Cour eur. D.H., 15 octobre 2020, Muhammad et Muhammad c. Roumanie, req. n° 80982/12

Louvain-La-Neuve

Garanties procédurales lors de l’expulsion d’étrangers au regard de l’article 1 du protocole n°7 à la CEDH : la protection de la « substance » des droits.

Arts. 1 protocole 7, 6 CEDH – Art. 47 Charte – Directive 2004/38/UE – garanties procédurales lors de l’expulsion d’étrangers – substance des droits – Protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public – droit à une protection juridictionnelle effective.

La Cour européenne des droits de l’homme examine la compatibilité de restrictions apportées aux garanties procédurales prévues lors de l’expulsion d’étrangers pour des motifs de sécurité nationale avec l’article 1 du protocole n°7 à la CEDH. Elle insiste sur le fait qu’un étranger ne peut pas utilement contester les allégations des autorités selon lesquelles la sécurité nationale est en cause ni faire raisonnablement valoir les raisons qui militent contre son expulsion sans connaître les éléments factuels pertinents qui sous-tendent la décision d’expulsion. Elle adopte un raisonnement similaire à celui qui découle de sa jurisprudence relative à l’article 6 en précisant que les restrictions apportées aux droits procéduraux ne peuvent réduire à néant la protection procédurale assurée par l’article 1 du protocole n° 7 en touchant à la substance même des garanties prévues. Dès lors, seules les restrictions dûment justifiées à la lumière des circonstances de l’espèce et qui sont suffisamment contrebalancées par des facteurs compensateurs de manière à préserver la substance même des droits, sont admises.

Eugénie Delval

A. Arrêt

Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, « la Cour » ou « la Cour EDH ») examine une requête introduite en décembre 2012 par deux ressortissants pakistanais contre la Roumanie. Ceux-ci allèguent une violation, par la Roumanie, de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, « la CEDH ») qui consacre le droit à un recours effectif, ainsi que de l’article 1 du protocole n° 7 à la Convention lequel consacre les garanties procédurales qui doivent présider lors de l’expulsion d’étrangers. Les requérants se plaignent d’avoir été expulsés de la Roumanie vers le Pakistan à l’issue d’une procédure au terme de laquelle ils ont été déclarés indésirables sur le territoire roumain pour des motifs de sécurité nationale, sur la base de documents classés « secrets » qui n’ont pas été communiqués aux requérants. Le 26 février 2019, la chambre à laquelle l’affaire avait été attribuée s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre.

1. Les faits

Le premier requérant, Adeel Muhammad, est né en 1993 et réside au Pakistan. Le second, Ramzan Muhammad, est né en 1982 et demeure aux Émirats Arabes Unis. Le premier requérant est entré en Roumanie en septembre 2012 sur base d’un visa étudiant valable pour une durée de trois ans. Il bénéficiait d’une bourse d’études Erasmus Mundus et a ainsi entamé ses études à l’Université de Sibiu. Le second requérant est entré en Roumanie en février 2009 sur base d’un visa étudiant long-séjour. Il fréquentait la même université que Adeel et bénéficiait de la même bourse Erasmus. Sa femme l’a rejoint en Roumanie en avril 2012.

