C.J.U.E., 8 mai 2018, K.A. et autres, aff. C-82/16, EU:C:2018:308

Louvain-La-Neuve

Une interdiction d’entrée n’implique pas le rejet systématique de toute demande de regroupement familial ultérieure.

Les autorités nationales ne peuvent pas refuser systématiquement de prendre en considération une demande de regroupement familial, au motif que le regroupé fait l’objet d’une interdiction d’entrée encore en vigueur, sans examen préalable des circonstances propres à l’espèce. L’arrêt K.A. et autres concerne l’hypothèse particulière où le regroupement familial est sollicité avec un citoyen européen dit « statique », n’ayant pas exercé sa liberté de circulation, en application de l’article 20 T.F.U.E. tel qu’interprété par la jurisprudence Zambrano. Ses enseignements pourraient toutefois être étendus, nous semble-t-il, aux affaires où un étranger sollicite un titre de séjour sur le fondement du droit de l’Union.

Art. 20 T.F.U.E. – Art. 7 et 24 de la Charte – Art. 8 C.E.D.H. – Art. 5 et 11 de la directive 2008/115/CE dite « directive retour » – Art. 40bis, 40ter, 74/11, 74/12 et 74/13 de la loi du 15 décembre 1980 – Interdiction d’entrée – Citoyenneté européenne – Intérêt supérieur de l’enfant – Droit à la vie familiale – Autonomie procédurale – Examen individualisé.

A. L’arrêt

L’arrêt K.A. et autres a été rendu suite aux questions préjudicielles adressées à la Cour de justice par le Conseil du contentieux des étrangers de Belgique, dans diverses affaires où l’Office des étrangers a refusé de prendre en considération des demandes de regroupement familial au motif que le regroupé fait l’objet d’une interdiction d’entrée encore en vigueur. Dans chacune des affaires concernées, il s’agit de membres de la famille d’un citoyen belge dit « statique », c’est-à-dire n’ayant pas exercé sa liberté de circulation.

Les questions du Conseil visent à déterminer si une interdiction d’entrée peut impliquer l’irrecevabilité automatique de toute demande de regroupement familial. Elles visent, également, à identifier les situations dites « purement internes » qui relèvent l’article 20 T.F.U.E., conformément à la jurisprudence Zambrano.

Dans son arrêt, la Cour opère une distinction entre (1) les décisions de refus de prise en considération des demandes de regroupement familial et (2) les décisions d’éloignement qui les accompagnent. Les premières doivent être compatibles avec les garanties générales que la Cour a déduites de l’article 20 T.F.U.E., tandis que les secondes mettent en œuvre la directive retour et sont donc soumises au respect des garanties spécifiques qu’elle consacre.

  1. Sur les décisions de refus de prise en considération des demandes de regroupement familial et l’article 20 T.F.U.E.

En ce qui concerne les décisions de refus de prise en considération, la Cour rappelle la jurisprudence Zambrano fondée sur l’effet utile de l’article 20 T.F.U.E., qui consacre la citoyenneté européenne[1]. Elle a jugé à diverses reprises qu’un ressortissant de pays tiers bénéficie d’un droit au séjour dérivé dans les « situations très particulières » où le refus de pareil droit implique qu’un citoyen européen se voit contraint de quitter le territoire de l’Union, ce qui a pour effet de le priver de « l’essentiel des droits » conférés par la citoyenneté européenne. Ces « situations très particulières » sont celles où il existe un lien de dépendance particulièrement fort entre un ressortissant de pays tiers et un citoyen européen, par exemple, mais non exclusivement, lorsque ce dernier est mineur et à charge du premier[2].

Ce préalable posé, la Cour s’attelle à (i) évaluer la conformité de la procédure de non prise en considération telle qu’appliquée par les autorités belges et (ii) à préciser les conditions dans lesquelles un ressortissant de pays tiers peut bénéficier d’un droit de séjour dérivé en vertu de l’article 20 T.F.U.E.

  1. La procédure

La Cour rappelle que les États membres sont libres de mettre en œuvre les modalités procédurales visant à évaluer l’existence d’un lien de dépendance pertinent au sens de l’article 20 T.F.U.E., pour autant que ces modalités n’aient pas pour effet de le priver de son effet utile. Elle constate qu’un refus systématique de prendre en considération une demande de regroupement familial avec un citoyen européen, sans examen de la situation particulière des demandeurs, aboutit précisément à ce résultat.

