C.J.U.E., 27 février 2020, RH, C-836/18, EU:C:2020:119

Louvain-La-Neuve

L’article 20 TFUE, le regroupement familial et l’application du droit de l’Union européenne aux situations purement internes : la Cour de justice de l’Union européenne affine sa jurisprudence.

Article 20 TFUE – situations purement internes – regroupement familial entre conjoints – ressources suffisantes – jouissance de l’essentiel des droits du citoyen UE – atteinte disproportionnée – relation de dépendance entre le citoyen UE et le citoyen ressortissant d’un État tiers – obligation de quitter le territoire de l’UE – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, article 7.

L’article 20 TFUE s’oppose à ce qu’un État membre rejette une demande de regroupement familial, introduite par un ressortissant d’un pays tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union qui possède la nationalité de cet État membre et qui n’a jamais exercé sa liberté de circulation, au seul motif que ce citoyen de l’Union ne dispose pas, pour lui et son conjoint, de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système national d’assistance sociale, sans qu’ait été examiné s’il existe, entre ledit citoyen de l’Union et son conjoint, une relation de dépendance d’une nature telle que, en cas de refus d’octroi d’un droit de séjour dérivé à ce dernier, ledit citoyen de l’Union serait contraint de quitter le territoire de l’Union pris dans son ensemble et serait ainsi privé de la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par son statut.

Matthieu Lys

A. Arrêt

L’arrêt commenté concerne un ressortissant marocain majeur, RH, qui s’est marié en Espagne avec une ressortissante espagnole majeure n’ayant jamais exercé sa liberté de circulation au sein de l’Union européenne. Les époux vivent ensemble en Espagne, en compagnie du père de la ressortissante espagnole.

RH a sollicité une carte de séjour en tant que membre de la famille d’un citoyen de l’Union.

Cette demande a été rejetée par l’autorité administrative compétente, au motif que l’épouse de RH n’avait pas établi qu’elle disposait des ressources suffisantes pour subvenir aux besoins de son époux alors que, en vertu de la loi espagnole, l’obligation de disposer de telles ressources lui incombait exclusivement.

La décision de refus de séjour est uniquement motivée par cette circonstance, et ne tient pas compte de la répercussion qu’aurait, sur la ressortissante espagnole, le fait que son époux soit tenu de quitter le territoire de l’Union. Les autorités espagnoles n’ont pas non plus tenu compte du fait que le père de celle-ci s’est engagé à couvrir tous les frais résultant du séjour de son gendre en Espagne.

RH a introduit un recours contre cette décision auprès de la juridiction administrative compétente, qui a accueilli le recours en considérant que l’article en cause de la législation espagnole, imposant à la ressortissante espagnole de disposer à elle-seule des ressources suffisantes pour subvenir aux besoins de son époux, n’était pas applicable au cas d’espèce.

L’administration de l’État espagnol a fait appel de cette décision devant la Cour supérieure de justice de Castille-La Manche, qui s’interroge sur le point de savoir si l’article 20 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (ci-après : TFUE) ne s’oppose pas à la pratique espagnole, imposant à ses ressortissants n’ayant jamais exercé leur liberté de circulation à l’intérieur de l’UE d’apporter la preuve qu’ils disposent de ressources suffisantes pour eux-mêmes et pour leurs conjoints dans le cadre d’une demande de regroupement familial. La juridiction espagnole explique en effet que refuser un droit de séjour au conjoint d’un citoyen espagnol n’ayant jamais exercé sa liberté de circulation contraindrait celui-ci à devoir quitter le territoire de l’Union pour respecter et rendre effectifs le droit et l’obligation de vie commune fixés par le droit espagnol. En outre, la juridiction espagnole estime que l’article 20 TFUE est violé par la pratique de l’État espagnol consistant à refuser automatiquement le séjour du conjoint en raison de l’absence de ressources suffisantes du ressortissant espagnol, sans avoir examiné s’il existe, entre le citoyen de l’UE et son conjoint, un lien de dépendance d’une nature telle que, en cas de refus d’octroi à ce dernier d’un droit de séjour, ledit citoyen serait, dans les faits, contraint de quitter le territoire de l’Union pris dans son ensemble.