Le 4 décembre 2012, le parquet saisit la Cour d’appel de Bucarest d’une demande par laquelle il la priait de déclarer les deux requérants indésirables sur le territoire roumain. A l’appui de sa demande, le parquet transmis des documents classés « secrets » que lui avait communiqués le Service roumain du renseignement (« le SRI ») et indiquait que, selon les informations contenues dans ces documents, il existait des indices sérieux de croire que les requérants prévoyaient de mener des activités susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale. Dans le cadre de la procédure menée en première instance devant la Cour d’appel le 5 décembre 2012, les requérants furent déclarés indésirables sur le territoire de la Roumanie pour une période de 15 ans et furent placés en rétention administrative dans l’attente de leur éloignement. La Cour d’appel accorda aux requérants le temps de prendre connaissance de l’acte introductif d’instance, avec l’assistance d’un interprète. Les requérants indiquèrent lors de l’audience qu’ils ne comprenaient pas les raisons de leur convocation étant donné que l’acte introductif ne contenait que des références à des textes de loi, sans mention aucune des faits reprochés. La Cour leur répondit que les documents du dossier étaient classés « secrets » et que seul le juge y avait accès. La Cour d’appel admit en tant qu’éléments de preuve les informations classées « secrètes », tandis que les requérants n’avaient aucune preuve à produire, et rejeta leur demande d’accès à un avocat commis d’office pour tardiveté parce que celle-ci aurait dû être formulée avant l’ouverture des débats au fond.

Le lendemain, le SRI publia un communiqué de presse contenant des détails et exemples des activités dont les requérants étaient accusés, lesquelles étaient supposément en lien avec une structure extrémiste affiliée idéologiquement à l’organisation Al-Qaïda. Les requérants formèrent un recours devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») contre l’arrêt rendu par la Cour d’appel. Ils se plaignaient de ne pas avoir été informés de la procédure à suivre pour solliciter l’assistance d’un avocat. En outre, ils alléguaient que la Cour d’appel n’avait pas indiqué quels étaient les éléments fondant l’interdiction de séjour mais s’était bornée à renvoyer au niveau de classification « secret » des documents versés au dossier et que, n’ayant pas du tout été informés par la Cour d’appel des faits concrets qui leur étaient reprochés, ils avaient été mis dans l’impossibilité de présenter des preuves à décharge. La Haute Cour rejeta le recours des requérants, jugeant qu’il ressortait des éléments « secrets » dont elle disposait que la Cour d’appel avait retenu à bon droit l’existence d’indices tendant à démontrer que les requérants nourrissaient le projet de mener des activités de nature à porter atteinte à la sécurité nationale. La Haute Cour observa ensuite que, en vertu de la loi nationale, lorsque la décision d’interdiction de séjour était prononcée pour raisons de sécurité nationale, les juges ne pouvaient pas mentionner dans l’arrêt les données, les informations ni les raisons factuelles au vu desquelles ils avaient statué. Enfin, la Haute Cour précisa que les requérants avaient été mis en mesure de comprendre la raison pour laquelle ils avaient fait l’objet de la procédure d’éloignement et d’interdiction de séjour puisqu’ils s’étaient vu octroyés le temps nécessaire, avec l’aide d’un interprète, pour prendre connaissance de l’acte introductif d’instance.

En conséquence, les requérants quittèrent le territoire roumain le 27 décembre 2012.

Considérant que la Roumanie a violé l’article 1 para. 1 du protocole n° 7 à la CEDH ainsi que l’article 13 de la CEDH, en ce qu’ils n’ont pas bénéficié des garanties procédurales adéquates puisque les faits concrets qui leur étaient reprochés ne leur ont jamais été communiqués, les requérants décident de porter leur affaire devant la juridiction strasbourgeoise le 19 décembre 2012.

2. La décision de la Cour

Tandis que les requérants ont invoqué l’article 1 du protocole n° 7 et l’article 13, la Cour estime approprié d’examiner les allégations des requérants sous le seul angle de l’article 1 du Protocole n°7. La Cour estime que la Roumanie a violé cette disposition, le paragraphe 1 de laquelle prévoit que :

« Un étranger résidant régulièrement sur le territoire d'un État ne peut en être expulsé qu'en exécution d'une décision prise conformément à la loi et doit pouvoir :

  1. faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion,
  2. faire examiner son cas, et
  3. se faire représenter à ces fins devant l'autorité compétente ou une ou plusieurs personnes désignées par cette autorité. »

La Cour précise qu’elle examinera successivement trois questions afin de déterminer si ces garanties procédurales sont violées lors de l’expulsion d’un étranger : est-ce que les droits revendiqués par les requérants sont garantis par l’article 1 du protocole n°7 et dans l’affirmative, quelle est leur portée ? ; est-il possible d’y apporter des restrictions ? ; quels sont les critères à prendre en considération pour statuer sur la compatibilité d’une restriction apportée auxdits droits avec l’article 1 du protocole n°7 ?

