Cour eur. D.H., 25 juin 2020, Moustahi c. France, req. n° 9347/14

Louvain-La-Neuve

L’arrêt Moustahi : intérêt supérieur et détention de l’enfant migrant aux frontières de l’Union européenne.

Interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants – Liberté – Détention – Respect de la vie privée et familiale – Recours effectif – Interdiction des expulsions collectives d’étrangers – Mineurs étrangers non accompagnés – Intérêt supérieur de l’enfant.

Saisie d’une affaire concernant deux mineurs étrangers non accompagnés comoriens arrivés et détenus sur le territoire français, à Mayotte, avant d’être refoulés aux Comores, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle la nécessaire prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant en contexte migratoire. Elle conclut à la violation des articles 3 CEDH – interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants –, 5 CEDH – protection face à la privation de liberté – et 4 du Protocole n°4 à la CEDH – interdiction des expulsions collectives.

Maxime Leardini et Sylvie Sarolea

A. Arrêt

La requête, dirigée contre la France, est introduite par trois ressortissants comoriens, M. Mohamed Moustahi ainsi que ses enfants, Nadjima Moustahi et Nofili Moustahi (« les requérants »). Le père agit en son nom propre et au nom de ses deux enfants, âgés de cinq et trois ans au moment des faits.

Les requérants sont nés respectivement en 1982, 2008 et 2010 et résident à Mayotte (département d’outre-mer français et, en tant que région ultrapériphérique de l’Union européenne, partie intégrante de l’UE[1]). Le père, le premier requérant, réside de façon régulière et continue à Mayotte depuis 1994. Les enfants, les deuxième et troisième requérants, y naissent d’une mère également comorienne en situation irrégulière. En 2011, elle fait l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière et est renvoyée aux Comores (les Comores sont un Etat indépendant non-membre de l’UE composé de quatre îles) avec les deux enfants. Elle revient ensuite seule à Mayotte.

Le 13 novembre 2013, les enfants effectuent un voyage à bord d’une embarcation de fortune en vue de rejoindre leur père à Mayotte, sans être accompagnés d’un membre de leur famille. Avec les dix-sept personnes présentes sur cette embarcation, ils sont interpellés en mer par les autorités françaises. Ils font l’objet d’un contrôle d’identité, d’un contrôle sanitaire et d’une procédure administrative de reconduite à la frontière. Ils sont placés en rétention, en vue de leur éloignement.

Les enfants ont été administrativement rattachés à M.A., l’une des personnes présentes sur l’embarcation. Leurs noms sont inscrits sur l’arrêté de reconduite à la frontière pris à l’encontre de M.A. Leur placement en rétention est en revanche opéré de facto puisque leurs noms ne figurent sur aucun arrêté de placement en rétention de tiers.

M. Moustahi se présente au centre de rétention où se trouvent ses enfants. L’accès lui est refusé. Il saisit le préfet d’un recours gracieux demandant la suspension de l’arrêté d’éloignement. Il demande également la suspension des décisions portant reconduite à la frontière des enfants et saisit le juge des référés du tribunal administratif de Mayotte. Le même jour, les enfants sont renvoyés par bateau aux Comores. Le juge des référés déboute le requérant et sa décision est confirmée en appel.

Le 13 janvier 2014, M. Moustahi saisit les autorités consulaires françaises aux Comores d’une demande de regroupement familial. Il introduit aussi une requête auprès du greffe du juge aux affaires familiales afin de se voir reconnaitre officiellement l’autorité́ parentale exclusive. Des visas long séjour sont délivrés en août 2014, permettant aux enfants de vivre avec leur père depuis septembre 2014.

Devant la Cour, les requérants invoquent la violation de :

- l’article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme (ci-après, “CEDH”) dénonçant les  conditions dans lesquelles les enfants ont été́ placés en rétention administrative en compagnie d’adultes, rattachés arbitrairement à l’un d’eux, et renvoyés de manière expéditive vers les Comores sans examen attentif et individualisé de leur situation;

- l’article 5, § 1, f) et 5, § 4 CEDH, en raison du placement en rétention administrative des enfants;

- l’article 8 CEDH , en raison du refus de réunir les enfants avec leur père venu, la brièveté de la mesure n’exclut pas la reconnaissance d’une atteinte,  non prévue par la loi, dont le but est illégitime ;

- l’article 4 du Protocole no 4 à la CEDH, du fait de l’expulsion collective des enfants;

- l’article 13 , combiné aux articles 3 et 8 CEDH et 4 du Protocole no 4, en raison de l’absence de recours effectif pour contester le renvoi des enfants vers les Comores.

