Cour eur. D.H., 6 octobre 2022, Liu c. Pologne, req. n° 37610/18

Louvain-La-Neuve

Les extraditions vers la Chine constitutives d’une violation de l’article 3 CEDH sauf en cas de garanties diplomatiques suffisantes.

Extradition – Interdiction de traitements inhumains et dégradants – Article 3 CEDH – Non-refoulement – Situation générale de violence – Chine – Garanties diplomatiques suffisantes – Droit à la liberté et à la sureté – Article 5 § 1 CEDH.

Dans son arrêt Liu c. Pologne, la Cour européenne des droits de l’homme affirme que, sans garanties diplomatiques suffisantes, l’extradition du requérant vers la Chine serait constitutive d’une violation de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants (art. 3 CEDH). Pour arriver à ce constat, la Cour a reconnu, sur la base de nombreux rapports d’organisations internationales, l’existence d’une « situation générale de violence » dans les centres de détention et les prisons chinoises. Par cet arrêt, la Cour complique considérablement la mise en œuvre d’extraditions depuis un État partie à la Convention européenne des droits de l’homme vers la Chine.

Zoé Briard

A. Arrêt

1. Les faits

Le 6 août 2017, M. Hung Tao Liu, ressortissant taïwanais et requérant dans cette affaire, est arrêté en Pologne. Cette arrestation fait suite à une notice rouge émise par Interpol à son sujet. Il est soupçonné d’avoir mené un vaste réseau international de fraude dans le domaine des télécommunications.

Sur demande des autorités chinoises, le Procureur Régional de Varsovie lance la procédure d’extradition. Dans ce contexte, la Cour Régionale de Varsovie demande à la Chine des informations supplémentaires au sujet des poursuites engagées à l’égard de M. Liu ; des garanties relatives au respect du droit à un procès équitable et des détails sur les conditions de la détention du requérant. Sur la base des renseignements fournis par la Chine, la juridiction polonaise autorise l’extradition de M. Liu. Le requérant fait appel de cette décision qui sera, plus tard, confirmée par la Cour d’appel de Varsovie. La Cour d’appel remarquera notamment qu’une partie de l’argumentaire de M. Liu est basée sur sa nationalité dans un contexte où la Chine ne reconnaît pas Taïwan comme une république autonome. Selon la juridiction polonaise, ceci n’a pas d’importance en ce que les crimes attribués au requérant ne sont pas de nature politique. La Cour d’appel ajoutera que la généralité caractérisant les rapports d’organisations internationales sur les violations des droits humains en Chine ne permettait pas de conclure en l’existence de violations de droits humains systématiques lors de poursuites pénales dans ce pays.

Dès le début de son emprisonnement, en novembre 2017, M. Liu a introduit une demande de protection internationale. En août 2018, cette demande a été refusée par le responsable de l’Office des étrangers (Szef Urzędu do Spraw Cudzoziemców). M. Liu n’a pas initié de recours contre cette décision.

En août 2018, M. Liu introduit une demande de mesure provisoire (art. 39 du règlement de la Cour européenne des droits de l’homme, ci-après, la Cour). Son cas est alors analysé par le ministre de la Justice polonais à qui revient la décision finale de l’extradition de M. Liu. La Cour prend cette mesure provisoire et demande au Gouvernement polonais de suspendre l’extradition du requérant. Les autorités polonaises suspendent alors le processus d’extradition de M. Liu.

En 2019, le Commissaire aux droits de l’homme introduit un pourvoi en cassation invoquant un examen imparfait de la situation de M. Liu. Selon lui, la Cour d’appel n’a pas analysé si le requérant risquait de se voir condamner à une peine de réclusion à perpétuité ni les possibilités de voir cette condamnation réduite. En 2020, la Cour suprême polonaise rejette ce pourvoi.

Depuis son arrestation en 2017 et pendant tout le temps de la procédure, M. Liu reste en détention en Pologne. La Cour régionale de Varsovie puis la Cour d’appel de Varsovie ont prolongé sa détention à de multiples reprises. Chaque fois, le requérant a fait appel de ces décisions qui ont été confirmées par la suite. Les juridictions polonaises avançaient notamment à l’appui de cette confirmation que le requérant n’était pas un citoyen polonais et qu’il existait un risque significatif qu’il quitte le pays. La juridiction polonaise trouvait cette possibilité renforcée par l’historique du requérant qui aurait préalablement fui des poursuites légales en Espagne.

