C.C.E., 8 décembre 2017, n° 196 353

Louvain-La-Neuve

L’éloignement d’un citoyen de l’Union de seconde génération : un retour en arrière entouré de « garanties » suffisantes contre l’arbitraire ?

Le Conseil du contentieux des étrangers s’est prononcé en chambres réunies sur la légalité d’une décision mettant fin au séjour d’un citoyen de l’Union européenne, ressortissant français, né et ayant toujours vécu en Belgique. Il juge cette décision conforme aux articles 44bis, 45 et 62 de la loi du 15 décembre 1980 ainsi qu’à l’article 8 CEDH dès lors qu’elle fait apparaître l’exceptionnelle gravité de la menace que représente le requérant pour la sécurité nationale et se fonde sur un examen individuel procédant à une mise en balance valable des intérêts en présence.

Éloignement d’un citoyen de l’UE né et résidant légalement en Belgique depuis sa naissance – Exceptionnelle gravité de la menace (OK) – Examen de proportionnalité (OK) – Violation des articles 44bis, 45 et 62 de la loi du 15 décembre 1980 (Non) – Violation de l’article 8 CEDH (Non).

A. Arrêt commenté

Le requérant né en Belgique le 27 avril 1994, de nationalité française, y séjourne légalement depuis sa naissance. Entre 2013 et 2016, il est condamné à quatre reprises par les juridictions pénales du chef de diverses infractions. Il est notamment reconnu coupable de vols qualifiés, de coups et blessures, de détention d’armes prohibées ainsi que de participation à un réseau international de vente de stupéfiants.

Le 14 juin 2017, le ministre prend à son égard une décision de fin de séjour sur pied des articles 44bis, § 3, 1° et § 4, 45, § 1, 2, et 62, § 1, de la loi du 15 décembre 1980 considérant qu’il existe, en l’espèce, des raisons impérieuses de sécurité nationales justifiant de mettre fin à son séjour.

I. Exposé du moyen

Le requérant invoque la violation des articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ainsi que des articles 44bis, 45 et 62 de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers.

L’article 44bis, § 4, de la loi du 15 décembre 1980 impose au ministre ou son délégué, lorsqu’il prend une décision de retrait du titre de séjour d’un citoyen de l’Union européenne, de tenir compte de la durée de son séjour, de son âge, de son état de santé, de sa situation familiale et économique, de son intégration sociale et culturelle en Belgique et de l'intensité de ses liens avec son pays d'origine. Le requérant reproche à la partie adverse de ne pas respecter cette disposition dès lors qu’elle ne tient pas compte de son absence de lien avec son pays d’origine ainsi que de l’atteinte disproportionnée qu’elle porte à son droit à la vie privée et familiale, eu égard à la longueur de son séjour en Belgique et la présence de sa famille sur le territoire belge. Il rappelle que l’intégralité de sa famille vit en Belgique et que lui-même y a toutes ses attaches sociales. Son éloignement constituerait indéniablement une ingérence grave dans sa vie privée et familiale. La décision attaquée violerait ainsi, dans le même temps, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, un juste équilibre entre les intérêts en présence n’ayant pas été respecté.

Il invoque, par ailleurs, la violation de l’article 44bis, § 3, et 45, § 2, de la loi du 15 décembre 1980. Suivant l’article 44bis, § 3, de la loi du 15 décembre 1980, il faut que soit démontrée l’existence de raisons impérieuses de sécurité nationale pour mettre fin au séjour d’un citoyen de l’Union européenne ayant séjourné en Belgique durant les dix années précédentes. Par ailleurs, conformément à l’article 45, § 2, de cette même loi, cette décision doit respecter le principe de proportionnalité et être fondée exclusivement sur le comportement personnel du citoyen de l'Union concerné. L'existence de condamnations pénales antérieures ne peut à elle seule motiver de telles décisions.

En l’espèce, l’intéressé reproche au ministre de ne pas avoir, à suffisance, démontré l’existence de raisons impérieuses de sécurité nationale. Il lui reproche en outre de ne pas avoir procédé à l’examen de proportionnalité qui lui incombait.

