Comité des droits de l’enfant, 28 septembre 2020, V.A., au nom de E.A. et U.A. c. Suisse, com. n° 56/2018

Louvain-La-Neuve

Entendre les enfants migrants et admettre qu’ils sont des sujets du droit de l’immigration, aussi.

Règlement Dublin – vulnérabilité – clause de souveraineté – intérêt supérieur des enfants – droit d’être entendu.

Une décision de transfert Dublin prise à l’égard d’une famille viole la Convention internationale relative aux droits de l’enfant si les enfants n’ont pas été entendus. Les articles 3 et 12 de la Convention exigent qu’une demande de mise en œuvre de la clause discrétionnaire du Règlement de Dublin tienne compte de l’intérêt supérieur des enfants dont le Comité des droits de l’enfant rappelle qu’il doit être une considération primordiale.

Géraldine Mathieu et Sylvie Saroléa

A. Arrêt

1. Les faits

La requérante est de nationalité azerbaidjanaise. Elle agit au nom de ses fils mineurs, nés en 2009 et en 2014. Elle rapporte qu’elle-même et son époux sont journalistes et qu’ils ont fui l’Azerbaïdjan en raison des menaces pesant sur les médias d’opposition.

La famille forme une demande d'asile en Suisse. Elle se retrouve fort isolée dans le canton du Tessin. La relation avec les autorités est quasiment inexistante eu égard aux difficultés de communication. La précarité des conditions d’accueil et le stress lié à la procédure affectent fortement la famille, au point de générer un climat de violences conjugales.

Après sept mois d’attente de la deuxième audience, la famille se désiste de sa demande et accepte un rapatriement volontaire. Quelques semaines plus tard, l’époux de la requérante est arrêté et elle-même menacée. Elle indique avoir été observatrice lors de l’élection présidentielle du 11 avril 2018 et avoir dénoncé des irrégularités, ce qui a conduit à des violences de la part des autorités.

Son époux lui conseille de quitter le pays. Un passeur lui fournit un visa italien. La requérante et les enfants reviennent en Suisse en passant par l’Italie. Une nouvelle demande d'asile y est introduite. L’état de santé psychologique de la requérante se dégrade. La famille bénéficie du soutien du milieu associatif.

La requérante se voit notifier une décision de renvoi vers l’Italie sur la base du Règlement « Dublin III ». Le rapport d’une psychologue-psychothérapeute qui suit la famille conclut que le renvoi de la requérante et de ses enfants dans leur pays d’origine ou dans un autre pays ou autre canton Suisse « porterait un préjudice grave à leur évolution psychique et physique ».

La décision des autorités suisses relève cependant que la requérante et ses enfants n’ont pas d’attaches particulières en Suisse et que l’Italie dispose d’une infrastructure médicale suffisante. Cette décision est confirmée en degré d’appel.

Devant le Comité des droits de l’enfant, la requérante dénonce l’interpellation de la famille à deux heures du matin aux fins d’exécuter la décision de renvoi. L’exposé des faits devant le Comité précise que « les agents de police ont montré une photo de renvoi forcé (images de personnes immobilisées) aux enfants en leur disant que si leur mère ne collaborait pas, ils seraient renvoyés de cette manière ». L’embarquement sur le vol n’a pas pu avoir lieu, la requérante ayant souffert d’attaques de panique. Elle rapporte que la police l’a alors abandonnée avec ses enfants à l’aéroport de Zurich sans argent en leur disant de se débrouiller pour rentrer au Tessin.

Le dossier de la requérante contient un certificat médical de la psychologue-psychothérapeute du centre Baobab qui suit la famille. L’aîné, âgé de 9 ans, évoque sa peur intense au contact des policiers, son besoin de protéger sa mère. Le rapport indique que l’enfant se replie sur lui-même, se réveille plusieurs fois par nuit et présente un sens suraigu de responsabilité par rapport à sa mère et son petit frère. Il conclut que l’enfant souffre de stress post-traumatique et que les deux enfants nécessitent un accompagnement médical et psychologique.

2. La requête

La requête devant le Comité des droits de l’enfant invoque la violation de plusieurs dispositions de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (ci-après « la CIDE »). Elle cible tant des modalités de l’exécution du renvoi que de la décision même d’éloignement vers l’Italie. Les deux auraient été opérés en violation des articles 2 et 3 de la CIDE. Aucune évaluation sérieuse de l’intérêt supérieur de l’enfant n’aurait été effectuée.

Quant au renvoi, la requérante dénonce les méthodes utilisées à savoir : se présenter au domicile à deux heures du matin, proférer des menaces et user d’intimidations. La requête s’appuie aussi sur l’article 37 de la CIDE quant aux modalités d’exécution auxquelles il aurait été recouru.

Sur l’application du règlement Dublin et le transfert vers la Suisse, la requérante reproche aux autorités suisses d’avoir refusé d’analyser la possibilité d’appliquer la clause de souveraineté du Règlement Dublin III qui leur permet de se déclarer compétentes pour traiter une demande d’asile alors même que les critères désignent l’Italie. La requérante fait état des difficultés liées aux conditions d’accueil des demandeurs d’asile qui ne permettent pas d’y bénéficier de soins adéquats (violation de l’article 6, § 2, de la CIDE – droit « à la survie et [au] développement de l’enfant »).

Sur le plan procédural, les enfants n’ont pas été entendus (violation de l’article 12 de la CIDE). Aucune instance spécialisée n’a été impliquée dans l’appréciation de leur intérêt supérieur et ce, alors que la mère est vulnérable et que le père est absent et emprisonné pour des raisons politiques.

La requérante fait également référence à l’article 22 de la CIDE relatif aux enfants cherchant à obtenir la qualité de réfugié et soutient que les autorités n’ont pas pris en considération l’extrême vulnérabilité de la famille. Elle s’appuie aussi sur l’article 24 de la CIDE relatif à la « jouissance du meilleur état de santé possible » qui est méconnu par le renvoi vers l’Italie qui n’est pas en mesure d’assurer un suivi psychologique adéquat.

3. La position de la Suisse

La Confédération Suisse observe que la requérante, son époux et les enfants avaient renoncé à la première demande d'asile en Suisse. Revenue en Suisse avec un visa italien, la requérante a uniquement signalé qu’elle ne voulait pas aller en Italie car elle n’y connaissait personne alors qu’elle disposait d’un large réseau en Suisse. La Suisse estime que les garanties fournies par l’Italie étaient suffisamment concrètes et individualisées.