Il y a lieu tant de distinguer les griefs portant sur la détention de ceux qui concernent l’éloignement que d’envisager séparément les arguments concernant les enfants et ceux qui sont invoqués par le père.

1. Sur la détention

La Cour conclut que la privation de liberté a violé l’article 3 de la CEDH du fait de l’âge des enfants, qui n’étaient pas accompagnés et qui étaient détenus dans les mêmes conditions que et avec des adultes.  Elle souligne : « […] les enfants, qu’ils soient accompagnés ou non, sont extrêmement vulnérables et ont des besoins spécifiques […] Il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal […] » (§ 54). L’absence de base juridique de la détention ainsi que la séparation qu’elle a occasionnée conduisent également à une violation de l’article 8 de la CEDH. L’arrêt pointe le refus des autorités françaises de confier les enfants à leur père, voire même de permettre un contact. Le droit au respect de la vie familiale est méconnu dans le chef des trois requérants (§§ 113 et 114).

L’arrêt retient également la violation de l’article 5 § 1 de la CEDH dans le chef des enfants, en raison  de l’absence de base juridique de leur rétention. L’article 5 § 4 de la CEDH est violé par l’absence d’acte juridique ayant formalisé leur placement en rétention et susceptible de faire l’objet d’un recours.

2. Sur l’éloignement

La Cour conclut à la violation de l’article 3 de la CEDH en ce qui concerne le renvoi des enfants qui ont effectué seuls le voyage vers les Comores sans que les autorités françaises n’entreprennent la moindre démarche pour contacter leur famille qui y réside.  

Elle rejette par contre ce grief dans le chef du père. Celui-ci se plaignait des sentiments de peur, d’angoisse et d’impuissance qu’il a éprouvés face aux traitements subis par ses enfants. La Cour relève que la rétention d’enfants a été de courte durée et souligne que c’est lui qui a incité ses enfants à le rejoindre à Mayotte via des embarcations de fortune (§ 77).

Enfin, l’éloignement est qualifié d’expulsion collective par la Cour. L’éloignement de ces enfants en bas âge non accompagnés a été décidé et mis en œuvre sans leur accorder la garantie d’un examen raisonnable et objectif de leur situation particulière (§136).

Pour terminer, ces dispositions substantielles sont combinées avec l’article 13 pour analyser si les requérants ont bénéficié d’un recours effectif.

S’agissant des articles 13 et 3 de la CEDH, la Cour conclut à l’absence de violation soulignant qu’elle « a conscience que [les modalités pratiques du renvoi des étrangers vers des pays tiers] ne sont souvent connues de l’administration que dans les heures précédant l’exécution du renvoi, et que [ces modalités] ne sont le plus souvent pas susceptibles d’être en soi constitutives d’une violation de l’article 3 de la Convention » (§ 154). La Cour considère plus avant que « […] l’article 13 n’impose pas, en la matière, que les recours disposent d’un caractère suspensif […] » et que la « […] possibilité́ d’un recours exercé a posteriori par un requérant suffit donc au respect de cette disposition » (§ 154). La Cour affirme qu’il ne résulte pas des échanges entre les parties qu’un tel recours était inexistant ou ineffectif dans les circonstances de l’espèce.

La Cour conclut par contre à la violation de l’article 13 combiné avec les articles 8 de la CEDH et 4 du Protocole n° 4 en raison de la brièveté du délai séparant l’adoption de la mesure d’expulsion de son exécution. Ce délai exclut toute possibilité d’exercer un recours juridictionnel. La hâte avec laquelle la mesure de renvoi a été mise en œuvre a eu pour effet en pratique de rendre les recours existants inopérants et donc indisponibles (§§ 162 – 164).

B. Éclairage

Cet arrêt est l’occasion de réfléchir à quelques questions récurrentes en droit de l’immigration, notamment quant à la situation des mineurs privés de liberté. Leur réitération est le signe de leur persistante pertinence. La première, centrale, concerne la détention d’enfants migrants (1). Autorisée même si elle est encadrée par les textes et la jurisprudence, elle reste problématique dans tous les cas d’espèce où des organes internationaux ont dû se prononcer et elle est dénoncée par de nombreux observateurs avisés ainsi que par de multiples textes de soft law, à tel point que la question de son principe même doive être reposée. La deuxième, connexe, concerne la prise en charge des enfants mineurs non accompagnés et leur accompagnement par des adultes aptes à les prendre en charge (2.). La troisième, qui occupe aussi les débats jurisprudentiels depuis des années, est celle de la qualité des recours contre les décisions d’éloignement : doivent-ils ou peuvent-ils toujours êtres suspensifs ? Les arguments liés à leur praticabilité sont-ils admissibles ? (3.) Enfin, la localisation des faits de la cause nous conduit à mettre en avant ces territoires périphériques qui sont souvent loin des yeux mais qui risquent parfois aussi d’être loin des « droits » (4.).