La notion de raisons impérieuses de sécurité nationale n’est pas définie dans la loi du 15 décembre 1980. Le requérant renvoie dès lors à l’interprétation qui en est donnée par les travaux préparatoires de la loi du 24 février 2017[1] ainsi que par la Cour de Justice de l’Union européenne, cette notion étant tirée de la directive 2004/38[2]. Il rappelle que l’article 44bis de la loi sur les étrangers a été modifié par la loi du 24 février 2017, dans un contexte général de lutte contre le terrorisme et la radicalisation. Or, lui-même n’a jamais été poursuivi ni condamné pour des faits liés au terrorisme ou à l’islamisme radical. Il renvoie ensuite à la jurisprudence de la Cour de justice et plus particulièrement à ses arrêts Tsakouridis , H.T. et P.I.[3]. Aux termes de ceux-ci, la Cour précise que « la notion de raisons impérieuses de sécurité nationale suppose non seulement l’existence d’une atteinte à la sécurité nationale, mais aussi qu’une telle atteinte présente un degré de gravité particulièrement élevé, reflété par l’emploi de l’expression "raisons impérieuses". Le requérant reproche, en l’espèce, à la partie adverse de ne pas faire état de circonstances particulièrement graves justifiant que les faits commis par le requérant relèvent de « raisons impérieuses de sécurité nationale ». La motivation de la décision constituerait un simple rappel des différentes condamnations dont il a fait l’objet, le ministre considérant que le trafic de stupéfiants constitue en soi une raison impérieuse de sécurité nationale. Celle-ci serait, dès lors, tout à fait insuffisante à la lumière de l’esprit de la loi, laquelle se veut la plus restrictive possible.

Enfin, il estime ne pas avoir à suffisance été informé des raisons qui ont poussé l’autorité compétente à adopter la décision litigieuse, celle-ci n’ayant pas procédé à l’examen de proportionnalité qui lui incombait. Ainsi, cette décision violerait, également l’article 62 de la loi du 15 décembre 1980 en vertu duquel le ministre ou son délégué, avant de prendre une telle décision, se doit d’informer l’intéressé par écrit ainsi que de lui offrir la possibilité de faire valoir les éléments pertinents qui sont de nature à empêcher ou à influencer la prise de décision.

II. Décision du Conseil

À titre liminaire, le Conseil revient sur les modifications introduites par la loi du 24 février 2017. Il rappelle que la notion de raisons impérieuses, tirée de la directive 2004/38, doit être interprétée conformément à la jurisprudence de la Cour européenne de Justice. Il renvoie plus particulièrement à son arrêt Tsakouridis. Aux termes de celui-ci, la Cour de Justice précise que la notion de raisons impérieuses pour la sécurité publique se distingue de celle de motifs graves pour la sécurité publique par le caractère exceptionnel de la menace d’atteinte à la sécurité publique que constitue le comportement de l’intéressé, tenant compte « notamment des peines encourues et de celles retenues, du degré d’implication dans l’activité criminelle, de l’ampleur du préjudice et le cas échéant de la tendance à la récidive »[4]. Dès lors, un même type de faits peut aussi bien relever de la notion de « raisons graves d’ordre public ou de sécurité nationale » que de celle de « raisons impérieuses », les faits reprochés devant être replacés dans leur contexte circonstanciel. Les faits de participation à un trafic de stupéfiants imputés au requérant sont, ainsi, « susceptibles » de relever de la notion de raisons impérieuses de sécurité nationale[5].