La version de la requérante quant à la tentative de renvoi est contestée, notamment quant aux menaces à l’égard des enfants ; les procédures prescrites ont été respectées. La requérante avait été informée de l’imminence de son transfert, sans davantage de précision puisqu’elle n’avait pas quitté la Suisse de sa propre initiative dans le délai fixé. Les certificats médicaux ont été pris en compte par le médecin mandaté par le Secrétaire d’État aux migrations qui a conclu à l’absence de contre-indication au renvoi.

Sur le fond, la Suisse argue qu’il faut distinguer les dispositions de la CIDE qui bénéficient d’une applicabilité directe des autres. Les premières doivent être inconditionnelles et suffisamment claires et précises. Pour les autres, les États disposent d’une importante marge de manœuvre. Les articles 2, 3, 6, § 2, 22, 24 et 37 appartiennent à cette seconde catégorie.

Quant à l’article 12, la Suisse soutient que selon la jurisprudence du Tribunal fédéral suisse, il ne confère pas aux enfants un droit inconditionnel d’être entendu oralement et personnellement dans toute procédure judiciaire et administrative. L’État soutient que l’article 12 « garantit seulement que les enfants puissent faire valoir d’une manière appropriée leur point de vue, par exemple dans une prise de position écrite de leur représentant. Ce n’est que dans le cas où l’enfant a le discernement, à savoir la capacité et la maturité nécessaire pour comprendre la signification et le but de la procédure d’asile, ainsi que pour exposer ses motifs de persécution, qu’il devra avoir la possibilité d’exprimer son opinion lors d’une audition ». Cette capacité de discernement est présumée à partir de l’âge de 14 ans. En outre, la requérante n’aurait pas précisé quels éléments les enfants auraient pu faire valoir.

4. Les constatations du Comité

Quant à l’exécution de la mesure de renvoi, le Comité des droits de l’enfant déclare irrecevables les griefs relatifs aux articles 2, 3, 6 § 2, 24 et 37 à défaut d’épuisement des voies de recours internes. L’auteure s’est plainte des agissements de la police auprès des autorités cantonales mais n’a pas intenté d’actions judiciaires. Il en va de même du grief fondé sur l’article 37 qui n’a pas fait l’objet de contestations devant les autorités suisses. Le grief relatif à la discrimination au regard de l’article 2 est manifestement non fondé parce qu’énoncé de manière trop générale.

Sur le principe toutefois, le Comité réfute l’argumentation de la Suisse selon laquelle les articles 2 § 2, 3, 6 § 2, 22 et 24 ne fonderaient pas des droits dont la violation peut être invoquée devant le Comité en rappelant que « la Convention reconnaît l’interdépendance et l’égale importance de tous les droits (civils, politiques, économiques, sociaux et culturels) qui permettent à tous les enfants de développer leurs aptitudes mentales et physiques, leur personnalité et leurs talents dans toute la mesure du possible ». Le Comité rappelle que l’intérêt supérieur de l’enfant « représente un triple concept qui est à la fois un droit de fond, un principe interprétatif et une règle de procédure ».

Quant à l’éloignement vers l’Italie, l’argumentation de la requérante au sujet de l’article 24 n’est pas suffisamment étayée. Le Comité retient in fine les griefs fondés sur les articles 3, 12 et 22 en ce qui concerne le renvoi vers l’Italie.

L’article 12 garantit le droit des enfants d’être entendus « dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant, soit directement soit par l’intermédiaire d’un représentant » et ce sans aucune limite d’âge en ce qui concerne le droit de l’enfant d’exprimer son opinion. Le Comité rappelle qu’il décourage les États parties d’adopter en droit ou en pratique des limites d’âge. En outre, le Comité souligne ne pas partager l’argument de l’État selon lequel les enfants ne devaient pas être entendus car leurs intérêts coïncidaient avec ceux de leur mère.

Le Comité conclut que l’absence d’audition directe des enfants a violé l’article 12 dès lors que « la détermination de l’intérêt supérieur des enfants requiert que leur situation soit évaluée séparément, nonobstant les raisons ayant motivé la demande d'asile des parents ». Les décisions prises peuvent avoir une incidence différente sur un enfant et sur son parent, tant en ce qui concerne les traumatismes vécus dans leur pays d’origine que l’expérience de la trajectoire migratoire.

Le Comité conclut à la violation des articles 3 et 12 de la CIDE et demande à la Suisse de réexaminer la demande d’application de l’article 17 du Règlement Dublin III pour que la demande d'asile soit traitée urgemment en Suisse. Il est demandé à la Suisse de s’assurer que l’intérêt supérieur des enfants sera une considération primordiale. Parmi les éléments à prendre en compte, le Comité relève les liens sociaux forgés par les enfants au Tessin depuis leur arrivée et les possibles traumatismes qu’ils ont vécus. De manière plus générale, le Comité recommande à la Suisse de « veiller à ce que les enfants soient systématiquement entendus dans le contexte des procédures d’asile et que les protocoles nationaux applicables au renvoi des enfants soient conformes à la Convention ».

B. Éclairage

Cette communication du Comité des droits de l’enfant est l’occasion de s’arrêter sur la situation des mineurs migrants au sein de l’Union européenne. Ils font l’objet d’une attention particulière des autorités et la jurisprudence leur réserve une place croissante.

Les chiffres interpellent. En 2019, près d’un tiers du nombre total des primo-demandeurs d’asile étaient âgés de moins de 18 ans. Parmi ceux-ci, 14 000 demandes ont été introduites par des mineurs non accompagnés, soit 7,1 % des mineurs. Ce pourcentage monte jusqu’à plus de 50 % dans  certains pays (par exemple 80 % des mineurs en Slovénie). Les rapports pointant la situation dramatique des mineurs dans le camp de Lipa aux frontières de l’UE, il y a quelques mois à Lesbos, ou le nombre croissant de mineurs décédés en Méditerranée, décrivent une situation dramatique.

Outre les difficultés jalonnant les trajectoires migratoires et les procédures qui les accompagnent, le sort de ces mineurs interpelle parce qu’ils sont soumis à des conditions de précarité extrêmes à l’âge où ils se construisent et où le besoin de sécurité manifeste. Avant même de parler de droits fondamentaux comme l’accès à la scolarité, l’accès aux soins les plus élémentaires leur est dénié.

Nous n’allons pas développer davantage ces évidences, par ailleurs largement traitées par de nombreux rapports d’OIG et d’ONG.

Tout en attirant l’attention, à titre liminaire, sur l’irrecevabilité de certains griefs (1), le présent commentaire entend, d’une part, apporter un éclairage sur la communication du Comité au regard du Règlement Dublin face aux mineurs, accompagnés et non accompagnés (2), d’autre part, aborder l’épineuse question de l’audition de l’enfant en matière d’asile et d’immigration (3). Ce dernier point sera l’occasion de rappeler le lien inextricable qui existe entre la prise en compte de la parole de l’enfant et la détermination de son intérêt mais aussi de s’inspirer d’une lecture critique de l’audition de l’enfant dans le contentieux familial.