La Cour souligne : il incombe à l’autorité nationale « d’apprécier s’il existe, entre le ressortissant d’un pays tiers et le citoyen de l’Union concernés, une relation de dépendance telle qu’un droit de séjour dérivé doit, en principe, être accordé à ce ressortissant, au titre de l’article 20 TFUE, sous peine de contraindre, de fait, ledit citoyen à quitter le territoire de l’Union dans son ensemble et, partant, de le priver de la jouissance effective de l’essentiel des droits que lui confère son statut »[3]. Un ressortissant de pays tiers ne peut pas se voir opposer une décision de refus de prise en considération de sa demande de regroupement familial avec un citoyen européen, au seul motif qu’il fait l’objet d’une interdiction d’entrée.

Contrairement à ce qu’argumentaient les autorités belges, la Cour n’y voit pas de conflit avec la possibilité, consacrée par l’article 11, §3, de la directive retour, de solliciter la levée ou la suspension de l’interdiction d’entrée[4]. Elle ne partage pas l’interprétation des autorités belges, selon laquelle cette possibilité ne serait ouverte qu’au ressortissant de pays tiers qui a quitté le territoire de l’Union. L’exigence que le ressortissant de pays tiers soit au préalable retourné dans son pays d’origine n’est en effet mentionnée que par le premier alinéa de cette disposition, et non par les alinéas suivants relatifs à la possibilité qu’ont les États membres de lever ou de suspendre une interdiction d’entrée « pour des raisons humanitaires » ou « dans des cas particuliers (…) pour d’autres raisons »[5].

  1. Le fond

La Cour clarifie les situations dans lesquelles la dépendance d’un citoyen européen à un ressortissant de pays tiers relève de l’article 20 T.F.U.E. Elle souligne, d’abord, que lorsque le citoyen européen est un adulte, l’existence d’un lien de dépendance pertinent n’est envisageable que « dans des cas exceptionnels »[6]. Aucune des relations dans les affaires en cause au principal ne semblent relever de pareils cas exceptionnels, la Cour précisant qu’une dépendance de nature financière ne suffit pas. Lorsque le citoyen européen est mineur, il convient d’opérer une évaluation au cas par cas compte tenu de son intérêt supérieur, conformément à l’arrêt Chavez-Vilchez[7]. La Cour ajoute qu’il importe peu que la relation de dépendance soit née alors que le ressortissant de pays tiers a déjà fait l’objet d’une interdiction d’entrée, ou après que cette dernière soit devenue définitive.

La Cour précise, enfin, que la circonstance que l’interdiction d’entrée ait été adoptée pour des motifs d’ordre public n’est pas de nature à justifier une conclusion différente. Les États membres peuvent déroger à l’article 20 T.F.U.E. pour des motifs d’ordre public et de sécurité publique, mais ils doivent le faire en respectant la Charte des droits fondamentaux, en particulier le droit à la vie familiale et l’intérêt supérieur de l’enfant. Cela implique que la seule existence d’antécédents pénaux ne suffit pas pour rejeter automatiquement la demande de regroupement familial. Une « appréciation concrète » doit toujours être réalisée[8].

  1. Sur les décisions d’éloignement et la directive retour

En ce qui concerne les décisions d’éloignement, adoptées suites aux refus de prendre en considération les demandes de regroupement familial, la Cour rappelle qu’elles sont soumises au respect de la directive retour, qui exige qu’il soit tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant et du droit à la vie familiale notamment[9]. Aucune décision de retour ne peut être adoptée « sans prendre en compte les éléments pertinents de la vie familiale du ressortissant d’un pays tiers concerné »[10].

La Cour rappelle, toutefois, que le ressortissant de pays tiers est soumis à un « devoir de coopération loyale » avec les autorités. Il ne peut donc pas invoquer, au stade de l’adoption d’une décision de retour, les éléments qu’ils pouvait invoquer à un stade antérieur, lors de l’examen de sa demande de regroupement familial.

La Cour souligne : « pour autant que, au cours de cette première procédure, il a pu faire valoir les éléments de sa vie familiale, qui existaient déjà à cette époque et qui fondent sa demande de séjour aux fins d’un regroupement familial, il ne saurait être reproché à l’autorité nationale compétente de ne pas tenir compte, au cours de la procédure de retour entamée ultérieurement, desdits éléments, lesquels auraient dû être invoqués par l’intéressé à un stade antérieur de la procédure »[11].