La Cour de Justice précise que l’examen individuel auquel doit procéder, à cet égard, l’autorité compétente doit comporter une mise en balance du caractère exceptionnel de la mesure au regard du risque de compromettre sa réinsertion sociale dans l’État où il est intégré. Il doit, par ailleurs, être tenu compte du risque de violation des droits fondamentaux en ce compris le risque de violation du droit à la vie privée et familiale[6]. La Cour de Justice renvoie sur ce dernier point à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette dernière admet, dans l’hypothèse d’une décision mettant fin à un séjour acquis, qu’il y ait ingérence de l’autorité publique dans le droit au respect de la vie privée et familiale, garanti par l’article 8 CEDH. L’ingérence est admise pour autant qu’elle soit prévue par la loi (légalité), qu’elle soit inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes énoncés au deuxième paragraphe de l’article 8 CEDH (légitimité) et qu’elle soit nécessaire dans une société démocratique afin de les atteindre (proportionnalité). Le Conseil relève que les États disposent d’une certaine marge d’appréciation en ce qui concerne la nécessité de l’ingérence. Dans cette dernière perspective, il incombe à l'autorité de montrer qu'elle a eu le souci de ménager un juste équilibre entre le but visé et la gravité de l'atteinte au droit à la vie privée et familiale[7].

Revenant, ensuite, sur l’exigence de motivation inscrite à l’article 62, § 2, de la loi, le Conseil note que celle-ci est respectée pour autant que les raisons impérieuses invoquées apparaissent clairement dans l’acte attaqué et que celles-ci aient fait l’objet d’un examen concret et individuel.

En l’espèce, il observe que la décision contient un exposé circonstancié tenant compte de l’ensemble des éléments pertinents de la cause. Il relève que, contrairement à ce que la partie requérante soutient, le ministre n’a pas considéré que la lutte contre le trafic de stupéfiants constitue, en soi, une raison impérieuse de sécurité nationale mais a bien tenu compte, dans le cadre de son analyse, du caractère exceptionnel de la menace d’atteinte à la sécurité publique tenant compte des peines encourues par le requérant, de son degré d’implication dans l’activité criminelle, de l’ampleur du préjudice et de sa tendance à la récidive. Dès lors que la partie défenderesse laisse apparaître de manière suffisante et adéquate l’exceptionnelle gravité de la menace que représente la partie requérante pour la sécurité nationale, au terme d’une motivation circonstanciée, fondée sur une analyse du cas individuel et dont la partie requérante ne démontre pas qu’elle est entachée d’une erreur manifeste d’appréciation, le Conseil considère que les considérations factuelles qui fondent la décision attaquée justifient le recours à la notion de raisons impérieuses de sécurité nationale.

Parallèlement à cette analyse du caractère exceptionnel de la menace que représente le requérant, le Conseil observe que la partie défenderesse a bien procédé à une mise en balance circonstanciée des différents intérêts en présence tenant compte de l’ensemble des éléments pertinents de la cause.

Au vu de ces éléments, le Conseil juge la décision mettant fin au droit au séjour du requérant appropriée et proportionnée à l’objectif poursuivi. La requête en annulation est rejetée.

B. Éclairage

I. Un retour en arrière

Il y a quelques mois encore, la loi du 15 décembre 1980 interdisait de manière absolue de mettre fin au séjour d’un étranger né en Belgique ou arrivé avant l’âge de douze ans, séjournant régulièrement et légalement sur le territoire belge depuis[8]. En effet, bien que la loi du 15 décembre 1980 autorise, depuis ses origines, le retrait du droit au séjour et l’éloignement d’étrangers, plusieurs catégories d’étrangers sont exclues du champ d’application de ces dispositions depuis les années 2000.

Instaurée d’abord par voie de circulaire ministérielle, ensuite par voie d’intervention législative[9], cette protection absolue contre l’éloignement, faisait écho à une campagne initiée par diverses associations dénonçant le caractère éminemment discriminatoire, inhumain, inefficace et criminogène de ce type de mesures[10]. L’ingérence particulièrement grave qu’elles constituent dans le droit à la vie privée et familiale de « délinquants » ayant parfois passé toute leur vie, voire une très grande partie de leur vie, en Belgique qui se trouvent séparés de leur famille, éloignés de leur milieu social, renvoyés dans un pays qu’ils ne connaissent pas et avec lequel ils n’ont aucune attache était particulièrement soulignée. En supprimant l’application de cette « double peine » à certaines catégories d’étrangers, le législateur rencontrait alors partiellement cet argumentaire[11].