1. L’irrecevabilité de certains griefs

Les constations écartent, au stade de la recevabilité, tous les griefs relatifs à l’exécution de la mesure d’éloignement. Il est reproché à la requérante de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes en n’ayant pas usé de la voie juridictionnelle.

Nous nous limiterons à deux courtes réflexions.

La première souligne que s’il est souvent possible de contester en justice une décision d’éloignement du territoire, les modalités de sa mise en œuvre sont plus difficilement attaquables. Il s’agit la plupart du temps, comme ici, de faits dont la version diverge de part et d’autre. De surcroît, en cas de violences, la voie pénale peut être possible mais est lourde à engager et dépend largement de l’initiative des autorités. En dehors de cette hypothèse, il n’y a pas à proprement parler de procédure offrant un recours effectif. Les constations du comité passent ici complètement à côté d’une problématique essentielle : l’exécution des décisions d’éloignement en matière d’immigration, alors qu’elle est fortement questionnée au sein des Etats. Le recours à la force, la proportionnalité des moyens utilisés, les atteintes aux droits humains qui peuvent se produire interviennent le plus souvent dans une zone grise sur le plan légal.

En Belgique, l’affaire Sémira Adamu avait déjà posé ces questions il y a près de 23 ans. Depuis, la directive Retour a posé des balises notamment quant à la subsidiarité du recours à l’éloignement forcé ainsi qu’à la détention. Par contre, le moment-même de l’éloignement et les méthodes utilisées demeurent pas ou peu codifiés et, pratiquement, à l’écart des recours disponibles. La Commission Bossuyt a reçu pour mandat d’y travailler en mars 2018 suite à l’affaire dite des Soudanais. Son rapport, analysé par plusieurs associations, discuté à la chambre, ne propose pas de cadre spécifique pour une arrestation telle celle en cause dans la présente affaire, renvoyant aux recours contre la décision d’éloignement, contre la détention, … qui interviennent en amont de l’usage de la force. Il y a pourtant à ce moment-clé un risque de violation des droits humains lié à l’usage de la force et à la violence physique et/ou psychique qu’elle engendre. La posture du Comité renvoyant à l’obligation d’user des recours internes qui, au mieux, pourraient intervenir à posteriori pour dénoncer des abus, dont la preuve est difficile à rapporter, pose question, en ce qu’elle « immunise » de facto un moment crucial.

La seconde renvoie à une étude des causes d’irrecevabilité des plaintes devant le Comité des droits de l’enfant diffusée par les Leiden Children’s Rights Observatory Papers en octobre 2020.

2. Le Règlement Dublin et l’intérêt supérieur de l’enfant

La requérante reproche à la Suisse de ne pas avoir fait usage de l’article 17 du Règlement Dublin, intitulé « Clauses discrétionnaires ». Cette disposition autorise un État membre à décider d’examiner une demande de protection internationale alors même que cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le Règlement (pt 1). Elle peut aussi conduire un État à demander à un autre État membre de prendre en charge un demandeur d’asile notamment « pour rapprocher tout parent pour des raisons humanitaires fondées, notamment, sur des motifs familiaux ou culturels » (pt 2).

Dans l’arrêt MSS c. Belgique, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme avait reproché à la Belgique de ne pas avoir fait usage de cette possibilité, telle que libellée alors dans le Règlement Dublin II, alors que l’Etat devait ou aurait dû connaître les risques de violation de l’article 3 de la CEDH liés aux conditions d’accueil des demandeurs d’asile en Grèce et au risque d’éloignement vers leur pays d’origine à défaut d’une procédure d’asile effective (pt 358). D’une possibilité laissée à l’appréciation de l’État, l’arrêt MSS a fait de la clause discrétionnaire une obligation dont l’État doit faire usage lorsque le respect dû aux droits fondamentaux le lui dicte (voy. not. pt 339).

L’arrêt MSS concernait une situation de défaillance systémique en Grèce. Trois ans plus tard, dans l’affaire Tarakhel c.  Suisse, la Grande Chambre de la Cour de Strasbourg, saisie à nouveau, refuse de conclure à l’existence de défaillances systémiques quant au système d’accueil italien. Toutefois, le renvoi par la Suisse vers l’Italie d’une famille afghane composée de six enfants mineurs violerait l’article 3 de la CEDH dès lors que les autorités suisses n’ont pas obtenu de garanties individuelles d’un accueil adapté et ce dans un contexte de doute sérieux quant au système d’accueil italien (pt 121). La Cour avait souligné la particulière vulnérabilité des requérants, notamment eu égard aux vécus traumatiques des enfants (pt 119).

Les constatations du Comité des droits de l’enfant dans la présente affaire ne contiennent pas suffisamment d’éléments pour analyser la qualité des échanges entre la Suisse et l’Italie quant aux conditions d’accueil dont la famille aurait pu bénéficier. Par contre, tout en rappelant ce qui précède et la qualité des garanties dont un État doit s’assurer dans le cadre d’un transfert, les transferts Dublin de familles avec enfants mineurs posent la question de la différence de traitement entre celles-ci et les mineurs seuls.

En effet, les mineurs seuls ne peuvent être déplacés dans le cadre du Règlement Dublin. Selon l’article 6, qui rappelle le caractère primordial de leur intérêt supérieur, un enfant ne peut être déplacé que lorsqu’il s’agit, dans son intérêt, de rejoindre des membres de sa famille dans un autre État. En dehors de ces circonstances, il ne peut être question de déplacer un enfant vers un autre État de l’Union (article 8). La Cour de justice de l’Union européenne, dans une affaire M.A., le 6 juin 2013, interprète le Règlement en ce sens qu’un mineur non accompagné dont aucun membre de la famille ne se trouve légalement sur le territoire d’un État membre doit avoir sa demande d'asile traitée dans l’État sur le territoire duquel ce mineur se trouve. Le Règlement doit être interprété au regard de son objectif qui est notamment d’accorder une attention particulière aux mineurs étrangers non accompagnés (pt 54). Ils forment une catégorie de personnes particulièrement vulnérables de sorte qu’il ne faut pas prolonger plus que strictement nécessaire la procédure de détermination de l’État responsable. Cela implique qu’ils ne doivent pas être transférés vers un autre État membre (pt 55).