B. Éclairage

Par l’arrêt commenté, la Cour de justice poursuit sa construction du régime de l’interdiction d’entrée, qu’elle avait déjà été amenée à préciser par divers arrêts antérieurs. Elle cherche, ce faisant, à atteindre le délicat équilibre entre l’efficacité de la procédure de retour, dont l’interdiction d’entrée se veut l’un des ultimes garants, et l’effectivité des droits fondamentaux. Elle suit en cela la volonté du législateur européen, qui annonce souhaiter des « règles claires, transparentes et équitables afin de définir une politique de retour efficace »[12].

Nous revenons ci-après sur les dispositions de la directive retour règlementant l’interdiction d’entrée, telles qu’interprétées par la Cour de justice dans la jurisprudence antérieure à l’arrêt K.A. et autres (1). Nous abordons ensuite les controverses nées des suites réservées aux interdictions d’entrées, en particulier dans le prétoire du Conseil du contentieux des étrangers et du Conseil d’État, ainsi que les réponses partielles apportées par l’arrêt K.A. et autres (2). Les précisions apportées à la jurisprudence Zambrano ne sont pas détaillées, dans la mesure où elles reviennent essentiellement à confirmer l’exigence d’un examen au cas par cas, à la lumière de l’intérêt supérieur de l’enfant notamment, telle qu’elle ressortait de la jurisprudence antérieure et de l’arrêt Chavez-Vilchez en particulier. 

  1. L’interdiction d’entrée, garante de l’efficacité de la procédure de retour

L’interdiction d’entrée est définie par la directive retour comme « une décision ou un acte de nature administrative ou judiciaire interdisant l’entrée et le séjour sur le territoire des États membres pendant une durée déterminée, qui accompagne une décision de retour »[13]. Elle constitue une mesure accessoire à une décision de retour, que les États membres peuvent infliger à un étranger dans deux hypothèses : soit la décision de retour ne prévoit pas de délai de départ volontaire, soit la décision de retour fait suite à une décision précédente qui n’a pas été exécutée[14]. Les hypothèses dans lesquelles les États membres peuvent s’abstenir de prévoir un délai de départ volontaire recouvrent le risque de fuite, la fraude et le danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale[15].

Le délai de l’interdiction d’entrée est à fixer au cas par cas, moyennant une évaluation de l’ensemble des circonstances de l’espèce. Il ne peut dépasser cinq ans, sauf menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale[16]. En droit belge, la loi du 15 décembre 1980 prévoit que l’interdiction d’entrée soit d’une durée maximale de trois ans, portés à cinq ans en cas de fraude[17]. Aucun délai maximal n’est prévu en cas de menace grave à l’ordre public ou à la sécurité nationale. Le caractère « grave » de la menace doit lui aussi être déterminé eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce[18]. L’Office des étrangers peut s’abstenir d’infliger une interdiction d’entrée « dans des cas particuliers, pour des raisons humanitaires »[19].  

La directive retour permet également aux États membres de lever ou de suspendre une interdiction d’entrée[20]. Comme l’a souligné la Cour dans l’arrêt K.A. et autres, l’étranger concerné peut introduire une demande en ce sens alors même qu’il n’a pas quitté le territoire européen « dans des cas particuliers », « pour des raisons humanitaires » ou « pour d’autres raisons »[21].

L’interdiction d’entrée a pour objectif de sanctionner les étrangers qui ne coopèrent pas avec les autorités dans le cadre de la procédure de retour, en s’abstenant de s’y soumettre volontairement, ou qui commettent des fraudes et des actes contraires à l’ordre public. Il s’agit, pour les administrations nationales, d’un outil important permettant d’assurer l’effectivité de la politique d’éloignement tout en incitant les retours volontaires.