C’est la raison pour laquelle la Cour supérieure de justice de Castille-La Manche a décidé de poser à la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après : CJUE) deux questions préjudicielles concernant les modalités d’appréciation relatives à l’existence, dans une situation telle que celle en cause, d’un droit de séjour dérivé fondé sur les dispositions de l’article 20 TFUE, dont pourrait se prévaloir le ressortissant d’un pays tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union n’ayant jamais fait usage de sa liberté de circulation.

Par sa première question, la juridiction de renvoi demande si l’article 20 TFUE doit être interprété en ce sens qu’une relation de dépendance de nature à justifier l’octroi d’un droit de séjour dérivé existe au seul motif que le ressortissant de l’État membre, majeur et n’ayant jamais exercé sa liberté de circulation, et son conjoint, majeur et ressortissant d’un pays tiers, sont tenus de vivre ensemble, en vertu des obligations découlant du mariage selon le droit de l’État membre dont le citoyen de l’Union est ressortissant.

Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande si l’article 20 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un État membre rejette une demande de regroupement familial introduite par le conjoint, ressortissant d’un État tiers, d’un citoyen de l’UE n’ayant jamais exercé sa liberté de circulation, au seul motif que le citoyen de l’Union ne dispose pas, pour lui et son conjoint, de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système national d’assistance sociale, sans qu’il ait été examiné s’il existait entre eux une relation de dépendance d’une nature telle que le refus du droit de séjour dérivé au conjoint entraînerait comme conséquence, dans le chef du citoyen de l’UE, d’être contraint de quitter le territoire de l’UE pris dans son ensemble et d’être ainsi privé de la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par son statut.

Assez logiquement, la CJUE répond d’abord à la seconde question préjudicielle avant de s’attaquer à la première.

La Cour de Luxembourg commence par rappeler que, en principe, le droit de l’Union ne s’applique pas à une demande de regroupement familial d’un ressortissant d’un État tiers avec un membre de sa famille, ressortissant de l’UE, n’ayant jamais exercé sa liberté de circulation. Ce type de demande se situe en dehors du champ d’application du droit de l’Union. Cependant, la Cour note immédiatement que l’imposition systématique d’une condition de ressources suffisantes sans aucune exception pourrait méconnaître, dans des situations très particulières, le droit de séjour dérivé qui devrait être reconnu au conjoint en vertu de l’article 20 TFUE.

La CJUE rappelle que l’article 20 TFUE confère à toute personne ayant la nationalité d’un État membre de l’Union, la citoyenneté européenne. Citant l’arrêt K.A. e.a. du 8 mai 2018, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 20 TFUE « s’oppose à des mesures nationales, y compris des décisions refusant le droit de séjour aux membres de la famille d’un citoyen de l’Union, qui ont pour effet de priver les citoyens de l’Union de la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par leur statut » (§37 de l’arrêt commenté). Si la Cour mentionne également que les dispositions du traité relatives à la citoyenneté de l’Union ne confèrent en principe aucun droit aux ressortissants d’État tiers, elle rappelle clairement que certaines situations « très particulières » impliquent la reconnaissance d’un droit de séjour à un ressortissant d’État tiers sur base de l’article 20 TFUE, et ce dans les cas où un refus de séjour méconnaîtrait l’effet utile de la citoyenneté européenne d’un ressortissant d’un État membre.