- L’application de l’article 1 du protocole n°7 aux droits revendiqués par les requérants

La Cour observe que les droits revendiqués par les requérants, à savoir le droit d’être informés des raisons de leur expulsion et celui d’avoir accès aux documents versés au dossier de l’affaire, sont couverts par l’article 1 du protocole n° 7 bien qu’ils n’y soient pas mentionnés expressément. En particulier, la Cour estime que l’information des éléments factuels qui ont fondé l’expulsion de l’intéressé est essentielle pour assurer un exercice effectif du droit consacré à l’article 1 para. 1 a) du protocole. Selon la Cour, « un étranger ne peut pas utilement contester les allégations des autorités selon lesquelles la sécurité nationale est en cause ni faire raisonnablement valoir les raisons qui militent contre son expulsion sans connaître les éléments factuels pertinents qui ont conduit les autorités internes à considérer que l’intéressé met en danger la sécurité nationale » (para. 126).

- Sur les restrictions qui peuvent être apportées aux droits découlant de l’article 1

La Cour précise que les droits découlant de l’article 1 protocole n°7 ne sont pas absolus en ce qu’une procédure administrative d’expulsion peut être caractérisée par des intérêts concurrents qui doivent être mis en balance avec les droits des étrangers. Toutefois, la Cour insiste sur le fait que les restrictions apportées auxdits droits ne doivent pas réduire à néant la protection procédurale assurée par l’article 1 du protocole n° 7 en touchant à la substance même des garanties prévues (para. 133). Dès lors, seules les restrictions dûment justifiées à la lumière des circonstances de l’espèce et qui sont suffisamment contrebalancées par des facteurs compensateurs de manière à préserver la substance même des droits, sont admises au regard de l’article 1 protocole n°7. En l’occurrence, la Cour note que les juridictions nationales ont jugé qu’elles étaient contraintes par la loi de ne pas fournir aux requérants des informations concrètes sur les faits qui fondaient la demande d’expulsion, et que les requérants ne pouvaient pas avoir accès aux pièces du dossier classées « secrètes ». Il en résulte une limitation importante des droits procéduraux des requérants.

- Quant à la compatibilité de ces restrictions importantes avec l’article 1 du protocole n°7 : justification et facteurs compensateurs

Cette dernière question conduit à une analyse très élaborée au cours de laquelle la Cour développe et applique d’une part, les critères permettant de déterminer si les restrictions aux droits procéduraux étaient dûment justifiées, et, d’autre part, les facteurs qui permettent de compenser les restrictions afin de préserver la substance même desdits droits.

Quant à la justification des restrictions, la Cour EDH précise que le contrôle des motifs fondant les restrictions doit être confié à une autorité indépendante. Dans l’hypothèse où cette autorité estimerait que la protection de la sécurité nationale s’oppose à la divulgation à l’intéressé du contenu des documents classifiés, la Cour devra rechercher si ladite autorité a dûment mis en balance les intérêts tenant à la préservation de la sécurité nationale et ceux des étrangers concernés. En l’espèce, à défaut de tout examen par les juridictions saisies de l’affaire de la nécessité de restreindre les droits procéduraux des requérants – celles-ci s’étant bornées à répéter que les requérants ne pouvaient avoir accès au dossier – les restrictions ne sont pas dûment justifiées. Toutefois, le fait que les autorités nationales n’aient pas examiné ou qu’elles aient insuffisamment examiné et justifié la nécessité de restrictions aux droits procéduraux des étrangers mis en cause ne suffit pas, à lui seul, à emporter violation de l’article 1 du protocole 7. Ceci implique néanmoins que la Cour exercera un contrôle strict pour établir si des éléments compensateurs ont été suffisants pour contrebalancer les effets des restrictions apportées aux droits des requérants (paras. 144, 165).