Dans sa jurisprudence antérieure à l’arrêt K.A. et autres, la Cour de justice a donc veillé à garantir l’effectivité des interdictions d’entrée. Dans l’arrêt Celaj, elle a jugé que lorsqu’un étranger retourne sur le territoire d’un État membre en violation d’une interdiction d’entrée, il peut être sanctionné par une peine de prison[22]. Au nom de l’effet utile des interdictions d’entrées, l’arrêt Celaj consacre une limite au principe énoncé par la jurisprudence El Dridi, selon laquelle un étranger en séjour irrégulier ne peut pas se voir infliger une peine d’emprisonnement mais doit être éloigné du territoire européen en application de la procédure d’éloignement consacrée par la directive retour, laquelle prévoit un usage graduel et proportionné des moyens de coercition[23]. La Cour justifie cette limite au motif que la procédure prévue par la directive retour a fait l’objet d’une application préalable, sans aboutir au résultat escompté[24].

De même, dans l’arrêt Ouhrami, la Cour de justice a eu égard à l’effet utile de l’interdiction d’entrée pour considérer que le délai qu’elle fixe ne commence à courir que lorsque l’étranger a effectivement quitté le territoire de l’État membre[25]. Elle y souligne, notamment, qu’une interdiction d’entrée « constitue (…) un moyen destiné à accroître l’efficacité de la politique de l’Union en matière de retour, en garantissant que, pendant une certaine période après l’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers dont le séjour est irrégulier, celui-ci ne pourra plus légalement revenir sur le territoire des États membres »[26]. Une autre solution aurait eu pour effet d’atténuer les effets d’une interdiction d’entrée au bénéfice de l’étranger qui se maintient irrégulièrement sur le territoire européen, puisqu’il aurait pu se prévaloir de l’écoulement du délai sans avoir exécuté la décision d’éloignement dont l’interdiction d’entrée constitue l’accessoire.

La nature des questions soulevées dans les affaires K.A. et autres a cependant conduit la Cour à s’écarter d’un raisonnement essentiellement focalisé sur l’effet utile des interdictions d’entrée, pour inclure des considérations de respect des droits fondamentaux.

  1. L’interdiction d’entrée et le respect des droits fondamentaux

Dans l’arrêt K.A. et autres, la Cour de justice est amenée à préciser les effets d’une interdiction d’entrée sur l’introduction ultérieure d’une demande d’autorisation au séjour. Les questions préjudicielles résultent de la pratique de l’Office des étrangers, qui refuse de prendre en considération les demandes d’autorisation au séjour tant que le demandeur fait l’objet d’une interdiction d’entrée encore en vigueur. Nous revenons brièvement sur cette pratique et les controverses qu’elle a généré en Belgique (i), avant de souligner les réponses apportées par l’arrêt K.A. et autres et les zones d’ombre qui subsistent (ii).

  1. La non-prise en considération par l’Office des étrangers des demandes d’autorisation au séjour introduites par un étranger sous l’effet d’une interdiction d’entrée

L’article 74/11 de la loi du 15 décembre 1980 précise qu’une interdiction d’entrée ne peut pas faire obstacle à l’introduction d’une demande d’asile ou d’une demande de régularisation pour motifs médicaux (« 9ter »). L’Office des étrangers en déduit l’irrecevabilité de tout autre demande d’autorisation au séjour, tant que l’interdiction d’entrée est encore en vigueur. Cela a, toutefois, suscité des controverses en ce qui concerne les demandes de regroupement familial, d’une part, et les demandes de régularisation pour circonstances exceptionnelles (« 9bis »), d’autre part. 

Dans son rapport de 2015, le Médiateur fédéral s’est ému de la pratique de l’Office des étrangers de déclarer irrecevables les demandes de regroupement familial introduites par les ascendants d’un enfant mineur belge, lorsqu’ils font l’objet d’une interdiction d’entrée. Il y voit un « montage juridique dépourvu de fondement légal, disproportionné au regard du droit au respect de la vie familiale et source d’insécurité juridique »[27]. De même, le Conseil du contentieux des étrangers a annulé à de multiples reprises les décisions de refus de prises en considération de demandes de regroupement familial, aux motifs essentiellement que la réglementation applicable n’octroie pas cette compétence à l’Office des étrangers et que ce dernier viole son obligation de motivation en n’ayant pas égard au droit à la vie familiale des personnes concernées[28]. Le Conseil d’État a généralement, mais pas systématiquement, confirmé cette jurisprudence[29].

