sont à la source des pénuries professionnelles ?
En près de 40 ans de carrière dans le domaine de l’orientation et de l’insertion, j’ai toujours connu un « Gap », un décalage, entre l’offre de formation et le marché de l’emploi.
Citons tout d’abord, les « facteurs internes de contextes professionnels ». Parmi ces facteurs, notons la pénibilité professionnelle inhérente à certaines activités, le manque de reconnaissance que ce soit sur le plan humain ou sur le plan financier ou encore d’accès à des évolutions professionnelles… Ajoutons la politique de gestion de carrière parfois lamentable de certains secteurs : sentiment d’opérationnalisation ou de manque de responsabilités, de difficultés de mobilité professionnelle ou d’accès à la formation continue… Dans de tels contextes professionnels, avec souvent un « turn-over » important, les pénuries s’expliquent aisément.
Pointons également des « facteurs internes spécifiques aux formations ». Les formations supérieures, particulièrement universitaires, ont par exemple pour objectif de développer des compétences pour l’avenir (donc des emplois qui n’existent pas encore ou sont naissants). D’autres formations visent des fonctions cadres qui nécessitent de l’expérience pour y être engagé·e. Ces facteurs internes jouent bien sûr au moment de l’accès à l’emploi mais chacun·e reconnaîtra l’utilité de ces objectifs formatifs dans l’absolu.
Relevons aussi les « facteurs externes liés au marché », comme les dimensions macro-économiques qui peuvent rapidement changer complètement la donne sur le plan du marché du travail. Certaines pénuries sont passagères et d’autres évoluent avec les effondrements ou retournements du marché économique, de la mondialisation et des délocalisations, des crises et des évolutions des besoins sociaux ou sociétaux, des évolutions technologiques…
Ces dernières années, on observe également des pénuries liées au sens du travail. Cette dimension est fortement présente auprès des nouvelles générations qui ne se contentent plus d’un salaire mais qui aspirent à un métier valorisant et qui a du sens par rapport aux enjeux sociétaux. Résoudre ces pénuries impliquera une remise en question du monde du travail et des employeur·euses.
En conséquence, secteur en pénurie n’est pas nécessairement synonyme d’opportunités d’emploi. Parfois, les profils recherchés nécessitent des compétences spécifiques, de l’expérience et d’acceptation des conditions de travail. Bref, la recherche d’un mouton à cinq pattes…
Dans quelle mesure l’orientation répond aux enjeux des métiers en pénurie ?
Une vision dynamique de l’orientation, telle que présentée ci-dessus, permet à chacun·e de faire face aux éventuelles pénuries en ajustant ses compétences. L’objectif de l’orientation serait de développer des « compétences à s’orienter » et donc de se focaliser davantage sur l’autonomisation et sur le processus que sur la « destination » choisie.
Le rapport de l’ARES met en évidence les formations continues et les spécialisations qui représentent 51% de l’ensemble des formations supérieures ! « Bridge the gap » : Ces formations sont d’excellents tremplins pour permettre à chacun·e d’ajuster ses compétences tout au long de la vie et de rebondir face au marché.
On constate aujourd’hui, une reprise rapide d’études chez les jeunes diplômé·es après l’obtention du diplôme, et ce, même s’ils et elles ont trouvé un emploi.
L’aide à l’orientation des adultes en reprise d’études est donc un enjeu essentiel dans nos sociétés. C’est aussi une composante essentielle pour l’efficacité du système de formation dans la recherche d’équilibre entre formation et employabilité.
D’une certaine manière, la formation complémentaire pourrait jouer un rôle d’ajustement alors que la formation initiale serait moins déterminante professionnellement.
Faut-il pousser les jeunes et les étudiant·es vers les filières en pénurie ?
Nous ne le pensons pas. Nous avons bien sûr un devoir d’information sur les pénuries comme nous en avons un également vis-à-vis des enjeux sociétaux en général.
S’orienter, ce n’est pas uniquement se centrer sur soi, dans un rapport autocentré sur les avantages professionnels. C’est une double approche de réflexion sur soi et sur le monde. Sur le monde, c’est aussi réfléchir en termes de « services à la société », mais c'est bien plus large que sur la seule dimension du « marché de l’emploi ».
Les analyses de logiques de marchés de la formation et de l’emploi sont souvent « tubulaires » : telle formation, tel emploi. Aujourd’hui, les logiques sont beaucoup plus variées et complexes.
Du côté de la formation, le choix de mineures ou de finalités en cours de cursus permettent à l’apprenant·e de construire un portefeuille de compétences et de s’ouvrir à différentes disciplines tout au long de son parcours. Ce parcours fait de complémentarités sera facteur d’adaptabilité et d’intérêt pour l’employeur·euse. Un·e philosophe peut développer des compétences en communication ou en relations internationales, un·e physicien·ne peut s’ouvrir à l’informatique, aux statistiques ou à la protection environnementale.
De même, si l’employeur·euse recrute davantage en termes de compétences, elle ou il a donc le loisir d’ouvrir son recrutement à différents profils. Si l’employeur·euse recherche un·e spécialiste de la géolocalisation, il y a tout autant de chances de le/la trouver parmi des diplômé·es en géographie, en physique, en bio-ingénierie ou en géomarketing que d’ingénieur·es déjà en pénurie.