Eu égard à cette vulnérabilité des mineurs, ici soulignée par la Cour de justice et ayant conduit à réformer Dublin II en Dublin III, il convient de s’interroger sur la différence de traitement entre les mineurs accompagnés et non accompagnés. Même si les premiers sont en famille, ne conviendrait-il pas, notamment à la lumière des faits de la présente affaire, de renoncer au transfert de familles avec enfants mineurs ? Les trajectoires migratoires sont traumatisantes et le sont encore davantage pour les enfants. Faut-il ajouter à l’insécurité en prévoyant des déplacements secondaires parfois au mépris d’une scolarité initiée, d’une stabilité à laquelle les travailleurs sociaux œuvrent, d’un semblant de vie normale à laquelle ils sont à nouveau arrachés ?

3. La parole des enfants en matière migratoire

- L’intérêt supérieur de l’enfant et son droit d’être entendu : des liens inextricables

Avant d’examiner l’épineuse question de l’audition de l’enfant dans le contentieux migratoire, il nous a semblé pertinent de revenir brièvement sur l’observation générale n°14 du Comité. Cette observation tente d’expliciter ce que doit signifier, dans la philosophie des droits humains, la prise en compte de l’intérêt de l’enfant dans toute décision qui le concerne.

Comme le rappelle le Comité dans sa communication, l’intérêt supérieur de l’enfant, consacré à l’article 3, § 1er, de la CIDE, se déploie dans trois dimensions. Premièrement, c’est un droit de fond, directement applicable : le droit à ce que l’intérêt supérieur de l’enfant « soit évalué et soit une considération primordiale lorsque différents intérêts sont examinés en vue d’aboutir à une décision sur la question en cause, et la garantie que ce droit sera mis en œuvre dans toute prise de décisions» (pt 6, a). Deuxièmement, c’est un principe juridique interprétatif fondamental suivant lequel lorsqu’une règle juridique peut être interprétée de plusieurs façons, c’est celle qui respecte le plus efficacement l’intérêt de l’enfant qui doit être choisie (pt 6, b). Troisièmement, c’est une règle de procédure qui impose aux États, lorsqu’une décision est prise, d’évaluer les incidences (positives ou négatives) sur l’enfant concerné ou les enfants concernés et puis de déterminer ce qui est le mieux en vue de la protection de leurs intérêts. Le Comité précise à cet égard que « les États parties doivent expliquer comment ce droit a été respecté dans la décision, à savoir ce qui a été considéré comme étant dans l’intérêt supérieur de l’enfant, sur la base de quels critères et comment l’intérêt supérieur de l’enfant a été mis en balance avec d’autres considérations, qu’il s’agisse de questions de portée générale ou de cas individuels » (pt 6, c). L’évaluation et la détermination de l’intérêt de l’enfant doivent nécessairement être concrètes et non simplement théoriques. Il s’agit de déterminer la teneur de l’intérêt de l’enfant au cas par cas, selon les circonstances, le contexte et les besoins de l’enfant (pt 32). Pour guider l’autorité décisionnelle à évaluer et déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant, le Comité identifie différents éléments qui doivent être pris en compte (pts 52 à 79) et notamment l’opinion de l’enfant, son identité, la préservation de son milieu familial et le maintien de ses relations, la prise en charge, la protection et la sécurité de l’enfant, la situation de vulnérabilité dans laquelle il se trouve, son droit à la santé et son droit à l’éducation.

Concernant plus particulièrement la prise en compte de l’opinion de l’enfant, le Comité met en lumière le fait que l’article 3, § 1er, de la CIDE entretient des liens inextricables avec l’article 12 de la CIDE. Le Comité relève que « les deux articles ont des rôles complémentaires : le premier fixe pour objectif de réaliser l’intérêt supérieur de l’enfant et le deuxième définit la méthode pour entendre l’opinion de l’enfant ou des enfants et la prendre en considération dans toutes les affaires qui les concernent, y compris pour l’évaluation de leur intérêt supérieur. Le paragraphe 1 de l’article 3 ne saurait être correctement appliqué si les prescriptions de l’article 12 ne sont pas respectées. De même, l’article 3 renforce la fonctionnalité de l’article 12, en facilitant le rôle essentiel des enfants dans toutes les décisions intéressant leur vie » (pt 43). Pour le Comité, « toute décision qui ne tient pas compte de l’opinion de l’enfant ou ne lui attribue pas le poids voulu eu égard à son âge et à son degré de maturité ne respecte pas le principe selon lequel l’enfant ou les enfants concernés doivent avoir la possibilité d’influer sur la détermination de leur intérêt supérieur » (pt 43). Il considère en outre que « si la décision ne va pas dans le sens de l’opinion exprimée par l’enfant, il faudrait en indiquer clairement la raison » (pt 97). Cette interprétation du Comité est tout particulièrement importante pour éviter une décision « adulto-centriste » plaçant l’enfant dans une position d’objet à protéger et non d’être humain titulaire de droits.

- L’audition de l’enfant dans le contentieux migratoire : un dispositif insatisfaisant

La loi belge du 15 décembre 1980 réglant le statut administratif des étrangers distingue entre les mineurs étrangers non accompagnés des mineurs étrangers accompagnés.

L’audition du MENA, dans la procédure d’asile ou la procédure « solution durable »

Les MENA ont un statut spécifique. Sans entrer dans les détails de ce statut, tout mineur étranger non accompagné se voit désigner un tuteur. Il opte ensuite soit pour la procédure d’asile, soit pour la procédure dite « solution durable ». Que ce soit dans la procédure d’asile ou dans le cadre de la procédure dite solution durable, le mineur est entendu par les autorités administratives en étant accompagné obligatoirement par son tuteur et, le cas échéant, par un avocat ou une personne de confiance.

Par contre, il n’y a pas d’audition systématique du mineur en degré d’appel. Le recours devant la juridiction administrative qu’est le Conseil du Contentieux des étrangers suit une procédure que la loi identifie comme étant « écrite ». Elle ne laisse pas la place à une audition de l’enfant comme ce serait le cas dans le cadre d’une procédure judiciaire (voy. not. l’article 391 du Code civil), même dans le cadre du plein contentieux en matière d’asile. L’enfant a toutefois été entendu par l’administration de sorte qu’il a au moins pu faire valoir son opinion au premier degré de la procédure. Il semble important par contre que le juge d’appel, dans le cadre de son contrôle, vérifie si, d’une part, la formalité obligatoire qu’est l’audition a été respectée et, d’autre part, si la motivation reflète sa prise en compte. Il s’agit là de conditions tenant à la légalité de la décision prise et non à son opportunité.

L’audition du MEA, en asile ou dans d’autres procédures migratoires

La situation est très différente pour les mineurs étrangers accompagnés. Ils sont englobés dans les procédures de leurs parents, même lorsqu’ils ont une demande à formuler ou une position à faire valoir. Leur audition éventuelle ne commence à être envisagée qu’en matière d’asile. L’article 7 de la directive Procédures intitulé « demandes présentées au nom de personnes à charge ou de mineurs » garantit en son paragraphe 3 « que les mineurs aient le droit de présenter une demande de protection internationale soit en leur nom si, conformément au droit de l’État membre concerné, ils ont la capacité juridique d’agir dans les procédures, soit par l’intermédiaire de leurs parents ou de tout autre adulte de leur famille, ou d’une personne adulte responsable d’eux, de par le droit ou la pratique de l’État membre concerné, ou par l’intermédiaire d’un représentant ».