Cette protection absolue contre l’éloignement n’est plus. Depuis l’entrée en vigueur, le 29 avril dernier, de la loi du 24 février 2017 modifiant la loi du 15 décembre 1980 « afin de renforcer la protection de l'ordre public et de la sécurité nationale », tout étranger, quelles que soient ses attaches en Belgique, peu importe qu’il y soit né, qu’il y ait grandi et toujours vécu, peut se voir retirer son droit au séjour pour des motifs tenant à la sauvegarde de l’ordre public et de la sécurité nationale. Cette suppression s’accompagne d’une modification substantielle des conditions entourant le régime d’éloignement pour motifs d’ordre public[12].

II. Contrebalancé par la mise en place de garanties contre l’arbitraire ?

Aux termes des travaux parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi du 24 février 2017, le législateur rassure, précisant contrebalancer les modifications apportées au régime d’éloignement pour motifs d’ordre public par la mise en place de garanties offrant une protection suffisante contre l’arbitraire et assurant un juste équilibre entre les différents intérêts en présence[13]. Il se targue de s’inspirer largement de la législation et de la jurisprudence européenne afin de garantir le respect des droits fondamentaux des destinataires de ces mesures. Nous nous proposons d’analyser et commenter ces « garanties » dont le Conseil vérifie, aux termes de l’arrêt commenté, le bon respect. Précisons que le législateur fait une nette distinction entre les règles applicables aux ressortissants de pays tiers visés aux articles 7, 21 et 22 de la loi du 15 décembre 1980 et celles applicables aux citoyens de l’Union européenne visés aux articles 44bis et 45 de cette même loi. Nous commenterons plus spécifiquement les garanties encadrant désormais l’action administrative sous l’angle des dispositions applicables aux citoyens de l’Union européenne.

Celles-ci tiennent dans la mise en place d’un système de gradation de la gravité de la menace que représente le destinataire de la mesure, tenant compte de son statut de séjour et de la durée de son séjour (a), l’obligation d’effectuer un examen individuel de sa nécessité (b) ainsi que l’obligation de l’informer et de l’entendre (c).

a. Un système de gradation

En contrepartie de la suppression de catégories protégées, le législateur instaure un système de gradation tenant compte du statut de séjour ou de la durée du séjour de l’étranger éloigné pour des motifs d’ordre public. Selon qu’il soit européen ou non, établi ou non, en Belgique depuis neuf ou dix ans, l’étranger pourra être éloigné pour « des raisons d’ordre public ou de sécurité nationale », pour « des raisons graves d’ordre public et de sécurité nationale » ou pour « des raisons impérieuses de sécurité nationale »[14]. Les citoyens de l'Union ayant séjourné sur le territoire du Royaume pendant les dix années précédentes bénéficient du standard de protection le plus élevé puisqu’ils ne peuvent être éloignés que pour des raisons impérieuses de sécurité nationale[15].

La difficulté réside dans l’absence de définition précise de ces notions, tirées d’actes européens[16]. Le législateur renvoie dès lors à la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne, laquelle laisse une large marge de manœuvre aux instances étatiques[17]. Le moins que l’on puisse dire est qu’il est malaisé, à la lecture des travaux préparatoires de la loi, de déterminer avec certitude ce que couvrent exactement ces notions[18]. Par avis du 26 septembre 2016, le Conseil d’État invitait le législateur à préciser celles-ci. Il lui proposait d’indiquer dans le texte de loi, le type de faits que pourrait constituer des « raisons impérieuses » de sécurité nationale[19]. Le législateur a fait fi de ces recommandations.

La « protection » instaurée en faveur des étrangers ayant des solides attaches avec la Belgique apparaît dès lors « artificielle » puisque basée sur le recours à des notions aux contours flous laissant un large pouvoir d’appréciation aux autorités décisionnaires.