La Cour européenne des droits de l’homme ne s’est, quant à elle, pas encore prononcée sur la question de la compatibilité de pareille pratique avec la Convention. Elle avait été invitée à le faire dans une affaire néerlandaise, Ismail c. Pays-Bas, relative à l’« ongewenstverklaring », une décision de droit néerlandais similaire à l’interdiction d’entrée en ce qu’elle vise à interdire à des ressortissants d’autres États membres de séjourner sur le territoire des Pays-Bas[30]. L’affaire a toutefois été rayée du rôle lorsque les autorités néerlandaises ont accordé un titre de séjour au requérant.

En ce qui concerne les demandes de régularisation « 9bis », la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers est plus divisée. Divers arrêts se fondent sur l’arrêt Ouhrami de la Cour de justice pour considérer que l’interdiction d’entrée ne commence à sortir ses effets que lorsque le ressortissant de pays tiers a quitté le territoire européen, de sorte qu’elle ne peut pas lui être opposée dans le cadre de l’introduction en Belgique de demandes d’autorisation au séjour ultérieures, sans qu’il n’ait respecté la décision de retour accompagnant l’interdiction d’entrée[31]. D’autres arrêts sursoient à statuer en attendant le prononcé de l’arrêt K.A. et autres[32].

Le Conseil d’État ne s’est pas encore prononcé sur cette jurisprudence. Il a, toutefois, jugé par un arrêt du 11 janvier 2018, rendu dans un autre contexte, que « l’interdiction d’entrée qui ‘complète’ une décision de retour existe et a force obligatoire dès le jour de la notification de la décision d’interdiction d’entrée mais que le délai pour lequel l’interdiction d’entrée a été fixée ne commence à courir qu’après que l’intéressé a effectivement quitté le territoire »[33]. Cet arrêt pourrait laisser à penser que le Conseil d’État interprète l’arrêt Ouhrami comme n’empêchant pas une interdiction d’entrée de sortir ses effets sur le territoire européen. D’un côté, il est vrai que le dispositif de l’arrêt Ouhrami ne mentionne que le moment à partir duquel le délai de l’interdiction d’entrée doit être calculé. D’un autre côté, les motifs de l’arrêt Ouhrami évoquent le moment où l’interdiction d’entrée « commence à produire ses effets et à partir duquel la durée de cette interdiction doit être calculée »[34]. Il restera finalement au Conseil d’État à trancher, à la lumière le cas échéant des enseignements de l’arrêt K.A. et autres qui atténuent les effets d’une interdiction d’entrée et consacre la possibilité d’en solliciter la levée à partir du territoire européen.

  1. L’exigence d’un examen individualisé en cas d’application potentielle du droit de l’Union

Par l’arrêt K.A. et autres, la Cour tranche la question de l’effet d’une interdiction d’entrée sur l’introduction d’une demande d’autorisation au séjour ultérieure, relativement au membre de la famille d’un citoyen européen statique. Elle appelle à un examen au cas par cas de la spécificité de chaque cas d’espèce, eu égard à l’article 20 T.F.U.E. et à l’intérêt supérieur de l’enfant notamment.

Au vu du raisonnement adopté par la Cour, il nous semble toutefois que les enseignements de l’arrêt K.A. et autres peuvent être étendus à d’autres demandes d’autorisation au séjour relevant du droit de l’Union. La Cour a longuement égard à l’effet utile de l’article 20 T.F.U.E., qu’elle interprète à la lumière des droits fondamentaux tels que consacrés par la Charte, en particulier l’intérêt supérieur de l’enfant. Il nous semble donc que ce raisonnement pourrait s’appliquer, par analogie, aux demandes de regroupement familiales introduites sur le fondement des dispositions nationales transposant les directives 2004/38, relativement aux membres de la famille de citoyens européens ayant exercé leur liberté de circulation, et 2003/86, relativement aux membres de la famille d’un ressortissant de pays tiers autorisé au séjour. Cette interprétation nous paraît d’autant plus défendable que ces directives mettent en œuvre le droit à la vie familiale, tel que consacré par la Charte, laquelle revêt une valeur équivalente au Traité au sein de l’ordre juridique de l’Union.

L’arrêt K.A. et autres laisse toutefois diverses questions en suspens. Il ne règle pas, en particulier, l’hypothèse dans laquelle le titre de séjour est sollicité en application du droit national, comme par exemple une régularisation pour motifs humanitaires. La Cour n’a pas compétence pour juger de pareilles procédures, qui échappent au champ d’application du droit de l’Union.