La Cour affirme toutefois que, hormis exception possible liée notamment au maintien de l’ordre public et à la sauvegarde de la sécurité publique, « le refus d’accorder un droit de séjour à un ressortissant d’un pays tiers n’est susceptible de mettre en cause l’effet utile de la citoyenneté de l’Union que s’il existe, entre ce ressortissant d’un pays tiers et le citoyen de l’Union membre de sa famille [n’ayant pas fait usage de sa liberté de circulation], une relation de dépendance telle qu’elle aboutirait à ce que ce dernier soit contraint d’accompagner le ressortissant d’un pays tiers en cause et de quitter le territoire de l’Union, pris dans son ensemble » (§40 de l’arrêt commenté).

Après avoir insisté sur la prise en compte du droit au respect de la vie privée et familiale et du principe de proportionnalité (§47 de l’arrêt commenté), la Cour affirme que « refuser au ressortissant d’un pays tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union, un droit de séjour dérivé sur le territoire de l’État membre dont ce citoyen a la nationalité au seul motif que ce dernier ne dispose pas de ressources suffisantes, alors même qu’il existe, entre ledit citoyen et ce ressortissant d’un pays tiers, une relation de dépendance (…), constituerait une atteinte à la jouissance effective de l’essentiel des droits découlant du statut de citoyen de l’Union qui serait disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi par une telle condition de ressources, à savoir préserver les finances publiques de l’État membre concerné. En effet, un tel objectif purement économique se distingue fondamentalement de celui visant à maintenir l’ordre public et à sauvegarder la sécurité publique et ne permet pas de justifier des atteintes à ce point graves à la jouissance effective de l’essentiel des droits découlant du statut de citoyen de l’Union » (§48 de l’arrêt commenté). Ainsi, se référant aux conclusions de l’avocat général Priit Pikamäe, la Cour en conclut que « lorsqu’il existe une relation de dépendance (…) entre un citoyen de l’Union et le ressortissant d’un pays tiers, membre de sa famille, l’article 20 TFUE s’oppose à ce qu’un État membre prévoie une exception au droit de séjour dérivé que cet article reconnaît à ce ressortissant d’un pays tiers, au seul motif que ledit citoyen de l’Union ne dispose pas de ressources suffisantes » (§49 de l’arrêt commenté). Dans cette mesure, la Cour insiste sur le fait que les États membres doivent prévoir des modalités procédurales d’introduction de telles demandes de regroupement familial qui permettent aux demandeurs de faire effectivement valoir l’existence d’un tel lien de dépendance. La Cour interdit dès lors aux États membres de rejeter automatiquement une demande de regroupement familial d’un ressortissant d’un État tiers à l’égard d’un citoyen de l’Union au seul motif que ce dernier ne dispose pas de ressources suffisantes, et leur impose d’examiner l’existence d’une relation de dépendance entre les deux (§53 de l’arrêt commenté).

Dès lors, la Cour affirme qu’il « convient de répondre à la seconde question que l’article 20 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un État membre rejette une demande de regroupement familial, introduite par le conjoint, ressortissant d’un pays tiers, d’un citoyen de l’Union qui possède la nationalité de cet État membre et qui n’a jamais exercé sa liberté de circulation, au seul motif que ce citoyen de l’Union ne dispose pas, pour lui et son conjoint, de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système national d’assistance sociale, sans qu’il ait été examiné s’il existe une relation de dépendance entre ledit citoyen de l’Union et son conjoint d’une nature telle que, en cas de refus d’octroi d’un droit de séjour dérivé à ce dernier, le même citoyen de l’Union serait contraint de quitter le territoire de l’Union pris dans son ensemble et serait ainsi privé de la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par son statut ».

