Conseil du Contentieux des Étrangers, 23 décembre 2019, n° 230 799

Louvain-La-Neuve

« Les faits sont graves, répétés, et vraisemblablement de type politico-religieux » : le C.C.E. apprécie la contrainte d’une ressortissante palestinienne de se soustraire à l’assistance de l’UNRWA.

C.C.E. – ressortissante palestinienne – cessation de l’assistance de l’UNRWA – conflit interpersonnel et conflit politique – vulnérabilité – reconnaissance du statut.

Le Conseil du contentieux des étrangers reconnaît le statut de réfugié à femme palestinienne ayant fui la bande de Gaza après avoir été menacée et brulée au chlore pour avoir porté plainte pour agression. Le Conseil reconnaît que son état personnel d’insécurité grave l’a contrainte à quitter la zone d’opération de l’UNRWA contre son gré et qu’elle ne peut, au vu de sa situation individuelle, obtenir une protection effective des autorités dans la bande de Gaza.

Zoé Crine

A. Arrêt

La requérante est une ressortissante palestinienne âgée de 29 ans, originaire de la bande de Gaza, de confession musulmane, célibataire et sans enfant. Le 25 octobre 2019, après avoir été arrêtée à la frontière belge, elle introduit une demande de protection internationale. À l’appui de cette dernière, la requérante fait valoir ses craintes de retourner dans la bande de Gaza, en raison de menaces et d’actes violents dont elle a été victime.

La requérante expose qu’en mai 2019, alors qu’elle est en train de manger et de boire du café, assise dans un parc, [A.B.], une femme membre du groupement islamique dont le père occupe de hautes fonctions au sein du Hamas, l’interpelle sur le fait qu’elle mange durant le mois du Ramadan. La requérante lui répond que ce comportement ressort de sa vie privée, et en ce sens, qu’il ne la « regarde pas ». [A.B.] donne alors un coup de pied dans le thermos contenant le café lequel se reverse entièrement sur les cuisses de la requérante. Cette dernière est brulée et conduite en ambulance à l’hôpital, pendant qu’[A.B.] s’enfuit. Le 19 mai 2019, les parents de la requérante portent plainte en son nom.

Le 20 juin 2019, la requérante reçoit un appel anonyme sur son téléphone personnel. Un individu lui donne l’injonction d’arrêter toute procédure de plainte à l’encontre de [A.B.], la menaçant de la brûler au visage en cas de refus. La ressortissante n’accorde pas de crédit à ces menaces et ne cède pas à celles-ci. Le 1er juillet 2019, lors de la première sortie de la requérante après plusieurs semaines de convalescence à domicile, alors qu’elle se dirige vers le souk, un individu au visage couvert, non identifiable, l’interpelle. À sa hauteur, il lui jette un liquide chloré. La requérante crie, blessée, et s’enfuit en taxi chez ses parents. Une fois rentrée à son domicile, ces derniers lui interdisent à l’avenir de sortir. Trois jours plus tard, la requérante demande à ses parents d’organiser son départ du pays, ce que ces derniers finissent par accepter.

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après, C.G.R.A.) analyse d’abord si la requérante doit être exclue du statut de réfugié, en vertu de l’article 1D de la Convention de Genève, repris dans l’article 55/2 de la loi du 15 décembre 1980. Cet article prévoit d’exclure du statut de réfugié les personnes bénéficiant « d’une protection ou d’une assistance de la part d’un organisme ou d’une institution des Nations Unies autre que le Haut-Commissariat pour les réfugiés », en l’espèce, du « United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East » (ci-après, l’UNRWA). Le C.G.R.A. estime que la requérante est bien enregistrée auprès de l’UNRWA et que ses parents, également enregistrés, ont par ce fait acquis le statut de réfugié de 1948. Néanmoins, certaines conditions matérielles de vie (notamment, le statut du père de la requérante, ancien haut fonctionnaire auprès de l’Autorité Palestinienne, la pension qu’il perçoit et les conditions de vie de la famille considérées comme bonnes) ne peuvent démontrer que la requérante ait effectivement eu recours à l’assistance ou à l’aide directe de l’UNRWA. Le C.G.R.A. considère que la requérante n’est en ce sens pas exclue du statut du réfugié sur la base de l’article 55/2.

