C.C.E., 23 juin 2022, n° 274 568

Louvain-La-Neuve

La prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre d’une procédure 9bis

Intérêt supérieur de l’enfant – Art. 3.1 Convention internationale relative aux droits de l’enfant – Art. 22bis, al. 4, Constitution – Art. 9bis Loi du 15 décembre 1980.

Dans un arrêt concernant un refus d’autorisation de séjour demandé sur la base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980, le Conseil du contentieux des étrangers a estimé que l’Office des étrangers avait manqué à son obligation de motivation formelle en refusant d’analyser les éléments de la demande propres à l’enfant mineur. L’Office des étrangers a considéré que la situation de l’enfant relevait de la seule responsabilité du père qui n’avait pas exécuté un ordre de quitter le territoire qui lui avait été précédemment délivré.

Aline Bodson

A. Arrêt

1. Les faits et les actes attaqués

Le premier requérant est de nationalité marocaine et déclare être arrivé sur le territoire belge en 2003. En séjour illégal, l’Office des étrangers (ci-après, « O.E. ») prend à son encontre, le 18 mai 2005 et le 19 avril 2007, deux premiers ordres de quitter le territoire. Le 16 octobre 2007, le requérant introduit une demande d’autorisation de séjour sur la base de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers (ci-après, « loi du 15 décembre 1980 »).

Le 29 février 2012, nait, sur le territoire belge, M.-A., fils du premier requérant.

Le 5 novembre 2013, l’O.E. déclare la demande du 16 octobre 2007 non fondée et délivre un nouvel ordre de quitter le territoire à l’encontre du premier requérant.

Le 27 février 2020, le premier requérant introduit en son nom et au nom de son fils – second requérant – une demande d’autorisation de séjour sur la base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980. Huit mois plus tard, l’O.E. déclare cette demande irrecevable et assortit sa décision d’un ordre de quitter le territoire à l’encontre du premier requérant et de son fils. Ces deux décisions constituent les actes attaqués.

Le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après, « C.C.E. ») ne discutant pas l’ordre de quitter le territoire, il ne sera pas développé dans ces lignes. S’agissant de la décision d’irrecevabilité, l’O.E. estime que les éléments invoqués à l’appui de la demande d’autorisation de séjour ne constituaient pas de circonstances exceptionnelles au sens de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980. Le fait que M.-A. soit né sur le territoire, qu’il n’ait jamais vécu au Maroc, qu’il soit scolarisé en Belgique et qu’un retour temporaire au Maroc compromettrait sa scolarité ne constitue pas de telles circonstances. L’O.E. ajoute « qu’il apparaît […] que le requérant a choisi de se maintenir illégalement en Belgique avec son enfant alors qu’il n’était plus en séjour régulier […]. En outre, un ordre de quitter le territoire lui avait été notifié le 18/11/2013. Rappelons qu’à cette époque son fils avait un an et n’avait évidemment pas encore été scolarisé. Si à cette époque, le requérant était retourné au Maroc avec son fils comme il en avait l’obligation, les éléments invoqués par lui n’auraient pas lieu d’être. L’intéressé est bien le seul responsable de la situation dans laquelle il se trouve ».

2. La décision du Conseil du contentieux des étrangers

À titre liminaire, le C.C.E. énonce que, selon une jurisprudence constante[1] des hautes juridictions belges et des juridictions judiciaires, les articles 2, 3 et 28 de la Convention internationale des droits de l’enfant (ci-après, « C.I.D.E. ») n’ont pas de caractère directement applicable (§ 4.1).

Il rappelle que l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 introduit une exception au principe de sollicitation de l’autorisation d’entrée et de séjour au préalable et à partir du lieu de résidence du demandeur. Celle-ci permet à un étranger de solliciter directement en Belgique une autorisation d’y séjourner, à condition de démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant cette dérogation.