2. La décision de la Cour

Dans sa requête auprès de la Cour strasbourgeoise, M. Liu affirme que son extradition vers la Chine constituerait une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, CEDH) en ce qu’elle entraînerait un risque d’être soumis à la torture ou à des traitements inhumains. Le requérant se plaint également d’une violation des articles 5 et 6 CEDH causée par la durée excessive et le caractère arbitraire de sa détention ainsi que par l’impossibilité qu’il bénéficie d’un procès équitable en Chine.

La Cour lui donne raison au sujet des violations des articles 3 et 5 CEDH. Quant à la violation de l’article 6 CEDH, la Cour considère qu’il n’est pas nécessaire d’analyser les allégations des parties à cet égard, ayant déjà reconnu le risque de violation de l’article 3 (§ 106).

– En ce qui concerne la violation de l’article 3 CEDH (interdiction des traitements inhumains et dégradants)

La Cour commence son évaluation de la violation de l’article 3 en rappelant qu’elle a résumé les principes généraux applicables en cas d’extradition ou d’expulsion dans sa jurisprudence antérieure (§ 65). Il est admis de longue date que les États parties à la Convention ne peuvent (r)envoyer une personne vers un pays où elle subirait des traitements inhumains ou dégradants. Des « motifs sérieux de croire que l’intéressé sera exposé dans l’État requérant à un risque réel d’être soumis à pareils mauvais traitements » (Soering c. Royaume-Uni, § 88) suffisent pour que l’État extradant voie sa responsabilité engagée. Cette construction jurisprudentielle est appelée le principe de non-refoulement.

Dans le but d’évaluer l’existence de motifs sérieux de croire qu’une extradition entraînera un risque réel de traitements inhumains et dégradants pour la personne en question, la Cour a mis en place un examen en deux temps. Premièrement, la Cour examine la situation générale dans le pays de destination. Deuxièmement, si cette vérification ne suffit pas à démontrer l’existence de tels motifs, la Cour se penche sur les griefs avancés par la personne concernée. Dans cette seconde partie, la Cour réalise donc un examen de la situation personnelle de la personne concernée[1].

En ce sens et en continuité avec l’arrêt Sufi et Elmi c. Royaume-Uni du 28 juin 2011, la Cour rappelle que, pour commencer l’évaluation d’une violation de l’article 3 CEDH, il est nécessaire de se pencher sur la situation générale dans le pays de destination. Conformément à son arrêt Khasanov et Rakhmanov c. Russie du 29 avril 2022, la Cour prévient qu’une situation générale de violence dans un pays ne suffit pas pour conclure à une violation de l’article 3 sauf si, l’intensité de cette situation est telle que tout renvoi vers ce pays constituerait une violation de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants (§ 66). 

La Chine n’étant pas partie à la CEDH et coopérant de manière limitée avec les organismes internationaux de protection des droits fondamentaux, la Cour doit se reposer sur les informations disponibles pour établir, ou non, une situation générale de violence dans les centres de détention chinois (§ 74). La Cour reproche aux autorités polonaises de ne pas avoir (du moins pas assez) mobilisé les derniers rapports des Nations Unies ainsi que ceux d’autres organisations internationales avant de prendre leur décision d’extrader M. Liu (§ 69).

La Cour relève aussi que la Chine n’a pas ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (§ 75). Au contraire, la Chine a ratifié la Convention contre la torture mais pas son mécanisme de plainte (§ 76). En conséquence, les individus ne peuvent se référer à un mécanisme de protection international pour se plaindre d’une violation de leurs droits les plus fondamentaux (§ 77). La Cour reproche également aux juridictions polonaises de s’être contentées d’informations informelles transmises par la Chine au sujet de la situation dans ses centres de détention. La juridiction strasbourgeoise mentionne notamment l’absence de garanties diplomatiques supplémentaires (§ 82).

La Cour déduit une « situation générale de violence » de la manière crédible et constante dont la torture et les mauvais traitements sont dénoncés dans les centres de détention et les prisons chinoises (§ 83). Or, l’établissement de cette « situation générale de violence » libère le requérant de son obligation de démontrer qu’il est directement et personnellement touché par le risque de violation de l’article 3 CEDH. Conformément à son arrêt Khasanov et Rakhmanov c. Russie (§ 96), la Cour affirme qu’il suffit de démontrer qu’en cas d’extradition, le requérant serait placé dans un centre de détention en Chine. Elle confirme que ceci s’applique dans le cas de M. Liu (§ 83).