Il semble aujourd'hui acquis, notamment dans la pratique belge, que les mineurs puissent soit être entendus dans le cadre de la procédure de leurs parents, soit introduire une demande d'asile propre même lorsqu’ils sont accompagnés. Le site du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides précise que l’enfant sera alors convoqué à un entretien personnel pour autant qu’il dispose d’une capacité de discernement suffisante. L’audition doit en principe être réalisée en dehors de la présence des parents, l’enfant pouvant cependant être accompagné par un avocat et, ou, une personne de confiance.

Après plusieurs années d’atermoiements procéduraux, ces procédures semblent se mettre en place. L’on constate toutefois que le mineur étranger accompagné qui désire introduire une demande seul ne se verra pas automatiquement désigner un tuteur comme ce serait le cas pour un mineur étranger non accompagné. Pourtant, une telle garantie permettrait à ces mineurs, en conflit d’intérêts avec leurs parents, de bénéficier d’une représentation indépendante et adéquate. La pratique rapporte des cas de jeunes filles souhaitant invoquer des risques propres face à des « pratiques traditionnelles néfastes » dans le pays d’origine de la famille ou d’adolescents voulant invoquer leurs préférences sexuelles face au risque dans leur pays d’origine, à l’égard de la société, en ce compris leurs proches. Une information systématique quant à l’existence du droit à une procédure autonome, par exemple dans les centres d’accueil, et la désignation d’un tuteur si une demande est introduite sont des sauvegardes importantes. En matière familiale, lorsqu’il y a conflit d’intérêts, par exemple en matière de filiation, biologique ou adoptive, le juge peut désigner un tuteur ad hoc qui représente le mineur (voy. par exemple l’article 378 du Code civil).

Cette évolution en matière d’asile reste absente des autres procédures en matière d’immigration. Le Comité des droits de l’enfant a déjà pu souligner qu’un enfant, même âgé de 5 ans, devait être en mesure de faire valoir son opinion dans une procédure de demande de visa humanitaire. Les mêmes principes devraient être d’application en matière de regroupement familial lorsque l’État dispose d’une marge d’appréciation.

Ici, le Comité se prononce dans une procédure de transfert Dublin, soulignant que le vécu par un enfant des trajectoires migratoires et des déplacements secondaires peut être différent de celui des parents. Comme souligné ci-dessus, ils peuvent avoir rapidement créé des attaches et un rythme de vie les replongeant dans une vie d’enfant, générant un sentiment de normalité.

L’importance de telles attaches apparaît également dans les procédures de régularisation de séjour (en droit belge, les demandes fondées sur l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980). Lorsqu’elles concernent une famille, les enfants suivent le sort de leurs parents et ne sont pas entendus, quand bien même la décision prise, par exemple une mesure d’éloignement du territoire, a un impact énorme sur leur vie. Elle intervient parfois après dix ans, les enfants ayant appris une langue, étant scolarisés[1]. Dans un arrêt prononcé ce 14 janvier 2021, la CJUE condamne le droit hollandais qui n’analyse la solution durable relative à un MENA qu’au moment de l’exécution de l’éloignement et lorsque la décision de renvoi est prise[2]. La Cour souligne qu’une telle distinction place le mineur « dans une situation de grande insécurité quant à son statut juridique et à son avenir, notamment quant à sa scolarisation, à son lien avec une famille d’accueil ou à la possibilité de demeurer dans l’État membre concerné » (pt 53). Cette incertitude est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant de sorte que l’investigation à mener doit l’être avant de prendre la décision de retour (pt 55). Cette motivation, qui concerne ici un MENA, renforce ce qui précède. Outre une analyse rigoureuse et réalisée en temps utile, l’enfant doit pouvoir être en sécurité ce qui suppose aussi qu’il y ait une place pour sa parole.

Dans son observation générale n°12, le Comité insistait déjà sur l’urgence de mettre pleinement en œuvre le droit de l’enfant d’être entendu dans le cadre des procédures d’immigration et d’asile, compte tenu de la situation de grande vulnérabilité dans laquelle l’enfant se trouve. Son audition devrait notamment porter sur ses attentes en matière d’éducation, sur son état de santé mais aussi, dans le cadre d’une demande d’asile, sur les raisons l’ayant amené à présenter une telle demande (pt 123). L’enfant devrait également recevoir toutes les informations pertinentes, dans sa propre langue, sur ses droits, les services disponibles et le processus d’immigration et d’asile afin de pouvoir faire entendre sa voix et la voir dûment prise en considération dans la procédure (pt 124).

Ceci étant, si parole il y avait, il ne faudrait ni qu’elle soit purement de forme, ni qu’elle comporte le risque d’un conflit de loyauté avec les parents qui ont posé des choix subis par les enfants. L’équilibre est difficile à trouver de sorte qu’il parait important, à ce stade de réflexion, de s’attarder sur la pratique de l’audition de l’enfant en dehors du contentieux migratoire.

- Regard critique sur l’audition de l’enfant dans le contentieux familial

L’audition de l’enfant dans les procédures judiciaires liées au droit de la famille est consacrée dans notre droit depuis une loi du 30 juin 1994 modifiant l'article 931 du Code judiciaire et les dispositions relatives aux procédures du divorce. L’approbation, par la loi du 25 novembre 1991, de la CIDE ainsi que l’adoption de la loi du 30 juin 1994 attestent de la volonté du législateur d’« imposer la prise en compte de l’intérêt de l’enfant dans les procédures judiciaires le concernant, le cas échéant en recueillant son avis propre lorsqu’il est capable de l’exprimer avec discernement, et en tout état de cause en invitant le juge à y être spécialement attentif » (C. Const., 14 mai 2003, n°66/2003, B.4.3). L’article 931 du Code judiciaire a ensuite été remplacé, lors de l’adoption de la loi du 31 juillet 2013 portant création d’un tribunal de la famille et de la jeunesse, par l’article 1004/1 du même Code.