Il constate ensuite qu’à l’appui de leur demande, les requérants ont fait valoir la scolarité et la vie sociale du second requérant en Belgique. Qu’à cet égard, l’O.E. s’est borné à indiquer que la scolarité des enfants mineurs découle d’une obligation légale, qu’elle ne constitue donc pas une circonstance exceptionnelle et que la situation de l’enfant relève de la seule responsabilité du père qui aurait dû exécuter l’ordre de quitter le territoire délivré en 2013. En limitant son analyse à ces propos, l’O.E. n’a pas correctement examiné les éléments dont le second requérant aurait pu se prévaloir à titre personnel.

Par ailleurs, l’O.E. ne s’est pas prononcé quant à l’intérêt supérieur de l’enfant ou à sa vie sociale, éléments pourtant abordés par les requérants dans la décision attaquée.

Au regard de ces deux éléments, le C.C.E. estime que l’O.E. a manqué à son obligation de motivation formelle et rappelle que « [l]a circonstance, en règle, que les mineurs suivent le sort de leurs parents, ne dispense pas la partie défenderesse de l’examen des éléments de la demande d’autorisation de séjour propres aux enfants mineurs » (§ 4.3).

Par conséquent, le C.C.E. annule la décision d’irrecevabilité de la demande d’autorisation prise par l’O.E. le 19 octobre 2020.

B. Éclairage

En vertu de l’article 3.1 de la C.I.D.E. et de l’article 22bis, al. 4, de la Constitution belge, l’intérêt supérieur de l’enfant (ci-après, « I.S.E. ») doit être une considération primordiale dans toutes les décisions qui concernent un enfant. Il est à noter que l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 ne fait pas mention du principe.

Selon le Comité des droits de l’enfant, l’I.S.E. comprend trois dimensions : il s’agit d’un droit de fond, d’un principe juridique interprétatif et d’une règle de procédure. Dans son aspect procédural, l’I.S.E. impose une évaluation des incidences de toute décision prise si elle implique un enfant et une détermination de ce qui est le plus indiqué pour ce dernier[2]. Dès lors, tous « les tribunaux sont tenus de veiller à ce que l’intérêt supérieur de l’enfant soit pris en considération dans toutes les situations et toutes les décisions, qu’elles portent sur la procédure ou le fond, ainsi que de démontrer que tel a été le cas » (Observation générale no 14, § 29). Afin d’éviter toute mécompréhension, le Comité précise qu’il faut entendre par « tribunaux » les organes juridictionnels de tous les types et de tous les degrés, dès qu’il s’agit d’une procédure concernant des enfants, sans restriction. Par ailleurs, cette évaluation doit se faire in concreto, c’est-à-dire « au cas par cas, selon les circonstances, le contexte et les besoins de l’enfant »[3].

In casu, la prise en compte par l’O.E. des éléments de la demande propres à l’enfant mineur, comme le requiert le C.C.E. dans sa décision, est donc un minimum. Selon nous, en vertu du principe de l’I.S.E., l’O.E. doit envisager toutes les conséquences de sa décision sur l’enfant et motiver sa décision à propos. Peu importe que celles-ci aient été mentionnées par les parties dans la demande d’autorisation. De plus, comme l’indique le C.C.E., le fait qu’en règle, l’enfant suit le sort de ses parents dans les procédures de régularisation de séjour ne peut dispenser l’autorité d’analyser les conséquences de la décision sur celui-ci. Il doit être considéré comme un sujet à part entière du droit de l’immigration[4]. Rappelons à cet égard le droit de l’enfant d’être entendu dans toute procédure administrative ou judiciaire le concernant, garanti à l’article 12 de la C.I.D.E. Le Comité des droits de l’enfant a d’ailleurs insisté sur l’importance de mettre en œuvre ce droit dans le cadre des procédures d’immigration et d’asile.