Quant à la première question préjudicielle, la Cour établit des balises autour de la notion de « relation de dépendance » de nature à justifier un droit de séjour dérivé à un ressortissant d’État tiers au titre du regroupement familial avec un citoyen de l’UE sédentaire. La CJUE affirme d’une part qu’une telle relation de dépendance « n’est envisageable que dans des cas exceptionnels » (§56 de l’arrêt commenté) et, d’autre part, que la seule existence d’un lien familial ne saurait suffire à justifier d’un droit de séjour dérivé au titre de l’article 20 TFUE. En conséquence, l’obligation légale pour un époux et son conjoint de vivre ensemble ne suffit pas, à elle seule, à établir un lien de dépendance d’une nature telle qu’il imposerait au citoyen de l’Union, en cas de renvoi de son conjoint en dehors du territoire de l’Union, de quitter le territoire de l’Union dans son ensemble.

B. Éclairage

L’arrêt commenté constitue un chapitre supplémentaire de la « saga Zambrano », relative à l’interprétation de l’article 20 TFUE et à l’application du droit de l’Union aux situations purement internes[1]. On se trouve en effet bien, en l’espèce, dans une situation qui, en principe, échappe au champ d‘application du droit de l’Union européenne et donc à la directive 2004/38, car il s’agit d’une demande de regroupement familial d’un ressortissant d’un État tiers à l’Union européenne avec un citoyen de l’Union qui n’a pas exercé sa liberté de circulation.

Dans l’arrêt commenté, la Cour rappelle tout d’abord que ce type de situation n’échappe pas totalement au droit de l’Union lorsque le droit national mentionne explicitement que le droit de l’Union doit s’appliquer, même si cette assimilation du droit national au droit de l’Union est jurisprudentielle (§30 de l’arrêt commenté). Cette porte ouverte laissée par la Cour vaut d’être soulignée, car elle permet alors, lorsque le droit national assimile d’initiative une situation purement interne à une situation de circulation, de se dispenser de la recherche de l’atteinte à l’essentiel des droits tirés du statut de citoyen UE, et ce, que cette assimilation soit législative ou jurisprudentielle[2].

Outre cette prise de position claire de la Cour, l’intérêt de l’arrêt commenté réside également dans l’affinage de sa jurisprudence, de Ruiz Zambrano à KA, en passant par les arrêts McCarty, Dereci et Chavez-Vilchez.

Pour rappel, la jurisprudence constante de la Cour nous apprend que l’article 20 TFUE s’oppose à des mesures nationales, y compris des décisions refusant le droit de séjour aux membres de la famille d’un citoyen de l’Union, qui ont pour effet de priver les citoyens de l’Union de la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par leur statut. Cette jouissance effective de l’essentiel des droits du citoyen UE « ne serait qu’exceptionnellement affectée quand celui-ci serait contraint de quitter le territoire de l’Union pris dans son ensemble. La jurisprudence suggérait que la chose serait rarissime. Une épouse pourrait choisir de vivre séparée de son mari. Des enfants pourraient vivre séparés de leur père, dès lors que la mère est en mesure d’assurer leur subsistance »[3].

Cette définition « conséquentielle »[4] de l’essentiel des droits du citoyen de l’Union s’est enrichie, depuis l’arrêt Chavez-Vilchez précité, de l’affirmation d’une attention portée aux droits fondamentaux du citoyen de l’Union, dont la prise en compte « se fait par référence à la Charte des droits fondamentaux de l’Union »[5], malgré le fait qu’en principe, il s’agisse de situations purement internes échappant au droit de l’Union. Pour J.-Y. Carlier et G. Renaudière, cet arrêt Chavez-Vilchez introduit une évolution remarquable dans l’appréhension du concept de « l’essentiel des droits » du citoyen de l’Union, en ce que, si la définition de ce concept reste essentiellement « conséquentielle et non conceptuelle », la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne devient désormais non plus seulement un instrument d’interprétation du droit de l’Union, mais un « instrument de mesure pour l’essentiel des droits », une « clé d’entrée » dans le droit de l’Union[6]. Elle « vient se placer en amont, pour déterminer le champ d’application matériel du droit de l’Union »[7].