L’article 1004/1 du Code judiciaire consacre le principe selon lequel tout mineur a le droit d’être entendu par un juge dans les matières relatives à l’autorité parentale, au droit d’hébergement ainsi qu’au droit aux relations personnelles. L’audition du mineur, qui ne lui confère pas la qualité de partie à la procédure[3], a pour but de permettre à ce dernier d’exercer son droit d’être entendu, conformément à l’article 22bis, alinéa 2, de la Constitution et à l’article 12.1 de la CIDE, mais aussi d’aider le juge à « cerner au mieux l’intérêt de l’enfant, au vu des réponses que celui-ci donnera aux questions périphériques relatives à son mode de vie, à son vécu et à la qualité de ses relations avec l’un et l’autre de ses parents » (Proposition de loi du 5 décembre 2014 modifiant le Code judiciaire en vue de compléter les dispositions relatives à l’audition du mineur, Doc. parl., Ch., 2014-2015, n°54-0685/001, p. 3). L’audition de l’enfant apparaît ainsi à la fois comme un droit subjectif de l’enfant, une garantie procédurale et un moyen permettant au juge de déterminer son intérêt supérieur.

L’ancien article 931 du Code judiciaire prévoyait que le juge pouvait refuser d’entendre le mineur lorsqu’il estimait qu’il n’avait pas l’âge de discernement. Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 31 juillet 2013, le tribunal ne peut plus arguer de cette circonstance pour refuser l’audition mais si, à son estime, l’enfant n’a pas le discernement, il doit l’indiquer dans son rapport. Cette évolution doit être approuvée : comment le juge pourrait-il se fonder sur l’absence de discernement du mineur pour refuser de l’entendre sans même l’avoir rencontré ? Rappelons à cet égard que le Comité des droits de l’enfant considère que les États parties doivent présumer qu’un enfant a la capacité de se forger une opinion propre et qu’il n’appartient pas à l’enfant de faire la preuve préalable de ses capacités (observation générale n°12, pt 20). Il décourage ainsi les États d’adopter, que ce soit en droit ou en pratique, des limites d’âge restreignant le droit de l’enfant d’être entendu et rappelle qu’un enfant est capable de se forger une opinion dès le plus jeune âge, même s’il ne peut encore l’exprimer verbalement, ce qui implique de prendre en compte les formes non verbales de communication (pt 21).

La procédure est toutefois différente selon que l’enfant a ou non atteint l’âge de 12 ans. Le mineur de moins de 12 ans est entendu à sa demande, à la demande des parties, du ministère public ou d’office. Le juge peut, par décision motivée par les circonstances de la cause, refuser de l’entendre, sauf lorsque la demande émane du mineur lui-même (quel que soit son âge) ou du ministère public. La décision de refus n’est pas susceptible de recours. Le mineur de moins de 12 ans ne sera donc convoqué qu’en vertu d’une décision d’audition, alors que le mineur qui a atteint l’âge de 12 ans est informé d’office par le juge de son droit d’être entendu (voy. à cet égard l’arrêté royal du 28 avril 2017 qui établit le modèle de formulaire envoyé au mineur conformément à l’article 1004/2 du Code judiciaire). Cette limite d’âge apparaît comme éminemment critiquable. L’enfant doit pouvoir être informé de son droit d’être entendu, dans un langage adapté à ses capacités, quel que soit son âge. « Ce droit à l’information est essentiel, car il est la condition préalable à la prise de décisions claires par l’enfant » (observation générale n°12, pt 25). Le Délégué général aux droits de l’enfant, tout comme l’Observatoire de l’enfance, de la jeunesse et de l’aide à la jeunesse, s’étaient à cet égard démarqués de la position prise par le législateur en se positionnant en faveur d’un abaissement de l’âge-charnière à 7 ans pour l’envoi du formulaire d’information. Sans fixer de critère d’âge, le Comité estime que « les personnes chargées d’entendre l’enfant doivent veiller à ce qu’il soit informé de son droit d’exprimer son opinion sur toute question l’intéressant et, en particulier, dans toute procédure judiciaire ou administrative, ainsi que des incidences que l’opinion qu’il aura exprimée aura sur l’issue du processus » (pt 41).

Le juge entend le mineur en un lieu qu’il considère comme approprié. L’audition a le plus souvent lieu dans le bureau du juge et pas dans une salle d’audience[4]. On insistera sur l’importance que l’enfant soit entendu dans un lieu sécurisant et non intimidant, de manière à lui permettre de se sentir à l’aise et libre de s’exprimer dans un contexte favorable et encourageant (observation générale n°12, pt 42). « Un enfant ne peut se faire entendre efficacement si le contexte est intimidant, hostile, peu réceptif ou inadapté à son âge. La procédure doit être à la fois accessible et adaptée à l’enfant. Il faut veiller en particulier à offrir à l’enfant des informations qui lui sont adaptées (…) et prêter attention (…) à l’apparence des salles d’audience, à l’habillement des juges et des avocats, et à la présence de paravents et de salles d’attente séparées » (pt 34). Dans le même sens, les Lignes directrices du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants recommandent « dans la mesure appropriée et lorsque cela est possible », que des salles d’audition et d’attente soient aménagées de façon à créer un environnement adapté aux enfants (pt 62).

Sauf dérogation par décision motivée[5], l’entretien a lieu hors la présence de quiconque. Ce choix du législateur est critiquable et critiqué (Proposition de loi du 5 décembre 2014 modifiant le Code judiciaire en vue de compléter les dispositions relatives à l’audition du mineur, Doc. parl., Ch., 2014-2015, n°54-0685/001). Rien ne devrait empêcher l’enfant qui le souhaite d’être accompagné d’une personne de confiance (en ce sens : Lignes directrices du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants, pt 58), ce que préconisait d’ailleurs le Délégué général aux droits de l’enfant (comp. avec l’article 338-6 du Code de procédure civile français). Il ne faut en effet pas négliger l’impact d’une audition sur l’enfant qui doit pouvoir se sentir rassuré et en confiance.

Le rapport de l’entretien, dont il est fait lecture à l’enfant, est joint au dossier de la procédure et l’enfant est informé que les parties pourront en prendre connaissance. On s’interrogera sur le choix posé par le législateur, au nom du respect du principe du contradictoire, de permettre aux parents et à leurs conseils d’accéder au rapport consignant les dires de l’enfant, ce qui risque d’accentuer un conflit entre un parent et son enfant et empêcher une expression libre de celui-ci. L’intérêt de l’enfant doit selon nous permettre, dans certaines circonstances, d’exclure du rapport certains éléments confiés par l’enfant sous le sceau de la confidentialité, ce que prévoit d’ailleurs le droit français (l’article 338-12 du Code de procédure civile français précise que le compte-rendu de l’audition, soumis au principe du contradictoire, se fait dans le respect de l’intérêt de l’enfant). En outre, le juge n’est tenu d’établir qu’un « rapport » et non un « procès-verbal », ce qui permet selon nous pareille interprétation[6]. Certains magistrats n’hésitent ainsi pas à omettre du rapport des propos que l’enfant leur aurait confié à titre confidentiel[7].