Dès lors, et dans un second temps, la Cour explicite (de manière non-limitative) des facteurs / des garanties adéquates et suffisantes susceptibles de compenser la limitation des droits procéduraux, en précisant que les États bénéficient d’une marge d’appréciation dans le choix des facteurs à appliquer (para. 149). Ces facteurs visent par exemple (i) la pertinence des informations communiquées aux étrangers quant aux raisons de leur expulsion et l’accès au contenu des documents sur lesquels les autorités se sont fondées ; (ii) l’information des étrangers quant au déroulement de la procédure et quant aux dispositifs prévus au niveau interne pour compenser la limitation de leurs droits ; (iii) la représentation des étrangers ; (iv) l’intervention d’une autorité indépendante dans la procédure.

En l’espèce, la Cour décide que les importantes restrictions subies par les requérants dans la jouissance de leurs droits n’ont pas été compensées de manière à préserver la substance même desdits doits. D’abord, la Cour relève qu’aucune information concrète n’a été transmise aux requérants dans le cadre de la procédure, que ce soit en première instance ou devant la Haute Cour. Les requérants n’ont reçu que des informations générales relatives à l’énumération des articles de loi pertinents et à la qualification juridique, tandis qu’aucun des faits spécifiques qui leur étaient reprochés n’a été communiqué. Ensuite, la Cour note d’importantes lacunes dans l’information fournie aux requérants au sujet du déroulement de la procédure d’appel et des droits dont ils auraient pu bénéficier. En particulier, la Cour d’appel n’a pas vérifié si les requérants savaient qu’ils avaient la possibilité de se faire représenter par un avocat et à quel moment de la procédure une demande de représentation pouvait être faite utilement, et ne leur a fourni aucune information quant à l’existence d’avocats titulaires d’un certificat les autorisant à avoir accès aux documents classés « secrets », ni quant aux moyens par lesquels ils pouvaient se faire représenter par de tels avocats. Au vu de la célérité de la procédure, ces lacunes ont eu pour effet d’anéantir les garanties procédurales dont les requérants avaient le droit de jouir devant cette juridiction (paras. 182, 191). Enfin, la Cour juge qu’aucune vérification n’a été réalisée par les juridictions nationales quant à la crédibilité et à la réalité des informations transmises par le SRI et le parquet, se limitant à indiquer qu’il ressortait des preuves instruites l’existence d’indices forts quant aux projets des requérants (para. 198-199). Par conséquent, la Cour juge que l’article 1 para. 1 du protocole n° 7 a été violé par la Roumanie.

B. Éclairage

Tout d’abord, relevons que cet arrêt est le premier dans lequel non seulement la Grande Chambre de la Cour EDH conclut à la violation de l’article 1 du protocole n° 7 dans le cadre de l’expulsion d’étrangers, mais fournit également un examen approfondi des garanties procédurales prévues par cette disposition. En effet, tandis que la violation de cet article a été soulevée dans 16 affaires portées devant la Cour EDH, la Grande Chambre n’avait jusqu’ici rendu qu’un seul jugement concernant l’article 1 du protocole n° 7 en 2014, dans lequel elle avait conclu à l’absence de violation puisqu’il n’était pas établi que des expulsions avaient eu lieu. Par conséquent, aucune analyse approfondie de l’article 1 protocole n° 7 n’avait été réalisée jusqu’à présent par la Cour EDH.