Il nous semble que l’arrêt commenté s’inscrit dans cette logique de l’arrêt Chavez-Vilchez, qui avait déjà été poursuivie dans l’arrêt KA de la CJUE (1). L’arrêt commenté renforce également, à charge des États membres de l’Union européenne, l’obligation d’examen minutieux et individuel des demandes de regroupement familial, confirmant l’interdiction des rejets automatiques sans individualisation (2). En outre, il induit une certaine hiérarchie de valeur des objectifs poursuivis par les mesures nationales en cause, dont il faut tenir compte, dans le cadre du contrôle de proportionnalité, au moment de réaliser la balance des intérêts (3).

1. Confirmation de l’importance de la prise en compte des droits fondamentaux du citoyen de l’Union

On vient de le dire : l’arrêt Chavez-Vilchez fait de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne une porte d’entrée dans le droit européen. Sa nouveauté réside dans « les modalités d’appréciation du risque que le citoyen soit contraint de quitter le territoire de l’Union », qui doivent tenir compte, entre autres, du droit au respect de la vie privée et familiale énoncé à l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[8].

Dans son arrêt KA, la Cour s’inscrivait dans les pas de sa jurisprudence Chavez-Vilchez, en interprétant également l’effet utile de l’article 20 TFUE à la lumière des droits fondamentaux tels que consacrés par la Charte. Elle fondait sa réponse à la juridiction belge de renvoi directement sur la citoyenneté européenne associée aux articles 7 et 24 de la Charte des droits fondamentaux, en particulier l’intérêt supérieur de l’enfant.

L’arrêt commenté nous semble participer à la même logique. En effet, le lien de dépendance entre le citoyen de l’Union et son conjoint doit, selon la Cour, être analysé en tenant compte de l’importance du droit au respect de la vie privée et familiale. La Cour fait expressément référence à l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne au paragraphe 47 de l’arrêt, pour affirmer que « il y a lieu de souligner que l’appréciation d’une exception au droit de séjour dérivé découlant de l’article 20 TFUE doit tenir compte, notamment, du droit au respect à la vie privée et familiale, tel qu’il est énoncé à l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE ».

En outre, dans ce même paragraphe 47 de l’arrêt, la Cour fait référence au principe de proportionnalité, principe général de droit de l’Union, qui est mobilisé lors du contrôle des atteintes aux droits fondamentaux. J.-Y. Carlier et G. Renaudière considèrent que, dans Chavez-Vilchez, si la Charte « sert bien à mesurer si l’essentiel des droits est en cause »[9], c’est parce que l’atteinte à la vie familiale du citoyen de l’Union serait disproportionnée s’il devait quitter le territoire de l’UE. On retrouve la même logique au cœur de l’arrêt commenté : si une relation de dépendance existe entre le citoyen de l’UE et son conjoint ressortissant d’un État tiers, refuser automatiquement un droit de séjour dérivé au conjoint sans tenir compte de cette relation de dépendance constituerait une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie familiale du citoyen de l’Union.

Dès lors, dans l’arrêt commenté, la Cour continue donc à enrichir le concept de « l’essentiel des droits » du citoyen de l’UE d’une référence aux droits fondamentaux exprimés dans la Charte, affirmant que si une mesure nationale (y compris, donc, le refus d’un droit de séjour dérivé à un ressortissant d’un État tiers) emporte une atteinte disproportionnée à l’un d’entre eux, la situation cesse d’être purement interne et rentre pleinement dans le champ d’application du droit de l’Union. Il est permis de se réjouir de cette évolution.

2. Confirmation de l’exigence d’un lien de dépendance comme critère de regroupement familial et de l’exigence d’un examen individualisé et minutieux

On a déjà eu l’occasion de le souligner : la Cour juge que refuser le droit de séjour à un conjoint ressortissant d’un État tiers d’un citoyen de l’UE constituerait une atteinte disproportionnée à la jouissance effective de l’essentiel des droits du citoyen UE s’il existe une relation de dépendance forte entre ce dernier et son conjoint.