Cependant, le C.G.R.A. refuse de lui octroyer le statut de réfugié et le statut de protection subsidiaire. Il considère que les faits du conflit qu’évoque la requérante à l’appui de sa demande manquent de crédibilité, qu’elle ne démontre pas que ce conflit relève d’un autre type que celui de conflit « interpersonnel » et « privé » et qu’elle ne prouve pas qu’une protection des autorités nationales est dans son chef impossible à obtenir dans le cadre de ce conflit. Il souligne aussi que la requérante ne démontre pas que les faits produits à son encontre pourraient se répéter si elle retournait à Gaza. Le C.G.R.A. estime que la requérante ne démontre pas qu’elle vit dans un lieu exposé, menacé sur le plan sécuritaire et qu’elle ne fait preuve ni de conditions socio-économiques « particulièrement précaires », ni d’un état physique ou mental défaillant qui la soumettrait de fait, sans pouvoir s’y soustraire, à une violence aveugle. Il s’agit dès lors d’une interaction tout à fait ponctuelle, qui n’est pas amenée à se répéter, dans le cadre d’un conflit purement interpersonnel. Le C.G.R.A. conclut que la situation de la requérante est « correcte à l’aune des circonstances locales ». Il en déduit que son retour à Gaza est possible.

Le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après, C.C.E.), saisi d’un recours contre la décision de refus du C.G.R.A., estime qu’il ne peut se rallier aux motifs de la décision attaquée. Il s’attache d’abord à examiner la question de l’assistance de l’UNRWA et l’exclusion du statut de réfugié qui en découle. Il rappelle, en vertu de la jurisprudence El Kott de la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après, C.J.U.E.), que relève aussi de la clause d’exclusion les personnes ayant bénéficié de l’assistance de l’URNWA peu de temps avant la présentation d’une demande de protection internationale (§52). S’il considère que la requérante a bel et bien pu recourir à cette assistance (en ce qu’elle a notamment pu, grâce à cette assistance, bénéficier de deux cycles de scolarité gratuite avant la présentation de sa demande), le Conseil s’attache aussi à considérer les circonstances par lesquelles cette assistance peut prendre fin. Selon la jurisprudence El Kott, cette assistance peut cesser non seulement quand l’agence (ici, l’UNRWA) est supprimée ou qu’elle n’est pas en mesure d’effectuer les missions et les tâches qui lui sont confiées, mais aussi quand une personne cesse d’en bénéficier après y avoir eu recours « pour une raison échappant à son propre contrôle et indépendante de sa volonté » (pt 4.1). Le Conseil examine chacune de ces circonstances. Concernant la cessation d’activité de l’UNRWA, le Conseil relève qu’aucun élément au dossier ne démontre que l’assistance de l’UNRWA ne serait plus maintenue dans la bande de Gaza (pt 4.3.1). Concernant l’examen des raisons indépendantes de la volonté de la requérante, le Conseil estime que trois éléments doivent au moins être pris en compte : la possibilité de retour effectif de la requérante dans la bande de Gaza ; la situation sécuritaire générale dans la bande de Gaza ; le cas échéant, l’état personnel d’insécurité grave dans lequel se trouve la requérante. Le Conseil considère que l’évaluation d’une éventuelle situation personnelle d’insécurité grave dans le chef de la requérante doit tenir compte de la spécificité de la situation dans la bande de Gaza. Celle situation est assortie d’une double spécificité : elle résulte non seulement du conflit Israélo-palestinien, mais aussi d’un conflit politique interne entre le Hamas et l’autorité Palestinienne, le Fatah.

Si la possibilité de retour à Gaza n’est pas écartée, le Conseil estime néanmoins que les « faits sont graves, répétés et qu’il est très vraisemblable qu’ils trouvent leur origine dans un conflit de type politico-religieux » (pt 4.3.2.3). Il relève dès lors « qu’il il ne peut les réduire à un conflit interpersonnel simple » (pt 4.3.2.3). Il conclut que ce conflit a placé la requérante dans un état personnel d’insécurité grave qui l’a obligée de se défaire de l’assistance de l’UNRWA contre son gré (pt 4.3.2.2). Au vu de ce qui précède, le Conseil constate que l’alinéa 2 de l’article 1D de la Convention de Genève doit dès lors être appliqué. Celui-ci prévoit que lorsque l’assistance ou la protection cesse pour une raison « sans que le sort de ces personnes ait été définitivement réglé », ces personnes bénéficient du plein droit du régime de la Convention (pt 4.3.2.2). Il reconnaît à la requérante la qualité de refugiée.