Si le mineur a déjà été entendu au cours de la procédure ou dans une instance précédente, même devant un autre tribunal, le juge peut ne pas accéder à la demande d’audition si aucun élément nouveau ne la justifie. Mais si le mineur lui-même demande à être réentendu, le tribunal peut-il s’y opposer ? Nous estimons que non, dès lors qu’il nous paraît difficile de conclure à l’absence d’élément nouveau sans avoir d’abord entendu l’enfant à ce propos. Par ailleurs, il est permis de se demander si le souhait de l’enfant d’être réentendu n’est pas, à lui seul, un élément « nouveau ».

On précisera enfin que le droit de l’enfant d’être entendu n’est pas une obligation et qu’il peut toujours refuser de l’être (article 1004/1, § 1er, du Code judiciaire). « Exprimer des opinions est un choix, non une obligation » (observation générale n°12, pt 16). Cela implique également que l’enfant qui serait entendu garde la possibilité de mettre un terme à l’audition à tout moment (pt 134).

Cela étant posé, trois observations méritent encore d’être formulées.

Tout d’abord, on n’aperçoit pas ce qui empêcherait qu’un enfant soit entendu dans d’autres contentieux que ceux de l’autorité parentale, du droit d’hébergement et du droit aux relations personnelles, sur la base de l’article 22bis, alinéa 2, de la Constitution et de l’article 12, § 1er, de la CIDE (qui est une disposition suffisamment claire et précise que pour se voir reconnaître un effet direct[8]). Tant l’alinéa 2 de l’article 22bis de la Constitution que l’article 12, § 1er, de la CIDE consacrent en effet le droit de l’enfant de s’exprimer sur toute question qui le concerne, sans limitation. En outre, l’alinéa 4 de l’article 22bis de la Constitution, qui transpose l’article 3, § 1er, de la CIDE, exige que l’intérêt de l’enfant soit une considération primordiale dans « toute décision qui le concerne ». Or, pour déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant, nous avons vu qu’il convient de tenir compte de son opinion eu égard à son âge et à son degré de maturité. L’enfant doit en effet pouvoir influer sur la détermination de son intérêt supérieur et cet intérêt doit être pris en compte de manière primordiale dans toutes les décisions qui le concernent.

On insistera également sur le fait que l’enfant doit pouvoir s’exprimer librement. Cela signifie que l’enfant a évidemment toujours le droit de refuser d’être entendu mais aussi que lorsqu’il accepte de l’être, il doit être en mesure d’exprimer sa propre parole, sans pression ni influence indue (observation générale n°12, pt 22). L’audition doit revêtir la forme d’une discussion libre et respectueuse de l’enfant. Cette exigence exclut dès lors que l’enfant soit entendu sous la forme d’un interrogatoire « où le jeune serait cantonné au rôle de simple répondant à des questions choisies par son interlocuteur »[9]. Il s’agit avant tout de rencontrer le vécu de l’enfant[10].

Une autre observation a trait à la prise en compte de la parole de l’enfant. Il n’apparaît pas contestable que l’enfant ne détient pas le pouvoir de décision. Le juge, comme toute autre autorité impliquée dans le processus décisionnel, doit prendre en compte l’opinion de l’enfant eu égard à son âge et son degré de maturité, qui renvoie à la capacité de l’enfant d’exprimer ses vues sur des questions qui le concernent « d’une manière raisonnable et indépendante » (observation générale n°12, pt 29), mais il n’est pas tenu de s’y conformer. La pratique judiciaire dans le contentieux familial démontre que les juges ne suivent pas systématiquement l’opinion de l’enfant considérant qu’elle doit parfois s’effacer face à son intérêt[11]. Certains affirment même qu’elle ne constitue généralement pas un élément central[12]. Nous considérons à cet égard que si l’opinion de l’enfant peut dans certains cas être écartée au nom de son intérêt supérieur, cet intérêt doit nécessairement être apprécié in concreto. En outre, on rappellera que le Comité exige une motivation circonstanciée indiquant clairement les raisons pour lesquelles l’opinion de l’enfant n’a pas été suivie. Il apparaît en tout cas indispensable que l’autorité décisionnelle informe l’enfant de l’issue du processus et lui explique, dans un langage adapté, comment son opinion a été prise en considération et de quelle manière elle a influé sur le résultat de la décision. « Ce retour d’information  garantit que l’opinion de l’enfant n’est pas simplement entendue à titre de formalité, mais qu’elle est prise au sérieux » (observation générale n°12, pt 45). Or, ce retour n’est pas prévu dans le contentieux familial autrement que par la motivation de la décision qui, pour rappel, n’est pas transmise directement à l’enfant dès lors qu’il n’est pas partie à la procédure.

4. Conclusions

Les constations commentées nous amènent à deux conclusions qui sont davantage une invitation à ouvrir une réflexion sur ces questions. La place du mineur dans le contentieux migratoire reste largement à construire, surtout lorsqu’il est accompagné. Ce statut requiert des garanties de fond et de forme.

Sur le fond, indépendamment de l’audition des enfants, le Comité souligne à quel point les décisions prises doivent avoir égard à la situation particulière des mineurs. Confronté à la trajectoire migratoire suivie par leur famille, ils subissent des déplacements perturbants, souvent dangereux, erratiques. Ils sont déplacés d’un pays à l’autre tout en étant requis de s’ « intégrer ». Alors que le droit à l’éducation est essentiel, ces déplacements les amènent d’une école à l’autre, avec les changements de langue que cela implique. Le déplacement secondaire les conduit à quitter non seulement l’école mais parfois tout ce qui les a sécurisés, dont un nouveau lieu de vie, des amis, des services sociaux. Un an pour eux raisonne autrement qu’un an pour un adulte. Cette temporalité et cet ancrage si propre aux enfants doivent conduire les autorités à prendre en compte leurs droits, de manière autonome, en ayant conscience qu’ils ne sont pas réduits à ceux de leurs parents. Outre l’impérieuse nécessité de la protection de leurs droits, la société d’accueil a tout intérêt à susciter un sentiment d’inclusion  chez ses nouveaux membres. Parmi de nombreuses autres sources, le rapport de l’Unicef, A Right to be Heard. Listening to children and young people on the move (décembre 2018), montre à quel la parole des mineurs on the move doit être entendue.