Il est intéressant de noter que l’expulsion d’étrangers pour raisons de sécurité nationale – et en particulier en raison de condamnations pour des faits de terrorisme – peut également soulever des questions relatives à l’article 3 de la CEDH lorsque le requérant allègue que son renvoi risque de le soumettre à des traitements inhumains ou dégradants, violant ainsi le principe de non-refoulement (par exemple Daoudi c. France), et des questions relatives à l’article 8 de la CEDH lorsque la mesure d’expulsion porte atteinte au droit au respect de la vie familiale (par exemple Geleri c. Roumanie).

1. Des critères très précis pour examiner la compatibilité de restrictions aux garanties procédurales avec l’article 1 du Protocole 7

L’arrêt Muhammad et Muhammad c. Roumanie énonce des critères très spécifiques qui doivent être pris en considération afin de déterminer si les restrictions imposées sur les droits procéduraux dans le cadre de l’expulsion d’étrangers sont compatibles avec l’article 1 du protocole n° 7. De telles garanties procédurales sont cruciales, non seulement en raison des effets qui peuvent être causés aux étrangers par leur éloignement, et ce, d’un point de vue personnel, professionnel et social (la Cour prend d’ailleurs compte des effets de l’expulsion sur les requérants en l’espèce : para. 161), mais aussi particulièrement à l’heure actuelle où les États multiplient les mesures nationales restreignant les libertés fondamentales au nom de la prévention du terrorisme (comme souligné par la Juge Elosegui dans son opinion concordante).

Dans de précédentes affaires, la Cour avait conclu à la violation de l’article 1 du protocole n°7 en raison notamment du fait que l’acte de saisine n’avait pas été notifié à l’intéressé ni aux avocats ; que les tribunaux avaient refusé d’examiner au fond un recours contre la décision d’expulsion et qu’aucun organe indépendant et impartial n’avait examiné ladite décision ; que l’ordonnance d’expulsion du requérant reposait sur une base légale n’offrant pas les garanties suffisantes contre l’arbitraire de sorte que la décision d’expulsion n’avait pas été prise « conformément à la loi » (voy. par exemple Baltaji ; Lupsa). En l’espèce, le droit roumain prévoyait l’expulsion pour des raisons de sécurité nationale, l’acte de saisine avait été notifié aux requérants, et tant la Cour d’appel que la Haute Cour roumaines – dont l’indépendance et impartialité ne semblent pas être remises en cause par la Cour EDH – avaient examiné la décision. Néanmoins, dans l’arrêt Muhammad et Muhammad, la Cour met en lumière que les garanties prévues par l’article 1 du protocole n° 7 n’impliquent pas seulement une « mise en scène » procédurale, mais disposent d’un véritable sens substantiel. En effet, la Cour rappelle qu’elle a toujours sanctionné l’absence de toute information fournie aux intéressés quant aux raisons qui fondent l’expulsion (voy. par exemple Baltaji, Kaya et Ahmed). L’article 1 du protocole n°7 impose un examen substantiel des raisons qui sous-tendent la décision d’expulsion pour s’assurer qu’elle ne soit pas arbitraire (para. 123), ce qui implique une réelle vérification par les instances nationales quant à la crédibilité et réalité de ces raisons, ainsi que les intéressés aient connaissance des reproches portés à leur encontre. En particulier, « un étranger ne peut pas utilement contester les allégations des autorités selon lesquelles la sécurité nationale est en cause ni faire raisonnablement valoir les raisons qui militent contre son expulsion sans connaitre les éléments factuels pertinents qui ont conduit les autorités à considérer que l’intéressé met en danger la sécurité nationale » (para. 126). Dès lors, une procédure nationale entièrement basée sur des informations classées « secrètes » ne permet pas de garantir que les droits des requérants soient « concrets et effectifs » (para. 125). L’arrêt de la Grande Chambre est donc particulièrement important en ce qu’il assure l’effet utile de l’article 1 du protocole 7, lequel est basé sur un principe de justice naturelle, pour reprendre les termes utilisés par le Juge Pinto dans son opinion concordante (p. 88).