B. Éclairage

Cet arrêt met en lumière différents éléments. D’abord, il apporte un éclairage sur ce qui peut être considéré comme relevant de l’assistance de l’UNRWA (1). Ensuite, et comme de nombreux auteurs[1] et d’autres commentaires de ces Cahiers le relèvent, il souligne le biais de genre qui peut exister dans l’examen d’une demande d’asile et l’appréciation de la notion de persécution pour motifs politiques (2). Il met en avant la nécessité de « dé-personnaliser » (dans le sens, de ne pas qualifier de « personnel ») les craintes que peuvent évoquer des femmes demandeuses de protection internationale pour leur assurer une protection adéquate. Enfin, il relève que la vulnérabilité est une notion qui peut s’apprécier au vu d’une situation, dans un contexte particulier qui l’entretient ou la crée (3).

1. L’appréciation de l’assistance et de la cessation d’assistance de l’UNRWA : une appréciation qui suit et complète la jurisprudence européenne

Le raisonnement avancé par le C.C.E. est similaire à celui tenu dans d’autres arrêts relatifs à des ressortissants palestiniens ayant bénéficié de l’assistance de l’UNRWA (C.C.E., 6 mai 2019, n° 220 747 et C.C.E., 31 juillet 2017, n° 190 280). En application de la jurisprudence El Kott de la C.J.U.E., le C.C.E. s’attache à analyser successivement la notion d’assistance de l’UNRWA et dans quelles circonstances celle-ci peut prendre fin.

Concernant la notion d’assistance de l’UNRWA, le C.G.R.A. dans sa décision, base son appréciation sur les conditions matérielles de vie de la requérante. Dans cette perspective, être assisté par l’UNRWA signifie recevoir des moyens financiers, de subsistance pour un public cible déjà précaire, public auquel la requérante dans ses propos ne démontre pas appartenir. Le C.C.E. précise que cette aide peut s’apprécier à partir d’autres critères que la situation socioéconomique d’un demandeur de protection internationale. Il précise que les conditions matérielles de vie ne sont pas un facteur déterminant pour apprécier le fait d’avoir recours à l’assistance de l’UNRWA. Il le prouve dans cet arrêt puisque contrairement au C.G.R.A., il considère que la requérante a bel et bien eu recours à cette assistance et justifie cela par les cycles de scolarité dont elle a pu bénéficier. Le Conseil relève que l’assistance de l’UNRWA peut aussi être comprise comme une aide éducative, de formation. Cela s’observe dans d’autres arrêts du Conseil au sujet de ressortissants palestiniens (C.C.E., 9 janvier 2020, n° 231 025 et C.C.E., 27 janvier 2020, n° 231 802). Le C.C.E. y avait considéré que ces ressortissants avaient, entre autres, pu bénéficier de l’assistance de l’UNRWA indépendamment de leur situation économique, en ce que leurs enfants grâce à cette agence, avaient bénéficié de cycle de scolarité gratuite.

Le Conseil continue d’appliquer la jurisprudence El Kott pour évaluer si l’assistance de l’UNRWA peut avoir cessé. En effet, la C.J.U.E. dans cet arrêt précise dans quelles conditions cette assistance peut être considérée comme ayant cessé (§56). La C.J.U.E. entend aussi donner un effet utile à la clause d’exclusion prévue à l’article 1D de la Convention de Genève. Elle souligne que la condition de bénéficier actuellement de l’assistance de l’UNRWA « ne saurait être interprétée en ce sens que la simple absence ou le départ volontaire de la zone d’opération de l’UNRWA suffirait » (§49). Cela irait à l’encontre de l’objectif de la clause d’exclusion puisque celle-ci ne serait, par définition, jamais appliquée puisqu’un demandeur de protection internationale en Europe se trouverait, par définition, hors de la zone d’action de l’UNRWA. Le C.C.E. fait application de cette jurisprudence. Il rappelle que le fait pour la requérante d’être hors du territoire de l’UNRWA ne peut suffire, à lui seul, à éviter l’application de la clause d’exclusion. Cela montre aussi que les enseignements de la C.J.U.E ont été suivis par le juge, puisqu’avant cet arrêt, le Conseil considérait au contraire que l’assistance de l’UNRWA venait à cesser dès lors que le requérant se trouvait en dehors de sa zone d’action (C.C.E., 21 avril 2009, n° 26 112 et C.C.E., 14 mai 2009, n° 27 366 )[2].