b. Un examen individuel mettant en balance les différents intérêts en présence

L’article 45 de la loi du 15 décembre 1980 oblige les autorités administratives, dans le cadre de la prise d’une décision de retrait du titre de séjour d’un citoyen de l’Union européenne, à effectuer un examen individuel de la nécessité de cette mesure. Ainsi, cette disposition précise que « des justifications non directement liées au cas individuel concerné ou tenant à des raisons de prévention générale ne peuvent pas être retenues ». De plus, « l'existence de condamnations pénales antérieures ne peut à elle seule motiver de telles décisions ». L’article 44, § 2, de la loi du 15 décembre 1980 contient une liste de critères auxquels l’autorité administrative doit avoir égard dans le cadre de cet examen. Le législateur précise, aux termes des travaux parlementaires, qu’une mise en balance des intérêts en présence devra être effectuée à cette occasion afin de garantir le respect des droits fondamentaux du destinataire de la mesure en ce compris son droit à la vie privée et familiale et son droit à la protection contre la torture et les traitements inhumains et dégradants[20]. Cette exigence n’est toutefois pas inscrite dans la loi.

S’il est certes appréciable que le législateur ait inscrit dans la loi l’obligation pour les autorités administratives d’effectuer un examen individuel dans le cadre de leur prise de décision, il ne fait que reprendre a minima des exigences déjà fixées par les textes européens[21]. Aucune précision complémentaire n’est apportée quant au contenu de l’examen auquel l’autorité se doit de procéder. Aux termes de l’arrêt commenté, le Conseil fait dès lors appel à la jurisprudence européenne afin d’en clarifier les contours. Or, celle-ci laisse une large marge de manœuvre aux États en la matière, se contentant d’entourer cet examen de balises. Ainsi, la Cour de Justice exige une mise en balance du caractère exceptionnel de la mesure au regard du risque de compromettre la réinsertion sociale du citoyen de l’Union dans l’État où il est intégré ainsi qu’au regard du risque de violation de ses droits fondamentaux[22]. S’agissant du risque de violation des droits fondamentaux, la Cour de Justice renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Or, si la Cour européenne semble décidée à opérer un strict contrôle de ces mesures au regard de l’article 3 CEDH[23], il n’en est pas de même lorsqu’elle apprécie la conformité de ces mesures au droit à la vie privée et familiale protégé par l’article 8 CEDH. Elle n’interdit pas l’éloignement d’un quasi-national au regard de l’article 8 CEDH pour autant que l’ingérence de l’autorité soit prévue par la loi (légalité), qu’elle soit inspirée par un but légitime (légitimité) et qu’elle soit nécessaire dans une société démocratique (proportionnalité). La Cour adopte une approche casuistique en la matière, encadrant cette analyse de proportionnalité d’une liste de critères évoluant au gré de sa jurisprudence[24] et octroyant un large pouvoir d’appréciation aux autorités décisionnaires. Pour preuve, notons que l’application de ces critères ne permet pas aux magistrats de la Cour d’aboutir aux mêmes conclusions dans un même cas d’espèce[25]. Sa jurisprudence reste, par ailleurs, assez inconstante en la matière[26].

Ainsi, en inscrivant l’obligation pour les autorités administratives de procéder à cet « examen individuel », le législateur n’innove pas. Par ailleurs, en l’absence de balises claires, cet examen nous paraît insuffisant à prévenir le risque d’ingérences disproportionnées dans le droit à la vie privée et familiale des destinataires de ces mesures, risque particulièrement présent lorsqu’elles ont pour conséquence l’éloignement d’un « quasi-national ».

c. Le droit d’être entendu

Le législateur annonce « consacrer » le droit d’être entendu dans la loi du 15 décembre 1980[27]. Il entend ainsi assurer le respect de ce principe général de droit « garantissant à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative avant l’adoption d’une décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts »[28]. Ce droit est consacré à l’article 62 de la loi. Cette disposition prévoit, désormais, l’obligation dans le chef de l’autorité qui envisage de prendre une décision de fin de séjour d’informer au préalable le destinataire de la mesure des motifs pour lesquels elle envisage de prendre cette décision. Celui-ci dispose ensuite du droit, dans un délai de quinze jours, de faire valoir par écrit les éléments pertinents qui sont de nature à empêcher ou à influencer la prise de décision.