2. Les « indications utiles » que la Cour tire de l’Article 6 de la CEDH

Comme le rappelle la Cour, l’article 6 de la CEDH qui consacre le droit à un procès équitable ne s’applique pas aux procédures d’expulsion puisque celles-ci, selon une jurisprudence constante de la Cour depuis l’arrêt Maaouia c. France, n’impliquent pas une décision sur des droits et obligations de caractère civil, ni une décision sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale. Par conséquent, les États ont adopté l’article 1 du protocole n° 7 qui définit des garanties procédurales applicables spécifiquement à ce type de procédure. Selon le rapport explicatif relatif au protocole n° 7, les États ont consenti à des garanties procédurales « minimales » en cas d’expulsion (point 7 du rapport), tandis que l’article 6 énumère plusieurs droits spécifiques. Cela n’empêche toutefois pas la Cour, dans Muhammad et Muhammad, d’utiliser la jurisprudence développée relativement à l’article 6 afin d’interpréter l’article 1 du protocole n° 7. La Cour note en effet que cette jurisprudence « fournit des indications utiles quant à la méthodologie à suivre pour apprécier les restrictions apportées aux droits consacrés par l’article 1 du protocole n° 7 » (para. 135) En particulier, la Cour se base sur l’arrêt Regner v. the Czech Republic, qui concernait une décision administrative ayant mis fin à la validité d’une attestation de sécurité dont le requérant avait besoin pour exercer de hautes fonctions. Le requérant invoquait la violation de l’article 6, se plaignant de ne pas avoir pu prendre connaissance d’un élément de preuve déterminant, qualifié d’information confidentielle. La prise en compte de cet arrêt conduit la Cour à considérer que la substance des garanties prévues par l’article 1 du protocole n°7 doit être préservée (para. 133) – notion en effet généralement utilisée dans le cadre des limitations apportées au droit à un procès équitable – de sorte que les restrictions doivent être dûment justifiées et suffisamment contrebalancées par des facteurs compensateurs. À ce titre, le juge Pinto de Albuquerque développe, dans son opinion concordante, une analyse fascinante de l’approche utilitariste de la Cour quant à la notion de substance des droits à laquelle il préfère une approche essentialiste. Ce parallèle entre l’article 6 et l’article 1 du protocole n° 7 permet d’assurer une cohérence dans le système de protection des droits fondamentaux relatifs aux garanties procédurales et de donner une consistance effective aux garanties prévalent lors de l’expulsion d’étrangers.

Toutefois, force est de constater que la Cour ne « s’inspire » pas seulement de sa jurisprudence relative à l’article 6 afin de développer une structure de réflexions qui soit propre à l’article 1 du protocole n° 7 et à sa fonction de « garanties minimales », mais, in fine, transpose et suit un raisonnement tout à fait similaire. Notamment, les facteurs compensateurs mentionnés par la Cour dans Muhammad et Muhammad sont ceux dont elle avait précisément tenu compte dans l’arrêt Regner. L’opinion dissidente commune note que les droits procéduraux reconnus aux justiciables par ces deux articles ne devraient pas avoir la même portée puisqu’ils sont différents et que l’un ne prévoit que des « garanties minimales », de sorte qu’il est même naturel que l’étendue des garanties offertes par l’article 1 du protocole 7 soit moins élevée. Or, le résultat est relativement contradictoire en l’espèce en ce que la jurisprudence relative à l’article 6 semble fournir plus d’exceptions au droit de recevoir des informations jugées « secrètes » contrairement aux possibilités de restriction de ce droit dans l’affaire Muhammad et Muhammad.  En ce sens, les juges dissidents observent qu’il est paradoxal que la protection offerte par l’article 1 du protocole n°7 soit supérieure à celle conférée par l’article 6. En outre, il est surprenant que la Cour EDH utilise des critères établis dans le cadre de l’article 6 afin d’examiner les restrictions apportées aux droits procéduraux de l’article 1 du protocole n°7, sans même mentionner le paragraphe 2 de ce dernier qui autorise explicitement des restrictions : « Un étranger peut être expulsé avant l'exercice des droits énumérés au paragraphe 1.a, b et c de cet article lorsque cette expulsion est nécessaire dans l'intérêt de l'ordre public ou est basée sur des motifs de sécurité nationale. » Selon l’opinion concordante commune, puisque l’article 1 du protocole n° 7 fixe lui-même les conditions des restrictions possibles et ne permet dès lors pas d’exceptions implicites (contrairement à l’article 6), toute restriction aux droits procéduraux des étrangers doit nécessairement être prévue par ce paragraphe 2, sans qu’il ne soit pertinent d’appliquer la jurisprudence relative à l’article 6.