Pour autant, la pertinence des enseignements de l’arrêt K.A. et autres ne se limite pas aux hypothèses où un titre de séjour est sollicité en application du droit de l’Union. La Cour y affirme clairement qu’il doit être possible de solliciter la levée d’une interdiction d’entrée sans avoir quitté le territoire européen au préalable, « dans des cas particuliers » et/ou en raison de « circonstances humanitaires ». Il reviendra au juge national de trancher cette question. Tout au plus est-il intéressant de souligner que l’arrêt K.A. et autres interprète la directive retour comme autorisant la levée ou la suspension d’une interdiction d’entrée alors même que l’étranger concerné n’a pas quitté le territoire de l’Union. Il atténue les effets de l’interdiction d’entrée, laquelle relève du droit de l’Union, ce qui revêt des conséquences sur la possibilité pour un étranger de solliciter un titre de séjour ne relevant pas du droit de l’Union.

  1. Conclusion. Individualisation et autonomie procédurale

Par l’arrêt K.A. et autres, la Cour de justice aborde de front les controverses relatives à la compatibilité des effets d’une interdiction d’entrée avec les droits fondamentaux. Elle y répond en conciliant l’effet utile de l’interdiction d’entrée et l’effectivité de la protection des droits fondamentaux. Elle use, pour cela, de deux principes : l’exigence d’un examen individuel et l’autonomie procédurale.

L’exigence d’un examen individuel transparait de l’ensemble de la jurisprudence de la Cour de justice relative au droit au regroupement familial[35]. En matière de regroupement familial, et d’asile et d’immigration plus généralement, la Cour de justice semble abhorrer les décisions adoptées automatiquement, sans examen des circonstances propres à l’espèce. Cela permet de garantir l’équivalence des protections avec la Convention européenne des droits de l’homme, au vu du caractère essentiellement casuistique de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 8 C.E.D.H. Un examen au cas par cas doit toujours être réalisé compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, en ce compris l’intensité du lien familial en cause et l’intérêt supérieur des enfants éventuellement concernés[36].

Il est vrai que pareille exigence engendre une charge administrative importante pour les autorités nationales, qui ne peuvent faire l’économie d’un examen rigoureux des spécificités des situations individuelles en cause. La Cour use toutefois d’un autre principe, celui de l’autonomie procédurale, pour laisser aux États membres une relative marge de manœuvre leur permettant de sauvegarder l’efficacité des interdictions d’entrée en mettant en place, si elles le souhaitent, une procédure d’irrecevabilité. Elle rappelle, en outre, que les étrangers ont une obligation de coopération avec les autorités. Ils ne peuvent pas se prévaloir d’éléments qu’ils ont eu l’occasion d’invoquer dans la procédure antérieure ayant mené à l’adoption d’une décision de retour avec interdiction d’entrée. Seuls les éléments nouveaux sont pertinents et doivent faire l’objet d’un examen approprié.

Toutefois, en raison de la nature des questions posées et des limites du champ d’application du droit de l’Union, l’arrêt K.A. et autres n’a pas vocation à résoudre l’ensemble des questions relatives aux conséquences d’une interdiction d’entrée sur les demandes d’autorisation au séjour ultérieures. Il ne règle pas, en particulier, la situation spécifique où la demande d’autorisation au séjour est fondée sur le droit national, comme en matière de régularisation pour motifs humanitaires. La Cour de justice y fournit toutefois diverses directives utiles, auxquelles le juge national pourrait se référer par analogie, dans un esprit de conciliation de l’efficacité de la politique de retour avec l’effectivité de la protection des droits fondamentaux.

L.L.

C. Pour aller plus loin

Pour consulter l’arrêt :

C.J.U.E., 8 mai 2018, K.A. et autres, aff. C-82/16, EU:C:2018:308.

Doctrine :

G. Aussems, « Le droit des Belges à vivre en famille face au mécanisme d’interdiction d’entrée », R.D.E., 2016, p. 5 ;

S. Woog, « Le regroupement familial en qualité d’ascendant d’un enfant mineur belge ‘sédentaire’ : aperçu des principes et de la jurisprudence récente », R.D.E., 2016, p. 351.

 

Pour citer cette note: L. Leboeuf, « Une interdiction d’entrée n’implique pas le rejet systématique de toute demande de regroupement familial ultérieure », Cahiers de l’EDEM, mai 2018.

 


[2] C.J.U.E., 8 mai 2018, K.A. et autres, aff. C-82/16, §51.