Notons toutefois que les notions entourant la mise en œuvre de ce droit sont floues et laissent, à nouveau, à l’autorité administrative un large pouvoir discrétionnaire. Ainsi, l’obligation d’informer et d’entendre le destinataire de la mesure peuvent ne pas être respectées « si des motifs intéressant la sûreté de l'État s'y opposent » ; « si les circonstances particulières, propres au cas d'espèce, s'y opposent ou l'empêchent, en raison de leur nature ou de leur gravité », voire si l'intéressé est « injoignable ». Le délai d’information à respecter par l’autorité peut, par ailleurs, être réduit ou prolongé si cela s’avère « utile » ou « nécessaire ». Cette disposition nous paraît, dès lors, loin de garantir au destinataire de la mesure, dans tous les cas, la possibilité de faire valoir ses arguments de manière utile et effective.

Soulignons, en outre, le fait que l’introduction de ce droit à être entendu dans le texte de la loi de 1980 vise à « compenser » la suppression de règles de procédure précédemment existantes. Ainsi, dans le même temps, l’ordre de quitter le territoire devient la seule mesure d’éloignement dont un étranger peut faire l’objet, quel que soit son statut de séjour. Les arrêtés royaux d’expulsion et les arrêtés ministériels de renvoi sont supprimés, de même que l’avis de la commission consultative des étrangers auprès de laquelle certaines catégories d’étrangers pouvaient auparavant présenter leurs arguments avant d’être éloignés[29]. Tout ceci s’accompagne, en outre, de la suppression par la loi du 15 mars 2017[30] de l’effet suspensif du recours introduit contre les décisions de fin de séjour et d’éloignement lorsque celles-ci sont fondées « sur des raisons impérieuses de sécurité nationale »[31]. Les garanties procédurales entourant la prise de ce type de décisions sont par conséquent, dans le même temps, largement revues à la baisse.

En guise de conclusion…

En supprimant la protection absolue contre l’éloignement dont bénéficiaient les étrangers de seconde génération, le législateur opère un véritable retour en arrière, remettant au goût du jour une mesure qu’il qualifiait de particulièrement attentatoire aux droits fondamentaux il y a quinze ans. Il s’engouffre ainsi dans la brèche européenne, aucune interdiction de principe à l’éloignement des étrangers quasi-nationaux n’existant en l’état actuel des textes et de la jurisprudence européenne.

Il rassure toutefois, précisant mettre en place une série de garanties afin d’éviter l’arbitraire et les atteintes aux droits fondamentaux de ces quasi-nationaux. Nous ne pouvons malheureusement pas le suivre. Au terme d’une brève analyse, le constat est sans appel. L’extension du champ d’application des mesures d’éloignement pour motifs d’ordre public aux étrangers nés en Belgique ou y vivant depuis l’enfance ne s’accompagne nullement de la mise en place de garanties suffisantes. Que du contraire. Elle s’accompagne d’une réduction significative des garanties entourant la prise de ce type de décisions. Le pouvoir d’appréciation dont bénéficient les autorités administratives s’en trouve élargi et le risque d’arbitraire et d’ingérences disproportionnées dans la vie privée et familiale des destinataires de ces mesures, accru.

Le contrôle effectué par le Conseil du contentieux des étrangers, aux termes de l’arrêt commenté, n’est pas de nature à nous rassurer. Celui-ci ne peut procéder, conformément aux prérogatives qui lui sont octroyées, qu’à un contrôle de légalité se bornant à vérifier que les « conditions » entourant l’action des autorités administratives, à notre sens insuffisantes, ont bien été respectées. Ainsi, pour autant que l’autorité administrative, respectant l’exigence de motivation formelle des décisions administratives, considère au terme d’un « examen individuel » et d’une « mise en balance » des différents intérêts en présence qu’un étranger né en Belgique et y ayant toujours vécu représente une menace « suffisamment » grave pour la sécurité nationale, elle dispose du pouvoir de l’éloigner, en dépit des conséquences dramatiques que cette mesure est susceptible d’avoir sur sa vie sociale et familiale.

C.M.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.C.E., 8 décembre 2017, n° 196 353.

Textes législatifs

Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE

Loi du 24 février 2017 modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers afin de renforcer la protection de l'ordre public et de la sécurité nationale, M.B., 19 avril 2017, p. 51890.