3. Le droit de l’Union européenne

L’éloignement pour motifs de sécurité nationale est également prévu par le droit de l’Union européenne, tant vis-à-vis des citoyens européens, que vis-à-vis des ressortissants des pays tiers en séjour irrégulier.

Premièrement, la directive 2004/38 relative au droit de libre circulation des citoyens de l'Union prévoit en son article 27 que les États Membres peuvent adopter une décision d’éloignement du territoire à l’encontre d’un citoyen de l’UE pour des raisons impérieuse de sécurité publique. L’article 30 de la directive prévoit qu’une telle décision doit être notifiée par écrit à l’intéressé (para. 1), et que « les motifs précis et complets d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique qui sont à la base d’une décision le concernant sont portés à la connaissance de l’intéressé, à moins que des motifs relevant de la sûreté de l'État ne s’y opposent » (para. 2). D’une part, la CJUE a déjà eu l’occasion de préciser ce que la notion de ‘raisons impérieuses de sécurité nationale’ recouvre (par exemple Tsakouridis). D’autre part, la CJUE a également eu l’occasion de se prononcer sur l’obligation d’informer le citoyen concerné des motifs fondant la décision d’expulsion. En particulier, dans l’affaire C-300/11 dans laquelle un citoyen de l’Union avait fait l’objet d’une décision d’expulsion du Royaume Uni sans s’être vu communiquer les éléments de fait fondant cette décision en raison de leur caractère dit « confidentiel », la Cour a été amenée à répondre à la question préjudicielle suivante : «Le principe de la protection juridictionnelle effective, énoncé à l’article 30, paragraphe 2, de la directive 2004/38, (…) exige-t-il qu’une juridiction saisie d’un recours contre une décision interdisant à un citoyen de l’Union européenne l’accès au territoire d’un État membre pour des raisons d’ordre public et de sécurité publique (…) veille à ce que la substance des motifs retenus à l’encontre du citoyen (…) européenne concerné soit portée à la connaissance de celui-ci, malgré le fait que les autorités de l’État membre et la juridiction nationale compétente (…) ont conclu que des raisons relevant de la sûreté de l’État s’opposeraient à la divulgation de la substance des motifs?» (para. 34). Des similitudes peuvent être observées entre la réponse de la CJUE et l’arrêt Muhammad et Muhammad de la Cour Strasbourgeoise. La CJUE a précisé qu’il appartient au juge national de procéder à un examen indépendant de l’ensemble des éléments invoqués à l’appui la décision, afin d’apprécier si la sûreté de l’État s’oppose effectivement à une communication de ces éléments au citoyen concerné. Si tel est le cas, le contrôle juridictionnel doit être effectué dans le cadre d’une procédure qui met en balance les exigences découlant de la sûreté nationale et celles du droit à une protection juridictionnelle effective (Art. 47 Charte UE) en limitant les ingérences dans l’exercice de ce droit au strict nécessaire. Ainsi, tout comme la Cour EDH, la CJUE impose de procéder à une mise en balance des intérêts en présence, tandis que la condition de « stricte nécessité » fait penser à la protection de la substance des droits procéduraux telle qu’avancée par la Cour EDH (i.e. un noyau nécessaire, substantiel, des droits individuels ne peut être atteint). Notamment, la CJUE a précisé qu’il importe « que soit communiqué à l’intéressé, en tout état de cause, la substance des motifs sur lesquels est fondée une décision de refus d’entrée » puisque cette décision ne peut « avoir pour effet de priver l’intéressé de son droit d’être entendu et, partant, de rendre ineffectif son droit de recours » (para. 65). Ceci semble presque faire effet miroir avec l’arrêt Muhammad et Muhammad qui juge qu’un étranger « ne peut pas raisonnablement faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion sans connaitre les éléments factuels pertinents ». Par conséquent, le raisonnement de la Cour EDH dans l’affaire Muhammad et Muhammad semble coïncider au raisonnement de la CJUE.