Concernant les motifs qui auraient poussé la requérante à quitter la zone d’action de l’UNRWA contre son gré, le Conseil précise que des raisons économiques ne peuvent être retenues comme des motifs valables. Le fait que la requérante ne puisse trouver de travail rémunéré dans la bande de Gaza n’intervient donc pas dans l’examen de la demande. Cette appréciation du Conseil s’accorde avec celle du Conseil d’État. Dans un arrêt de 2013, celui-ci avait précisé que rencontrer des difficultés économiques ne constituait pas un motif suffisant pour justifier le fait de quitter la zone d’action de l’UNRWA contre sa volonté[3]. Le C.C.E. a par ailleurs appliqué cette jurisprudence a des arrêts ultérieurs traitant de femme palestiniennes demandeuses de protection internationale, rappelant que des difficultés économiques ne constituaient pas un motif valable.

Le C.C.E. dans son examen suit et complète les enseignements de l’arrêt El Kott, en l’appliquant à la situation en l’espèce. Il propose, en suivant cette jurisprudence, une nouvelle situation dans laquelle une personne éligible à l’aide de cette agence peut être privée de ce bénéfice. Pour ce faire, il va examiner les craintes de la requérante et les qualifier de « politiques ».

2. La reconnaissance du caractère politique des craintes de la requérante

La qualification de « conflit interpersonnel » donnée aux craintes et aux altercations de la requérante par le C.G.R.A. est critiquable. Elle fait appel à la traditionnelle « dichotomie public-privé » que certains auteurs estiment retrouver dans la Convention de Genève et plus largement, dans les textes régionaux et internationaux régissant le droit d’asile[4]. Ainsi, ce concept socialement construit qui corrèle la sphère privée ou la sphère publique à la régulation ou non régulation par l’État, reflète la difficulté inhérente des femmes demandeuses de protection internationale de « coller » à la définition de réfugié telle qu’établie dans la Convention[5]. Le « public », comme l’économie, le monde extérieur, et pour l’imaginaire collectif, le monde « des hommes », est considéré comme une sphère devant être régulée par l’État et par définition, politique. Le « privé », les relations de famille, le foyer, le monde « des femmes », se trouve peu sujet à régulation. Si celui-ci est traversé par des rapports de force et des enjeux, il reste perçu comme relevant de ce qui est « personnel », apolitique. Les justifications du C.G.R.A. dans l’arrêt commenté ne font pas exception à cela. Pourtant, la dimension politique, presque publique des craintes de la requérante, qui dépassent la simple sphère privée et le conflit « interpersonnel », peut être relevée à différents points de l’arrêt. Cela se constate d’abord, en ce que la requérante de confession musulmane, choisisse de manger et de boire en public durant le mois du Ramadan, et qu’elle réponde à son altercation avec [A.B.], membre d’un groupement islamique, que ce choix relève de son libre arbitre. Cela se note ensuite, lorsque la requérante brave les menaces d’attaque et de brûlure au visage proférées par appel anonyme, refusant de retirer sa plainte en cédant à ce type de chantage. Cela s’observe enfin, lorsque la requérante, en évoquant sa difficulté à trouver du travail dans la bande de Gaza et sa situation personnelle précaire, souligne le fait qu’elle ne porte pas le voile et que sa « mauvaise réputation » l’empêche de se marier.

Le Conseil, dans son raisonnement évite cette dichotomie. Il caractérise les problèmes rencontrés par la requérante comme graves, répétés et vraisemblablement ancrés dans un conflit politique et religieux, dépassant le simple conflit privé (pt 4.3.2.3). En appréciant le caractère politique des craintes, le C.C.E. s’accorde avec les recommandations du Haut-Commissariat pour les Réfugiés (ci-après, HCR). Celui-ci a relevé la nécessité pour les États de développer des lignes directrices particulières pour l’examen de demande d’asile de femmes. Il invite les États à considérer que les femmes expérimentent parfois la persécution différemment des hommes candidats au statut de réfugié. Il reconnaît que les autorités nationales peuvent avoir une « compréhension très limitée de la manière dont les formes de préjudice vécues par les femmes et les filles peuvent constituer de la persécution pour les motifs exposés dans la définition du réfugié »[6]. Il observe, par exemple, que les décisionnaires ne considèrent pas la persécution par des personnes privées comme faisant partie la définition du réfugié et invite à un examen holistique, sans biais de genre, de la demande d’asile. Il plaide pour une définition inclusive du statut de réfugié[7]. À cet effet, le droit européen laisse justement une marge d’appréciation importante au législateur et potentiellement, au juge – puisque la directive « qualification » stipule en son article 6, c) que des acteurs non-étatiques peuvent être considérés comme de potentiels persécuteurs. Si l’on choisit de prendre une définition large de l’opinion politique, entendue comme n’importe quelle opinion, action ou non action qui peut être perçue comme une remise en question ou une opposition aux opinions d’une autorité en place, quel qu’en soit le type, ou plus largement d’une société[8], les contours politiques du conflit évoqué par la requérante se dessinent clairement. Et le Conseil dans cet arrêt les met en évidence.