Cette exigence d’un lien de dépendance entre le citoyen de l’Union et le membre de sa famille ressortissant d’État tiers comme critère de regroupement familial avait déjà été mise en avant dans les arrêts Ruiz Zambrano, Chavez-Vilchez, et KA.

Dans l’arrêt Chavez-Vilchez, la Cour rappelle que « c’est la relation de dépendance entre le citoyen de l’Union en bas âge et le ressortissant d’un pays tiers auquel un droit de séjour est refusé qui est susceptible de mettre en cause l’effet utile de la citoyenneté de l’Union, dès lors que c’est cette dépendance qui aboutirait à ce que le citoyen de l’Union se voie dans l’obligation, en fait, de quitter non seulement le territoire de l’État membre dont il est ressortissant, mais également celui de l’Union pris dans son ensemble, comme conséquence d’une telle décision de refus » (§69).

Dans l’arrêt KA, la Cour a pu conclure à la contrariété au droit européen de la pratique de l’État belge qui refusait d’acter une demande de regroupement familial lorsque le ressortissant d’État tiers avait fait l’objet d’une interdiction d’entrée, précisément parce que cela empêchait d’examiner l’existence d’une relation de dépendance entre le ressortissant du pays tiers et le membre de sa famille, citoyen de l’UE[10].

Dans les arrêt Ruiz Zambrano et Chavez-Vilchez, l’essentiel des droits qui y était analysés ne concernaient encore que la vie familiale d’enfants en bas âge. Ce qui primait était l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans l’arrêt KA, la Cour confirmait sa jurisprudence concernant les enfants en bas âge, mais ouvrait également la porte à ce que, avant de refuser un titre de séjour sur base du regroupement familial, les États membres doivent analyser l’existence d’une relation de dépendance entre deux adultes majeurs. Dans l’arrêt RH, la Cour confirme que ce lien de dépendance pouvant entraîner un droit au séjour dérivé de l’article 20 TFUE pour le conjoint hors UE d’un citoyen de l’Union, peut tout à fait exister entre deux adultes, certes dans des « situations très particulières ».

En outre, comme dans ses arrêts Chavez-Vilchez et KA, la Cour, dans son arrêt RH, fait peser sur les États membres une obligation procédurale d’examen minutieux et individuel de la demande qui leur est soumise. Dans l’arrêt commenté, la CJUE oblige d’ailleurs les États à se montrer proactifs à cet égard, en affirmant, au paragraphe 53, que l’autorité nationale saisie d’une demande d’octroi de séjour aux fins de regroupement familial, ne saurait rejeter celle-ci de manière automatique au seul motif que le citoyen de l’Union ne dispose pas de ressources suffisantes, mais qu’il « lui incombe (…) d’apprécier, sur le fondement des éléments que le ressortissant d’un pays tiers et le citoyen de l’Union concernés doivent pouvoir librement lui apporter et en procédant, si besoin est, aux recherches nécessaires, s’il existe, entre ces deux personnes, une relation de dépendance (…) de telle sorte qu’un droit de séjour dérivé doit, en principe, être accordé à ce ressortissant, au titre de l’article 20 TFUE ».

Comme le dit L. Leboeuf, « l’exigence d’un examen individuel transparait de l’ensemble de la jurisprudence de la Cour de justice relative au droit au regroupement familial. En matière de regroupement familial, et d’asile et d’immigration plus généralement, la Cour de justice semble abhorrer les décisions adoptées automatiquement, sans examen des circonstances propres à l’espèce »[11]. L’examen de l’arrêt commenté nous permet de confirmer cette affirmation.

On peut regretter, à la lecture de l’arrêt RH, que la Cour n’ait pas avancé plus largement dans l’utilisation des droits fondamentaux comme critère de mesure de l’essentiel des droits en acceptant de tenir compte, comme le lui suggérait la juridiction nationale espagnole, de l’obligation légale de cohabitation légale de cohabitation entre époux, ce qu’elle rejette (§61 de l’arrêt commenté).