– En ce qui concerne la violation de l’article 5 CEDH (droit à la liberté et à la sureté)

Au total, la détention de M. Liu a duré plus de cinq ans. La Cour va diviser cette durée en deux périodes distinctes (§§ 99 et 100). La première s’étend d’août 2017 à juillet 2018 et couvre la procédure d’asile ainsi que celle de l’extradition. La seconde court de juillet 2018 au jugement, c’est-à-dire octobre 2022. La juridiction strasbourgeoise trouve la première période justifiée. Par contre, la Cour ne trouve pas d’explication adéquate à la période de détention qui a suivi le mois de juillet 2018. Ce faisant, la Cour rejette l’argument du gouvernement polonais selon lequel la prise de mesure provisoire l’avait empêché d’agir. Selon la Cour, l’interdiction d’extrader un individu n’a aucune incidence sur l’applicabilité de l’article 5 CEDH (§ 101). La Cour conclut que cette seconde période de détention n’était pas légale au regard de l’article 5 CEDH (§ 104).

B. Éclairage

Avec l’arrêt Liu c. Pologne, la Cour strasbourgeoise entérine donc que, sans garanties diplomatiques suffisantes, les extraditions réalisées par un État partie à la Convention vers la Chine sont constitutives d’une violation de l’article 3 CEDH. Concrètement, cet arrêt rend les extraditions vers la Chine très compliquées.

1. La situation avant l’arrêt Liu c. Pologne : une individualisation nécessaire du risque de traitements inhumains et dégradants pour constater une violation de l’article 3 CEDH

Malgré son caractère très protecteur, le principe de non-refoulement est en réalité difficile à mettre en œuvre. L’individualisation du risque constitue l’une des raisons complexifiant l’application de ce principe. En effet, cette individualisation est en réalité difficile à établir, la Cour allant jusqu’à demander aux personnes concernées de démontrer que leur risque est plus élevé que celui d’autres personnes se trouvant dans la même situation.

En 2015, la Cour n’avait pas reconnu la violation de l’article 3 CEDH au sujet d’une extradition qui avait été réalisée vers la Chine (Y. c. Russie). Les requérants dans cette affaire étaient des pratiquants de Falun Gong, une minorité religieuse persécutée en Chine. Malgré l’appartenance des requérants à ce groupe, la Cour strasbourgeoise avait considéré que leur crainte de persécution n’avait pas été suffisamment individualisée que pour constituer une violation de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants[2].

Dans l’arrêt commenté, la Cour n’a pas assoupli les conditions d’individualisation du risque. Toutefois, elle a facilité la mise en œuvre du principe de non-refoulement en reconnaissant la « situation de violence générale » caractérisant les centres de détention chinois suffisante pour établir un risque de violation de l’article 3 CEDH en cas d’extradition.

Cet équilibre entre individualisation et situation générale a aussi été développé dans une affaire plus récente, déjà évoquée ci-avant. Dans l’arrêt Khasanov et Rakhmanov c. Russie, datant du 29 avril 2022, la Cour avait affirmé que l’extradition des requérants vers le Kirghizstan n’entraînerait pas une violation de l’article 3 CEDH (§ 139). Toutefois, à l’instar de l’arrêt Liu. c. Pologne, l’arrêt Khasanov et Rakhmanov c. Russie mentionnait la possibilité d’établir une violation de l’article 3 CEDH uniquement sur la base d’une « situation générale de violence » dans le cas où « la violence est d’une intensité telle que tout renvoi dans ce pays emporterait une pareille violation » (§ 96).

Les requérants dans l’arrêt Khasanov et Rakhmanov c. Russie étant Ouzbeks d’origine, ces extraditions avaient toutes pour point commun de concerner des infractions de nature politique et/ou des requérants impliqués dans des activités politiques ou faisant partie d’une minorité religieuse. L’arrêt commenté a donc étendu considérablement les cas de refus d’extradition vers la Chine puisque M. Liu ne rentre dans aucune de ces deux catégories.

Depuis Liu c. Pologne, il n’est plus nécessaire de montrer, de manière individuelle, que la personne qui va être extradée risque de subir des traitements inhumains et dégradants. Et ce, même si la personne en question ne fait pas partie d’une minorité persécutée dans le pays de destination. Il suffit de démontrer que la situation dans les centres de détention et les prisons chinois n’a pas évolué positivement depuis octobre 2022.