Loi du 15 mars 2017 modifiant l'article 39/79 de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, M.B., 29 avril 2017, p. 51900.

Projet de loi du 12 décembre 2016 modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers afin de renforcer la protection de l’ordre public et de la sécurité nationale, n° 2215/001, Doc. Parl., Ch. Repr., sess. ord. 2016-2017.

Jurisprudence (notamment)

Sur la notion de raisons impérieuses de sécurité nationale

C.J.U.E., Tsakouridis, 23 novembre 2010, C-145/09.

C.J.U.E., P.I., 22 mai 2012, C-348/09.

C.J.U.E., H.T., 24 juin 2015, C-373/13.

Doctrine (notamment)

- M. Abner, « L’éloignement d’un citoyen pour des raisons impérieuses de sécurité publique », R.A.E., L.E.A., 2013/2, pp. 309-313.

- X. Rolin, « La double peine, une punition de la nationalité », Rev. dr. étr., n° 118, 2002, pp. 205-216.

- P. Liebermann, « Double peine pour double faute, en finir avec le bannissement des immigrés », Rev. drt. étr., n° 109, 2000, pp. 355-358.

Pour citer cette note : C. Macq, « C.C.E., 8 décembre 2017, n° 196 353. L’éloignement d’un citoyen de l’Union de seconde génération : un retour en arrière entouré de "garanties" suffisantes contre l’arbitraire ? », Cahiers de l’EDEM, janvier 2018.


[1] Loi du 24 février 2017 modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers afin de renforcer la protection de l'ordre public et de la sécurité nationale, M.B., 19 avril 2017, p. 51890 ci-après « Loi du 24 février 2017 ».

[4] Tsakouridis, op. cit., note 3, pt 49.

[5] Ibid., pts 40 et 41.

[6] Ibid., pts 50 et 52.

[7] Il renvoie sur ce point aux arrêts Cour eur. D.H., Dalia c. France, 19 février 1998, § 52 ; Slivenko c. Lettonie (Gde Ch.), 9 octobre 2003, § 113 ; Üner c. Pays-Bas (Gde Ch.), 18 octobre 2006, § 54 ; Sarközi et Mahran c. Autriche, 2 avril 2015, § 62.

[8] L’article 21, aujourd’hui abrogé de la loi du 15 décembre 1980 précisait que « ne peut en aucun cas être renvoyé ou expulsé du Royaume : 1° l'étranger né dans le Royaume ou arrivé avant l'âge de douze ans et qui y a principalement et régulièrement séjourné depuis ».

[9] Loi du 26 mai 2005 modifiant la loi du 23 mai 1990 sur le transfèrement inter-étatique des personnes condamnées et la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, art. 22, M.B., 10 juin 2005, p. 26718.

[10] Collectif Solidarité contre l’Exclusion, n° 38, mai/juin 2003, pp. 41 et 42 ; X. Rolin, « La double peine, une punition de la nationalité », Rev. dr. étr., n° 118, 2002, pp. 205-216 ; P. Liebermann, « Double peine pour double faute, en finir avec le bannissement des immigrés », Rev. drt. étr., n° 109, 2000, pp. 355-358 ; O. De Schutter, « La proportionnalité de l’éloignement d’étrangers pour motifs d’ordre public », Rev. dr. étr., n° 93, 1997, pp. 177-189. P. Jaspis, « Faut-il mettre fin à la double peine ? », La Libre Belgique, 4 décembre 2002.

[11] Aux termes des travaux parlementaires, le législateur reconnaît explicitement le caractère particulièrement attentatoire aux droits fondamentaux de ce type de mesures. Voy. le projet de loi du 13 janvier 2005 modifiant la loi du 23 mai 1990 sur le transfèrement inter-étatique des personnes condamnées et modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, Doc. Parl., Ch. Repr., sess. ord. 2004-2005, n° 1555/001, p. 9.

[12] Par la loi du 24 février 2017 et la loi du 15 mars 2017 modifiant l'article 39/79 de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, M.B., 29 avril 2017, p. 51900.