En outre, il est important d’insister sur le fait qu’en aucun cas l’enfant ne peut subir les conséquences de la situation dans laquelle il a vu le jour ou des actes de ses parents. En l’occurrence, nous rejoignons le C.C.E. sur le fait que le non-respect d’un ordre de quitter le territoire par le père de l’enfant ne peut exonérer l’O.E. d’examiner les éléments de la demande dont l’enfant aurait pu se prévaloir à titre personnel. Comme l’écrit Nicole Gallus, si le contrôle de l’immigration et le contrôle de la soustraction à la loi poursuivent des objectifs légitimes, ceux-ci doivent être menés à l’aide de mesures proportionnelles et certainement pas au détriment des droits de l’enfant[5]. N’oublions pas que les enfants réfugiés et migrants sont, avant tout, des enfants[6].

Enfin, nous souhaitons brièvement rappeler notre position quant à l’effet direct de l’article 3.1 de la C.I.D.E.[7]. Une fois encore, le C.C.E. indique à titre liminaire qu’en vertu d’une jurisprudence constante, cet article de la C.I.D.E. n’a pas d’effet direct. Le Comité des droits de l’enfant a pourtant précisé que l’article 3.1 est directement applicable. Cette opinion est partagée par une partie importante de la doctrine belge[8] et une partie des juges du fond[9] qui considèrent que les particuliers doivent avoir l’opportunité de se prévaloir de l’obligation de l’État de prendre en compte l’I.S.E. devant les autorités nationales.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.C.E., 23 juin 2022, no 274568.

Jurisprudence :

  • Arbeidsrechtbank Brugge (7e ch.), 28 janvier 2002, no 24122001, J.T.T., 2002, no 17, p. 291 ;
  • Bruxelles (mis. acc.), 16 octobre 2002, Journ. dr. jeun., 2002, p. 58.

Doctrine :

Pour citer cette note : A. Bodson, « La prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre d’une procédure 9bis », Cahiers de l’EDEM, janvier 2023.

 

[1] C.E., 7 février 1996, no 58.032 ; C.E., 11 juin 1996, no 60.097 ; C.E., 26 septembre 1996, no 61.990 ; C.E., 1er avril 1997, no 65.754 ; Cass., 4 janvier 1999, R.G. C.99.0048.N ; Cass., 11 janvier 1999, R.G. C.99.0111.N.

[2] G. Mathieu et A.-C. Rasson, « Le droit de la famille à l’aune du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant », Act. dr. fam., no 6-7, 2021, p. 174.

[3] Ibid.

[4] G. Mathieu et S. Sarolea, « Entendre les enfants migrants et admettre qu’ils sont des sujets du droit de l’immigration, aussi », Cahiers de l’EDEM, janvier 2021, pp. 3-17.

[5] N. Gallus, « Reconnaissance de filiation frauduleuse », Act. dr. fam., no 5, 2018, p. 102.

[7] Pour un développement plus approfondi de cette question, voy. A. Bodson, « L’intérêt supérieur de l’enfant et l’effet direct de l’article 3.1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant dans le cadre d’une procédure 9bis », Cahiers de l’EDEM, avril 2022, pp. 15-24.

[8] Voy. entre autres J. Fierens, « L’intérêt supérieur de l’enfant et les mutilations génitales féminines », in Prévenir et réprimer une forme de maltraitance issue de la tradition : le cas des mutilations génitales féminines, Colloque organisé par Intact ASBL, 14 novembre 2014 ; G. Mathieu et A.-C. Rasson, « Le droit de la famille à l’aune du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant », op. cit., p. 189 ; A. Rasson-Roland et A.-C. Rasson, « L’effet direct du droit de l’enfant à ce que son intérêt soit une considération primordiale dans toute décision qui le concerne », in R. Leysen, K. Muylle, J. Theunis et W. Verrijdt (dir.), Semper perseverans: liber amicorum André Alen, Anvers, Intersentia, 2020.

[9] Bruxelles (mis. acc.), 16 octobre 2002, Journ. dr. jeun., 2002, p.58 ; Arbeidsrechtbank Brugge (7e ch.), 28 janvier 2002, no 24122001, J.T.T., 2002/17, p.291 ; J. Fierens, «À cause des péchés des pères», Journ. dr. jeun., 2019/1, no 381, p. 8.

Publié le 05 février 2023