Le rôle des conseiller·es d’orientation est probablement d’aider les jeunes en termes de portefeuilles de compétences à acquérir et à développer, autour d’une formation initiale et de formations complémentaires, et d’activités extra-académiques valorisables.
Y a-t-il lieu d’être rassurant·e sur les pénuries et sur l’employabilité ?
La bonne nouvelle de l’enquête de l’ARES est de démontrer que les pénuries ne sont pas aussi spécifiques ou sectorielles que ce que l’on entend habituellement, nous faisons allusion par exemple aux STEM (Science, Technology, Engineering, and Mathematics) ou STEAM (STEM + Arts) souvent mises en évidence.
En fait, c’est presque tout l’enseignement supérieur qui est en « pénurie » aujourd’hui. C’est en soit, une nouvelle rassurante. Nous l’observons également dans les enquêtes diplômé·es menées à l’UCLouvain : globalement, le taux d’employabilité est excellent, avec juste parfois un temps de recherche un peu plus long… Cela tranche parfois avec la morosité perçue dans certains domaines ou auditoires.
Le socle de compétences générales proposé dans les formations initiales de l’enseignement supérieur en Belgique, où les formations sont moins professionnalisantes que dans certains pays, joue probablement un rôle en termes de polyvalence d’accès à différentes professions. Cette polyvalence est favorable aux diplômé·es pour faire face au risque de chômage.
Quelle est votre philosophie et quelle est la demande des étudiant·es ?
La logique de compétences permet une vision plus dynamique et moins adéquationniste, plus constructive et plus responsabilisante pour les personnes. Pour les jeunes, une telle ouverture est moins angoissante aussi.
Pour les jeunes en début de formation, la question de l’employabilité n’est pas aussi prégnante que l’on pourrait le croire. En fait, l’angoisse provient surtout du fait d’exercer le même métier toute leur vie. Ils et elles aspirent à des changements, des revirements dans leur parcours professionnel. La question de l’employabilité et des pénuries est plus une question de parents qui ont connu une stabilité professionnelle et se soucient de l’avenir de leur enfant.
On observe la même chose chez les jeunes diplômé·es qui souhaitent davantage un boulot dans lequel s’épanouir, assumer des responsabilités, injecter des changements en lien avec leurs idéaux. Leur angoisse porte plus sur le risque que leur travail soit instrumentalisé par une organisation ou un marché, avec un manque d’autonomie, de reconnaissance et d’impact.
On voit à cet égard un développement de l’entrepreneuriat qui offre ces opportunités d’impact, d’innovation, de recherche du sens. Cette dimension de l’entrepreneuriat est d’ailleurs peu reprise dans les statistiques d’emploi.
Les jeunes diplômé·es ont parfois le sentiment de manquer de compétences à la sortie de leur formation. Le fait de prendre conscience de leurs compétences transversales lors d’un programme d’aide à l’insertion a pour effet de les rassurer face à l’emploi. Ces dispositifs d’aides à l’insertion sont essentiels pour soutenir le processus d’orientation dans la transition vers la vie professionnelle.
Quel est l’équilibre à trouver entre soi et le marché ?
Le premier équilibre à trouver est celui entre « Aimer », « Pouvoir » et « Vouloir ». Aller vers une filière sans « aimer » ou sans « vouloir » vraiment, sera probablement difficile à gérer dans la durée même si le marché est porteur…
Il faut aussi « pouvoir » dans le sens d’être capable, pour entamer certaines études dites en pénurie. Nous pensons notamment au STEM qui demandent des compétences et des pré-requis bien spécifiques.
La dimension « Vouloir » nécessite de mettre tout en œuvre pour atteindre ses objectifs et d’éventuellement envisager des formations préparatoires. Une manière de se tester et de se donner du temps pour peaufiner un projet. En cours de cursus, une réflexion sur la maîtrise des langues, des outils numériques et plus globalement des compétences transversales (« soft-skills ») est de nature à favoriser l’adaptabilité et la polyvalence professionnelle. Des modules optionnels pourraient développer ces compétences transversales dans une perspective d’insertion socioprofessionnelle.
À ce sujet, le système éducatif pourrait développer des formations préparatoires incluant des modules d’orientation. Ces filières préparatoires existent en sciences, en mathématiques ; il en manque dans le secteur de la santé et des sciences humaines. Pour celles et ceux qui hésitent, ce serait l’opportunité de consolider des compétences avant de s’engager dans le supérieur et aussi d’ouvrir les horizons entre différentes filières.
L’analyse de l’ARES met l’accent sur les différences de genre dans le choix des études et cela se marque encore plus dans certaines filières en pénurie. Ce sont des tendances lourdes mais d’autres analyses pointent les « enjeux liés aux transitions sociétales » pour sensibiliser aux sciences et technologies, notamment à travers une vision moins basée sur le genre.
L’équilibre est probablement à trouver dans la gestion de sphères de vie : vie professionnelle, culturelle, cercles relationnels et de loisirs. Les valeurs changent par rapport au travail… surtout auprès des nouvelles générations.
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Par Philippe Fonck, Directeur du CIO - Centre d'information et d'orientation
Interviewé par Ora - Journaliste spécialisée en orientation.