Sur la forme, quant au principe de l’audition, on restera attentif au fait que l’audition n’est pas sans risque et ne doit pas devenir un principe absolu. Elle pose souvent des conflits de loyauté aux enfants qui ne s’exprimeront pas toujours sincèrement, outre que les risques de manipulation et d’instrumentalisation sont bien présents. Une formation des professionnels à l’audition apparaît dans ce contexte indispensable «tant pour bien accueillir l’enfant que pour décoder ses propos et son langage non verbal »[13]. L’audition peut par ailleurs porter sur des évènements pénibles et renvoyer à un vécu préjudiciable pour l’enfant ; les conséquences potentiellement traumatisantes de l’audition ne devraient dès lors pas être négligées (observation générale n°12, pt 24). Dans ce contexte, outre qu’elle semble incompatible avec le droit de l’enfant de ne pas être entendu si tel est son souhait, l’affirmation péremptoire du Comité, dans la communication commentée, selon laquelle les enfants devraient systématiquement être entendus dans les procédures d’asile pose question. La systématisation de l’audition de l’enfant peut en effet s’avérer contre-productive, surtout si elle se réduit à une mesure symbolique et purement formelle. Le plus important est sans doute que la participation de l’enfant ait un sens et soit vue comme une processus continu impliquant un partage d’informations et un dialogue entre l’enfant et l’adulte, sur la base du respect mutuel (observation générale n°12, pt 3). En outre, en cas d’audition, il est essentiel qu’elle se fasse dans le respect scrupuleux des Lignes directrices du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants.

« La voix de tout le monde peut changer la vue des gens, la vie, la vision de voir les choses. Faut juste laisser à quelqu’un le droit de s’exprimer comme vous vous exprimez. C’est que ça le problème. Faut laisser parler les gens. Peut-être on verra qu’on a des points communs. On a des trucs que moi j’aime et que vous aimez. On apprend à se connaître » (Jeune fille, RDC, 13 ans, Unicef Belgique, What do you Think ?)

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Comité des droits de l’enfant, 28 septembre 2020, V.A., au nom de E.A. ET U.A. c. Suisse, com. n° 56/2018

 

Jurisprudence :

- Cour eur. D.H., Pormes c. Pays-Bas, 28 juillet 2020, req. n° 25402/14 ;

- C.J.U.E., 14 janvier 2021, TQ, C‑441/19, EU:C:2021:9.

 

Doctrine :

Sur l’arrêt Pormes, voir Mark Klaassen :

- Between facts and norms: Testing compliance with Article 8ECHR in immigration cases, Netherlands Quarterly of Human Rights, avril 2019 ;

- A right to regularize unlawful residence? 18 septembre 18, 2020.

Sur l’intérêt supérieur de l’enfant en migratoire, voy. notamment dans ces Cahiers :

- Ch. Flamand, « L’enfant comme acteur du processus décisionnel migratoire », Cahiers de l’EDEM, février 2019 ;

- Ch. Flamand, « Regroupement familial : Effectivité des recours et garanties procédurales au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant», Cahiers de l’EDEM, août 2020 ;

- G. Haumont et E. Bribosia, « Quand se renvoyer la balle transforme les voies de recours en matière de détention des enfants migrants en un dédale kafkaïen », Cahiers de l’EDEM, novembre 2020 ;

- M. Leardini et S. Sarolea, « L’arrêt Moustahi : intérêt supérieur et détention de l’enfant migrant aux frontières de l’Union européenne », Cahiers de l’EDEM, septembre 2020.

Pour citer cette note : G. Mathieu et S. Saroléa, « Entendre les enfants migrants et admettre qu’ils sont des sujets du droit de l’immigration, aussi », Cahiers de l’EDEM, janvier 2021.

 

[1]A cet égard, voy. Cour eur. D.H., Pormes c. Pays-Bas, s’agissant d’un requérant arrivé aux Pays-Bas alors qu’il est âgé de quatre ans, orphelin de mère. Son père décède alors qu’il est âgé de 12 ans. Il continue à vivre chez un oncle et une tante. Il commettra par la suite des faits délictueux et fera l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire. La Cour européenne des droits de l'homme déboute le requérant. Elle note cependant qu’on ne peut lui reprocher le caractère illégal de son séjour aux Pays-Bas. Il est arrivé à un très jeune âge, a développé des liens étroits avec le pays de sorte que son intérêt de résider aux Pays-Bas surpasse les considérations politiques migratoires (pt 64). Il est noté qu’il a grandi dans une famille hollandaise, y a suivi toute sa scolarité et qu’il n’a appris qu’à l’âge de 17 ans qu’il n’avait pas la nationalité du pays et qu’il était dépourvu d’un titre de séjour (pt 62). Indépendamment des questions d’ordre public, cet arrêt peut nourrir une réflexion quant au sort réservé à des mineurs qui ont passé toute leur enfance dans un pays avant d’être englobés dans une mesure d’éloignement du territoire notifiée à leurs parents.

[2] Cet arrêt fera l’objet d’un commentaire dans les prochains Cahiers de l’EDEM.

[3] Voy. à cet égard Cass., 10 février 2020. La Cour considère que ni les articles 3, 9 et 12 de la CIDE, ni l’article 8 de la CEDH, ni l’article 22bis de la Constitution n’exigent que l’enfant mineur ait la possibilité d’intervenir en tant que partie et d’intenter une action dans les litiges opposant ses parents concernant l’exercice de l’autorité parentale sur sa personne, les modalités d’hébergement ou l’exercice du droit aux relations personnelles par le parent n’exerçant pas l’autorité parentale.

[4] L. Jacobs, « La parole de l’enfant face à la séparation parentale : regards croisés sur les pratiques d’audition », Rev. trim. dr. fam., vol. 2017, n° 4, 2017, p. 656 ; M. Mallien, « L’autorité parentale, l’hébergement et la prise en considération de l’opinion de l’enfant par le juge : les apports des droits fondamentaux et la pratique des juridictions familiales », in L’hébergement de l’enfant : réflexions pluridisciplinaires, Limal, Anthémis, Collection du jeune barreau de Mons, 2020, p. 23.

[5] La Cour de cassation a précisé à cet égard que la possibilité que le mineur soit accompagné n’implique pas qu’un avocat assiste le mineur durant l’entretien (Cass., 10 février 2020).

[6] En ce sens : L. Jacobs, op. cit., p. 663.

[7] Ibid., p. 661 ; M. Mallien, op. cit., p. 27.

[8] En ce sens : M. Mallien, op. cit., p. 17 ; Cass., 6 octobre 2017, Rev. trim. dr. fam., 2018, p. 562, note G. Mathieu ; Trib. fam. Namur, (1ère ch. D), 28 février 2019, J.D.J., n°384, avril 2019, p. 35.

[9] M. Mallien, op. cit., p. 11.

[10] L. Jacobs, op. cit., p. 687.

[11] M. Mallien, op. cit., p. 35.

[12] Ibid., p. 33 ; L. Jacobs, op. cit., p. 678.

[13] L. Jacobs, op. cit., p. 687.

Publié le 01 février 2021