Ce raisonnement n’a pas toujours été celui du Conseil. D’autres commentaires de ces cahiers ont souligné la tendance de la jurisprudence du C.C.E., ces dernières années, à ne pas considérer l’opposition aux mœurs et coutumes d’une société comme relevant de l’expression d’une opinion politique, à ne pas opter pour une définition inclusive du statut de réfugié. Par ailleurs, dans un arrêt de 2015, le Conseil qualifiait les craintes d’une ressortissante palestinienne, opposée à son mariage forcé, battue par son époux et victime de menaces de mort par des hommes de sa famille, comme ressortant du « conflit privé et familial ».

Le Conseil en qualifiant ce conflit de politique, insiste aussi sur l’effectivité de la justice : il considère, en ce que la plainte de la requérante n’a pas donné de suite, que l’opportunité de faire appel aux autorités est nulle (pt 4.3.2.3). Parce qu’il qualifie ce conflit de politique également, il ne relève pas, contrairement au C.G.R.A., le fait que la requérante n’ait pas recouru à la justice coutumière, spécialisée dans les affaires familiales[9].

3. Quelle vulnérabilité ?

Il convient également de souligner comment le Conseil interprète la vulnérabilité de la requérante face à ses propos.

Parce que la famille de la requérante est pro-Fatah, que la requérante n’exerce aucune activité « politisée » et qu’elle n’est pas en opposition avec ses convictions familiales, le C.G.R.A. considère que l’opposition politique de sa famille ne peut constituer une vulnérabilité la concernant. La vulnérabilité y est définie comme une caractéristique propre à l’individu, attachée à lui, presque indépendante et déliée de tout contexte. Si dans le cadre d’une demande d’asile, il convient que le demandeur prouve en quoi il est, au vu de sa situation individuelle, particulièrement vulnérable, et si c’est ce « particularisme » qui intéresse le C.G.R.A., il convient aussi de souligner que la vulnérabilité peut être appréciée comme une caractéristique contextualisée, une « faiblesse mise en situation »[10]. L’appréciation de la vulnérabilité individuelle de la requérante peut avoir lieu non seulement au vu de caractéristiques qui lui sont propres, mais aussi, au vu du contexte politique religieux avec lequel la requérante est en opposition par ses choix et par ceux de sa famille. La vulnérabilité peut résulter, au-delà de caractéristique intrinsèque à la personne, de situations, de contextes qui la créent et qui l’entretiennent. Le Conseil adopte cette approche de la vulnérabilité. Il relève selon les dires de la requérante que son frère M.A. a « récemment sollicité et obtenu une protection internationale en Belgique dont la décision ne dit mot, mais semble bien, à première vue, mettre en évidence une « vulnérabilité familiale » (pt 4.3.2.3). Par ces propos, le juge du C.C.E. interprète le contexte familial de la requérante (le conflit de son père, la demande de protection obtenue par son frère et finalement, ses propres craintes) comme une situation de vulnérabilité en tant que telle, dont il doit être tenu compte pour apprécier sa vulnérabilité individuelle. Le Conseil a par ailleurs rappelé dans sa jurisprudence antérieure que le statut de réfugié de l’UNRWA, impliquait déjà en tant que tel une vulnérabilité particulière qui doit être appréciée à l’aune d’un contexte spécifique, particulièrement dans le chef des femmes palestiniennes.