[13] Projet de loi du 12 décembre 2016 modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers afin de renforcer la protection de l’ordre public et de la sécurité nationale, Doc. Parl., Ch. Repr., sess. ord., 2016-2017, n° 2215/001, p. 17.

[14] V. Henkinbrant, « Nouvelle politique d’éloignement du gouvernement ou comment être considéré comme criminel sans avoir été condamné », Newsletter ADDE, n° 129, mars 2017.

[15] Voy. l’article 44, § 3, de la loi du 15 décembre 1980.

[16] Voy. pour les ressortissants de l’U.E., l’article 28 de la Directive 2004/38.

[17] Voy. le commentaire de l’arrêt C.J.U.E. (Gde Ch.), P.I., 22 mai 2012, C-348/09 : M. Abner, « L’éloignement d’un citoyen pour des raisons impérieuses de sécurité publique », R.A.E., L.E.A., 2013/2, pp. 309-313.

[18] Projet de loi du 12 décembre 2016, op. cit., note 13, pp. 23-25.

[19] Avis du Conseil d’État n° 59.854/4 du 26 septembre 2016, Doc. Parl., Ch. Repr., sess. ord. 2016-2017, p. 92.

[20] Projet de loi du 12 décembre 2016, op. cit., note 13, p. 18.

[21] Voy. le considérant 23 ainsi que l’article 27 de la Directive 2004/38 fixant les conditions entourant le retrait du droit au séjour d’un citoyen de l’Union européenne. En parallèle, voy. sur les conditions entourant le retrait du droit au séjour d’un résident de longue durée, C.J.U.E., López Pastuzano, 7 décembre 2017, C-636/16, commenté dans ces Cahiers : J.-B. Farcy, « L’objectif d’intégration des étrangers installés durablement : une limite au pouvoir des États d’expulser un étranger condamné pénalement », Cahiers de l’EDEM, décembre 2017.

[22] Voy. Tsakouridis, op. cit., note 3, pts 50, 51 et 52, auxquels renvoie la Conseil aux termes de l’arrêt commenté.

[23] Cour eur. D.H., X v. Sweden, 9 janvier 2018 commenté dans ces Cahiers.

[24] Ces critères ont été énoncés par la Cour eur. D.H. dans l’arrêt Boultif c. Suisse, 2 août 2001. Ils ont ensuite été affinés dans ses arrêts Üner c. Pays-Bas, 18 octobre 2006, et Maslov c. Autriche, 23 juin 2008.

[25] Cour eur. D.H., Üner c. Pays-Bas, 18 octobre 2006, Opinion dissidente commune aux juges Costa, Zupanic et Türmen, p. 24.

[26] Voy. sur ce point également, Cour eur. D.H., Salija c. Suisse, 10 janvier 2017 et son commentaire : J.B. Farcy, « L’expulsion d’un étranger intégré suite à une condamnation pénale : jusqu’où une différence de traitement est-elle raisonnable pour maintenir l’ordre public ? », Newsletter EDEM, janvier 2017, ainsi que Cour eur. D.H., Ndidi c. Royaume-Uni, 14 septembre 2017 et son commentaire : S. Sarolea, « Éloignement pour motifs d’ordre public : un étranger averti en vaut deux », Cahiers de l’EDEM, septembre 2017.

[27] Projet de loi du 12 décembre 2016, op. cit., note 13, pp. 43-53.

[28] Ibid., p. 48. Voy. par ailleurs sur ce principe, C.J.U.E., 11 décembre 2014, Khaled Boudjlida c. Préfet des Pyrénées-Atlantiques, C-249/13 ; C.E., 29 octobre 2015, n° 232 758 ; C.C.E., 7 septembre 2015, n° 151 890 ; C.C.E., 30 septembre 2015, n° 153 706.

[29] Projet de loi du 12 décembre 2016, op. cit., note 13, p. 19.

[30] Loi du 15 mars 2017, op. cit., note 12.

[31] Le législateur supprime donc l’effet suspensif du recours introduit contre une mesure d’éloignement prise à l’égard d’un étranger bénéficiant du standard de protection le plus élevé !

Photo : Rudi Jacobs, cce-rvv.

Publié le 05 février 2018