[3] Ibid., §57.

[4] Ibid., §61.

[5] Art. 11, §3, al. 3 et 4.  

[6] C.J.U.E., K.A. et autres, op. cit., §65.

[8] C.J.U.E., K.A. et autres, op. cit., §96.

[9] Art. 5 de la directive retour.

[10] C.J.U.E., K.A. et autres, op. cit., §104.

[11] Ibid., §106.

[12] Voy. le considérant 4 de la directive retour.

[13] Art. 3, §6, de la directive retour.

[14] Art. 11, §1er, de la directive retour.

[15] Art. 7, §4, de la directive retour.

[16] Art. 11, §2, de la directive retour.

[17] Art. 74/11 de la loi du 15 décembre 1980. Notez que les membres de la famille de citoyens européens ne relèvent pas du champ d’application de la directive retour. Ils se voient donc soumis à un régime d’interdiction d’entrée différent, quoique similaire, consacré par l’article 44nonies de la loi du 15 décembre 1980. Ce dernier prévoit que, sauf « menace grave » à l’ordre public, la durée de l’interdiction d’entrée est de maximum cinq ans.

[18] C.C.E., 27 novembre 2017, n° 195.580 ; C.C.E., 27 octobre 2016, n° 176.971, R.D.E., 2016, p. 599. Sur cette question, voy. aussi J. WASSDORP, « De Unierechtelijke context van het openbareordebegrip bij inreisverboden », T. Vreemd., 2017, p. 147.

[19] Art. 74/11, §2, de la loi du 15 décembre 1980.

[20] Art. 11, §3, al. 3 et 4 de la directive retour. Voy. aussi l’article 74/12 de la loi du 15 décembre 1980.

[21] C.J.U.E., K.A. et autres, op. cit., §61.

[24] C.J.U.E., Celaj, op. cit., §§29 et 30.

[26] Ibid., §51.

[28] Voy. notamment C.C.E., 6 octobre 2015, n° 153.975 ; C.C.E., 16 septembre 2015, n° 152.574 ; C.C.E., 28 juillet 2015, n° 150.96 ; C.C.E., 2 avril 2015, n° 142.682 ; C.C.E., 26 février 2015, n° 139.567 ; C.C.E., 19 décembre 2014, n° 135.627. Sur cette jurisprudence, voy. G. AUSSEMS, « Le droit des Belges à vivre en famille face au mécanisme d’interdiction d’entrée », R.D.E., 2016, pp. 13 et s. 

[29] C.E., 9 août 2016, n° 235.598 ; C.E., 12 mai 2016, n° 234.719, R.D.E., 2016, p. 198 (confirment des arrêts d’annulation du C.C.E.) contra C.E., 9 août 2016, n° 235.596, R.D.E., 2016, p. 401 (casse un arrêt d’annulation du C.C.E.). Sur l’arrêt n° 235.596, voy. notamment les critiques de S. WOOG, « Le regroupement familial en qualité d’ascendant d’un enfant mineur belge ‘sédentaire’ : aperçu des principes et de la jurisprudence récente », R.D.E., 2016, p. 367.

[31] Voy. notamment C.C.E., 11 janvier 2018, n° 197.804 ; C.C.E., 23 octobre 2017, n° 194.066 ; C.C.E., 13 décembre 2017, n° 196.506 ; C.C.E., 21 décembre 2017, n° 197.119 ; comp. avec C.C.E., 31 mars 2017, n° 185.030, où le Conseil confirme la décision de refus de prise en considération adoptée par l’Office des étrangers (antérieur au prononcé de l’arrêt Ouhrami).

[33] C.E., 11 janvier 2018, n° 240.394 (notre emphase). En l’espèce, le Conseil d’État casse un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers, antérieur à l’arrêt Ouhrami, qui considérait que le délai de l’interdiction d’entrée était écoulé quand bien même l’étranger concerné n’avait pas quitté le territoire de l’Union.

[34] C.J.U.E., Ouhrami, op. cit., §42 (notre emphase).

[36] Voy. notamment Cour eur. D.H., 3 octobre 2014, Jeunesse c. Pays-Bas, app. n° 12738/10, en particulier les §§106 et s.

Photo : https://www.designingbuildings.co.uk/wiki/Buildings_of_the_EU

Publié le 31 mai 2018