3. Contrôle de proportionnalité et gradation dans la valeur des objectifs poursuivis

L’analyse de l’arrêt commenté nous amène à une troisième brève observation.

Alors qu’elle balise le contrôle de proportionnalité qu’il faut effectuer de l’atteinte à la jouissance effective de l’essentiel des droits du citoyen européen, la Cour affirme que refuser un droit de séjour au conjoint de celui-ci au seul motif de l’absence de revenus suffisants, alors même qu’existerait une relation de dépendance entre les deux, serait totalement disproportionné au regard de l’objectif poursuivi qui est, en l’espèce, la préservation des finances publiques de l’État membre concerné. La Cour affirme avec force que « un tel objectif purement économique se distingue fondamentalement de celui visant à maintenir l’ordre public et à sauvegarder la sécurité publique et ne permet pas de justifier des atteintes à ce point graves à la jouissance effective de l’essentiel des droits découlant du statut de citoyen de l’Union » [12].

Ce faisant, la Cour établit une sorte de gradation, ou de hiérarchie dans les objectifs poursuivis. Pour appliquer correctement le principe de proportionnalité, la Cour nous invite à considérer que les finances publiques d’un État sont un objectif qui, s’il est légitime, ne peut cependant pas tout justifier. Au moment d’effectuer la balance des intérêts, l’objectif de préservation des finances publique doit peser moins lourd que, par exemple, la sécurité publique. En matière de regroupement familial, où les conditions économiques placées à l’exercice du droit à vivre en famille sont nombreuses et souvent élevées pour les familles les moins aisées, une telle prise de position de la Cour ne devrait pas passer inaperçue.

En conclusion, l’arrêt commenté est important, parce qu’il concerne à la fois la problématique des situations purement internes et celle de l’examen des ressources suffisantes, deux questions qui sont au cœur de nombreux débats politiques et juridiques. Le fait que l’insuffisance des ressources ne peut à elle seule justifier un refus d’octroi d’un séjour dérivé au conjoint vaut aussi maintenant pour une situation où le citoyen UE est un citoyen sédentaire n’ayant pas exercé sa liberté de circulation, dans des situations où un lien de dépendance si fort existe entre les deux majeurs que, en cas de refus, le citoyen de l’UE serait contraint de quitter le territoire de l’UE. L’atteinte au droit à la vie privée et familiale du citoyen UE serait, dans un tel cas, tellement forte, qu’elle entraînerait l’application du droit de l’Union européenne à cette situation pourtant purement interne, car ce citoyen UE sédentaire serait alors privé de la jouissance de l’essentiel des droits qu’il devrait pouvoir tirer de son statut.

En d’autres termes, l’arrêt commenté nous enseigne que les autorités nationales, pour garantir un effet utile à l’article 20 TFUE, sont tenues de procéder à un examen individualisé et minutieux de chaque demande de regroupement familial et, pour ce faire, sont obligées de prendre en compte, dans leur examen, le respect des droits fondamentaux, dont celui au respect de la vie privée et familiale.

Cet arrêt contribue à nourrir la définition encore « conséquentielle » du concept de « l’essentiel des droits » par les droits fondamentaux consacrés par la Charte au bénéfice du citoyen de l’Union. Une telle évolution jurisprudentielle doit être saluée.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt :

CJUE, 27 février 2020, RH, aff. C-836/18, EU:C:2020:119

Jurisprudence :

- CJUE, 10 mai 2017, Chavez-Vilchez et autres, aff. C-133/15, EU:C:2017:354

- CJUE, 8 mai 2018, K.A. et autres, aff. C-82/16, EU:C:2018:308

Doctrine :

- CARLIER J.-Y. et RENAUDIERE G., « Libre circulation des personnes dans l’Union européenne », JDE, 2018, pp. 141 à 151.