Deuxièmement, la directive 2008/115 « retour » des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier prévoit en son article 12, para. 1, que « les décisions de retour et, le cas échéant, les décisions d’interdiction d’entrée ainsi que les décisions d’éloignement sont rendues par écrit, indiquent leurs motifs de fait et de droit et comportent des informations relatives aux voies de recours disponibles. Les informations relatives aux motifs de fait peuvent être limitées lorsque le droit national permet de restreindre le droit à l’information, en particulier pour sauvegarder la sécurité nationale, la défense et la sécurité publique (…) ». A notre connaissance, la CJUE n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur l’obligation d’informer le ressortissant des motifs qui sous-tendent la décision d’éloignement. Toutefois, il est fort à parier que des garanties similaires à celles applicables dans le cadre de la directive 2004/38 – ainsi que dans le cadre de l’art. 1 du protocole n°7 CEDH – trouvent à s’appliquer.

4. Conclusion

En conclusion, nous pouvons dire que l’affaire Muhammad et Muhammad c. Roumanie a été saisie par la Grande Chambre de la Cour EDH comme l’occasion de développer une jurisprudence précise quant aux limitations apportées aux droits procéduraux des étrangers en cas d’expulsion. D’ailleurs, presque la moitié de ce long arrêt est consacrée aux opinions individuelles de plusieurs juges qui détaillent ou discutent davantage de l’un ou l’autre point.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., Muhammad et Muhammad c. Roumanie, 15 octobre 2020.

Jurisprudence :

Cour eur. D.H., Nolan et K. c. Russie, 12 février 2009.

Cour eur. D.H., Baltaji c. Bulgarie, 12 juillet 2011.

Cour eur. D.H., Lupsa c. Roumanie, 8 juin 2006.

Cour eur. D.H., Al-Nashif c. Bulgarie, 20 juin 2002.

Doctrine : Besson, S., et Kleber, E., « Commentaire des articles 3, 5, 8, 12, 13, 14 et 16 CEDH et du Protocole no 7, CEDH » in Son Nguyen, M. (éd.), Code annoté de droit des migrations, 2014, pp. 68-72.

Lenaerts, K., « Limits on Limitations: The Essence of Fundamental Rights in the EU », German Law Journal, Vol. 20, numéro spécial 6, septembre 2019.

Macq, C., « C.C.E., 8 décembre 2017, n° 196 353. L’éloignement d’un citoyen de l’Union de seconde génération : un retour en arrière entouré de ‘garanties’ suffisantes contre l’arbitraire ? », Cahiers de l’EDEM, janvier 2018.

Datoussaid, S., « Les garanties du procès équitable visées à l’article 6 CEDH et le contentieux des étrangers », Newsletter EDEM, octobre 2014.

Pour citer cet article : E. Delval, « Garanties procédurales lors de l’expulsion d’étrangers au regard de l’article 1 du protocole n°7 à la CEDH : la protection de la « substance » des droits », Cahiers de l’EDEM, novembre 2020.

 

Publié le 30 novembre 2020