On ne peut, de cette approche du juge propre à cet arrêt, tirer des enseignements généraux. On peut cependant noter, dans l’appréciation des propos de la requérante et de l’assistance de l’UNRWA, dans son indulgence face aux incohérences du récit, et dans son appréciation de la vulnérabilité, ce à quoi le juge du C.C.E. contribue : il permet, toujours en accord avec la jurisprudence européenne, de repolitiser les craintes de la requérante et d’en faire un examen général et holistique.

Il permet aussi de reconnaître que celles-ci constituent une raison valable qui l’ont poussée, contre son gré, à quitter la protection de l’UNRWA. Il assure à la requérante, par-là même, la continuité d’une protection adéquate.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.C.E., 23 décembre 2019, n°230 799

Jurisprudence :

- C.J.U.E. (G.C.), arrêt du 19 décembre 2012, El Kott, C-364/11 ;

- C.J.U.E., arrêt du 17 juin 2010, Bolbol, C-31/09 ;

- C.E., 27 février 2013, n°222.652 ;

- C.C.E., 1 avril 2009, n°26 112 ;

- C.C.E., 14 mai 2009, n°27 366 ;

- C.C.E., 29 mai 2015, n° 146 816 ;

- C.C.E., 31 juillet 2017, n° 190 280 ;

- C.C.E., 6 mai 2019, n° 220 747 ;

- C.C.E., 9 janvier 2020, n° 231 025 ;

- C.C.E., 27 janvier 2020, n° 231 802.

Doctrine :

- CARLIER J.-Y. et S. SAROLEA., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016 ;

- EDWARDS A., “Age and gender dimensions in international refugee law”, in FELLER E., VOLKER T., and NICHOLSON F. (eds.), Refugee Protection in International Law: UNHCR’s Global Consultations on International Protection, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, pp. 46-79 ;

- FLAMAND C., « La protection des réfugiés palestiniens en Belgique », R.D.E, 2010, Vol. 2, n°158, pp. 135-144 ;

- FLAMAND C., « Le CCE réaffirme que la crainte de persécution en raison de l’opinion politique comprend l’opposition à un mariage forcé, y compris lorsqu’elle est le fait d’un cousin », Cahiers de l’EDEM, octobre 2019 ;

- HAUT-COMMISSARIAT POUR LES RÉFUGIÉS, Manuel du HCR pour la protection des femmes et des filles, janvier 2008 ;

- KHALIL A., « Formal and informal justice in Palestine: Dealing with the Legacy of Tribal Law », Études rurales, 184, 2009, pp.169-184 ;

- MOORE C., “Women and domestic violence: the public/private dichotomy in international law”, The International Journal of Human Rights, vol. 7, No 4, 2003, pp. 93-128 ;

- PÉTIN J., « Vulnérabilité et droit européen de l’asile : quelques précisions nécessaires », Réseau Universitaire Européen, mars 2018.

Pour citer cette note : Z. CRINE, « Les faits sont graves, répétés, et vraisemblablement de type politico-religieux : le C.C.E. apprécie la contrainte d’une ressortissante palestinienne de se soustraire à l’assistance de l’UNRWA », Cahiers de l’EDEM, mars 2020.

 


[1] Voir par exemple, N. HONKALA, “She, of course, hold no political opinion”, Social & Legal Studies, vol. 26, No 2, 2017, pp. 66-187.

[2] C. FLAMAND, « « La protection des réfugiés palestiniens en Belgique », R.D.E, 2010, vol. 2, n° 158, p. 140.

[3] C.E, 27 février 2013, n° 222.652. Voir J.-Y CARLIER et S. SAROLEA., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p.446.

[4] Voir à ce sujet A. EDWARDS, “Age and gender dimensions in international refugee law”, in FELLER E., VOLKER T., and NICHOLSON F. (eds.), Refugee Protection in International Law: UNHCR’s Global Consultations on International Protection, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p.48.

[5] Voir à ce sujet C. MOORE, “Women and domestic violence: the public/private dichotomy in international law”, The International Journal of Human Rights, vol. 7, No 4, 2003, p. 95.

[7] Ibid.

[9] La justice coutumière coexiste parallèlement à a justice traditionnelle en Palestine. Elle traite des conflits considérés comme « familiaux », n’étant pas poursuivis au pénal. Voir A. KHALIL, « Formal and informal justice in Palestine: Dealing with the Legacy of Tribal Law », Études rurales, n° 184, 2009, pp.169-184.

Publié le 01 avril 2020