- CARLIER J.-Y. et VAN MALLEGHEM P.-A., « Libre circulation des personnes dans l’Union européenne », à paraître JDE, avril 2020.

- JURY F., « Le droit au regroupement familial face à une interdiction d’entrée dans l’UE : une voie d’accès conditionnée au territoire des États membres », La Revue des droits de l’homme [Online], juin 2018.

- LEBOEUF L., « Une interdiction d’entrée n’implique pas le rejet systématique de toute demande de regroupement familial ultérieure », Cahiers de l’EDEM, mai 2018, pp. 3 à 11.

- LYS M., « La nouvelle loi belge sur le regroupement familial : le droit européen et le droit belge autorisent-ils la discrimination à rebours ? », Revue Belge de Droit Constitutionnel, 2012, vol. 1, N o.1, pp. 27-53.

Pour citer cette note : M. LYS, « L’article 20 TFUE, le regroupement familial et l’application du droit de l’Union européenne aux situations purement internes : la Cour de justice de l’Union européenne affine sa jurisprudence », Cahiers de l’EDEM, mars 2020.

 


[1] Sur cette question, voy. E. Guild, « EU Citizens, Foreign Family Members and European Union Law”, E.J.M.L., 2019, p. 358.

[2] Dans ses conclusions, l’avocat général Priit Pikamäe rappelait la jurisprudence de la Cour, selon laquelle l’interprétation des dispositions d’un acte de l’Union dans des situations ne relevant pas du champ d’application de celui-ci se justifie « lorsque ces dispositions ont été rendues applicables à de telles situations par le droit national de manière directe et inconditionnelle » afin d’assurer un traitement identique aux situations internes et à celles régies par le droit de l’Union. Il était d’avis que, en l’espère, l’assimilation du droit national au droit de l’Union était jurisprudentielle et que, dès lors, on ne pouvait considérer que celle-ci était directe et inconditionnelle, car elle ne figurait pas explicitement dans un acte législatif. La Cour a clairement écarté cette interprétation, et a confirmé que l’assimilation pouvait être jurisprudentielle. Sur ce point, voy. également J.-Y. CARLIER et P.-A. VAN MALLEGHEM, « Libre circulation des personnes dans l’Union européenne », à paraître JDE, avril 2020.

[3] J.-Y. Carlier et G. Renaudière, « Libre circulation des personnes dans l’Union européenne », JDE, 2018, p. 141.

[4] Ibid., p. 141.

[5] Ibid., p. 141.

[6] Ibid., p. 147.

[7] Ibid., p. 147.

[8] Ibid., p. 147.

[9] Ibid., p. 147.

[10] Voy. CJUE, 8 mai 2018, K.A. et autres, aff. C-82/16, §56 : « Contrairement à ce que soutient le gouvernement belge, l’obligation ainsi imposée, par la pratique nationale en cause, au ressortissant d’un pays tiers de quitter le territoire de l’Union afin de solliciter la levée ou la suspension de l’interdiction d’entrée sur le territoire dont il fait l’objet est de nature à compromettre l’effet utile de l’article 20 TFUE si le respect de cette obligation aboutit, en raison de l’existence d’une relation de dépendance entre ledit ressortissant d’un pays tiers et un citoyen de l’Union, membre de sa famille, à ce que ce dernier soit, dans les faits, contraint de l’accompagner et, partant, de quitter, lui aussi, le territoire de l’Union pour une durée qui, comme le relève la juridiction de renvoi, est indéterminée. »

[11] L. Leboeuf, « Une interdiction d’entrée n’implique pas le rejet systématique de toute demande de regroupement familial ultérieure », Cahiers de l’EDEM, mai 2018, p. 10.

[12] §48 de l’arrêt commenté.

Photo : https://www.designingbuildings.co.uk/wiki/Buildings_of_the_EU

Publié le 01 avril 2020