2. Les « garanties diplomatiques suffisantes » : une nuance au caractère systématique de l’illégalité des extraditions vers la Chine

Que recouvre cette appellation de garanties diplomatiques suffisantes ? De manière générale, elles représentent « le fait pour un État avant de procéder à un acte de demander à un autre État de s’engager »[3]. Les garanties diplomatiques peuvent donc revêtir des formes variées. Elles trouvent à s’appliquer dans de nombreux contextes et parmi eux, les extraditions.

Avant de reconnaître les extraditions vers la Chine constitutive d’une violation de l’article 3 CEDH, la Cour introduit une nuance à propos des garanties diplomatiques suffisantes. La Cour reproche au Gouvernement polonais de s’être contenté de déclarations informelles des autorités chinoises et de ne pas avoir tenté d’obtenir des « garanties diplomatiques suffisantes » de la part ces mêmes autorités (§ 82). La Cour semble sous-entendre ici que, si les autorités polonaises avaient disposé de telles garanties, elles auraient pu procéder à cette extradition, et ce, malgré l’existence d’une « situation générale de violence » dans les centres de détention chinois.

Selon Yen-Ching et Chen, dans ce cas et en continuité avec la jurisprudence de la Cour, une coopération fiable et significative de la Chine avec les mécanismes de surveillance internationaux ainsi qu’une surveillance internationale effective de ses engagements constituerait de telles garanties[4].

Ceci semble plausible puisque, quand elle a établi une « situation générale de violence » dans les centres de détention et les prisons chinois, la Cour a notamment relevé que la Chine n’avait pas ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (§ 75) ni le mécanisme de plainte associé à la Convention contre la torture (§ 76). La juridiction strasbourgeoise avait ensuite expliqué que cela signifiait qu’il n’était pas possible, en Chine, de se référer à un mécanisme de protection international pour se plaindre d’une violation de ses droits les plus fondamentaux (§ 77).

Il est donc nécessaire que ces garanties diplomatiques soient « suffisantes » pour envisager une extradition. Dans son arrêt Khasanov et Rakhmanov c. Russie, la Cour précisait que toute garantie diplomatique ne suffisait pas à écarter les risques de violation de l’article 3 CEDH. « Il faut absolument vérifier qu’elles prévoient, dans leur application pratique, une garantie suffisante que le requérant sera protégé contre le risque de mauvais traitements » (§ 101). Cette jurisprudence est confirmée dans l’arrêt commenté (§ 82). Ajoutons à cela que le poids accordé à ces garanties dépend des circonstances prévalant au moment où elles ont été données (§ 101).

C. Conclusion

Avec cette nuance des garanties diplomatiques suffisantes, les extraditions vers la Chine ne semblent pas être systématiquement constitutives d’une violation de l’article 3 CEDH. Toutefois, en ce que la « situation générale de violence » caractérisant les centres de détention et prisons chinois suffit pour déclarer une extradition vers la Chine constitutive d’une violation de l’article 3 CEDH, l’arrêt Liu c. Pologne complique considérablement la mise en œuvre de ces extraditions.

Notons qu’en 2019 déjà, la Suède avait refusé l’extradition d’un prévenu vers la Chine arguant l’existence d’un risque manifeste de violation de ses droits fondamentaux et, plus précisément des articles 2 et 3 CEDH au vu de ces activités politiques (Cour suprême suédoise, affaire no Ö 2479-19). Il est probable que d’autres États parties à la Convention suivent cet exemple dans les mois à venir.

La jurisprudence de la Cour au sujet des extraditions étant applicable pour toutes les mesures d’éloignement, cette décision pourrait donc également avoir un impact significatif sur les expulsions et les éloignements.

D. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 6 octobre 2022, Liu c. Pologne, req. no37610/18.

Jurisprudence :

Doctrine :  

Pour citer cette note : Z. Briard, « Les extraditions vers la Chine constitutives d’une violation de l’article 3 de la CEDH sauf en cas de garanties diplomatiques suffisantes », Cahiers de l’EDEM, mars 2023.

 

[1] J. Jaumotte, « Article 19. - Protection en cas d’éloignement, d’expulsion et d’extradition », in F. Picod et al. (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 3e éd., Bruxelles, Bruylant, 2023, p. 560.

[2] V. Yen-Ching Weng et Y.-J. Chen, « Liu v. Poland : A Game Changer for the Extradition Agendas of Autocracies (like China) », Blog of the European Journal of International Law, November 2022.

[3] O. Delas, Le principe de non-refoulement dans la jurisprudence internationale des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 300.

[4] V. Yen-Ching Weng et Y.-J. Chen, op. cit.

Publié le 31 mars 2023