1. Détention des mineurs migrants ou des migrants mineurs : lorsque le principe vacille, doit-il conserver son rang d’axiome ?

Ce n’est pas la première fois que la Cour européenne des droits de l’homme doit se prononcer quant à la compatibilité avec la convention d’une mesure de détention impliquant des enfants migrants, accompagnés (MEA) ou non accompagnés (MENA)[2]. La ligne suivie reste constante : si le principe même de l’autorisation de détenir des mineurs en contexte migratoire est intact, les modalités appliquées conduisent à juger que la détention in casu viole le prescrit de la CEDH, soit sous l’angle de l’article 3 parce que les conditions de privation de liberté sont constitutives d’un traitement inhumain et dégradant[3], soit de l’article 5 parce qu’elles sont à ce point inappropriées qu’elles sont qualifiées d’arbitraires ou enfin de l’article 8 parce qu’elles méconnaissent la vie familiale (voy. notamment Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, Kanagaratnam et autres c. Belgique, Popov c. France, Rahimi c. Grèce, etc.). La Cour, dans son analyse de ces éléments, prend en considération, au-delà des conditions de détention, la durée de celle-ci et le caractère de dernier ressort de la mesure[4].

Ainsi, s’agissant de MEA, la Cour a pu juger que l’accompagnement des parents durant la période de rétention n’est pas de nature à exempter les autorités de leur obligation positive de protéger les enfants et d’adopter des mesures adéquates découlant de l’article 3 de la CEDH (Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, §58 ; Popov, §91).  Dans sa jurisprudence, la Cour a également rappelé que le stress, l’insécurité et l’environnement hostile d’un tel enfermement ont des conséquences néfastes sur les mineurs, qui peuvent atteindre le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Dans l’affaire Popov, par exemple, la France a été condamnée sous l’angle de l’article 3 CEDH en raison du placement en détention pendant deux semaines, en vue de leur expulsion, d’un couple de demandeurs d’asile et de leurs deux enfants mineurs. Ainsi, compte tenu du bas âge des enfants, de la durée de leur détention et des conditions de leur enfermement dans un centre non adapté aux besoins d’enfants, la Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la CEDH dans le chef des enfants. La France avait également été condamnée sous l’angle de l’article 5 §§ 1 et 4 CEDH, au vu notamment de la non-prise en considération de l’intérêt supérieur des enfants et du vide juridique dans lequel ils s’étaient retrouvés, la loi française ne prévoyant pas que des mineurs puissent faire l’objet d’une mesure de placement en rétention.

Quant aux MENA, l’arrêt de référence est celui rendu dans l’affaire Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique également connue sous le nom d’affaire “Tabitha”. Il concerne la détention pendant près de deux mois d’une mineure congolaise âgée de 5 ans dans un centre de transit pour adultes. La Cour conclut notamment à la violation de l’article 3 CEDH dans le chef de l’enfant, jugeant que sa détention constituait un traitement inhumain, au vu de sa détention avec des adultes, de l’absence d’encadrement et d’accompagnement psychologique et de ses vulnérabilités (âge, étrangère en situation illégale, etc.).

L’arrêt Moustahi s’inscrit dans la lignée de cette jurisprudence, la Cour prenant ici aussi en compte l’âge, la détention avec des adultes et la situation d’extrême vulnérabilité des enfants pour conclure à une violation de l’article 3 de la CEDH. En outre, tout en prenant, comme point de référence pour les enfants migrants l’article 5, § 1er, f), (comme dans Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, §100), la Cour conclut à la violation cette disposition, notamment en raison de l’absence de base juridique soutenant la rétention des enfants.

 

En bref, d’un côté, le principe est admis en théorie mais, d’un autre côté, en pratique, la mesure prise n’est pas compatible avec les exigences de la convention. La posture en devient schizophrénique si aucune modalité ne trouve grâce aux yeux du juge européen. Ce décalage n’est-il pas un signe de ce que l’axiome (« Proposition considérée comme évidente, admise sans démonstration ») qui consiste à admettre qu’un mineur soit détenu, sans que cela ne motivé par son intérêt, ne peut être accepté, fut-il migrant ?

Pour comprendre la problématique, il faut sans doute revenir rapidement sur les questions de l’interprétation des textes, sur la manière dont la jurisprudence les a résolus et sur les conséquences de la posture adoptée.

L’article 5 CEDH énumère de manière limitative les hypothèses de privation de liberté. L’article 5, §1, d), dédié aux mineurs d’âge, prévoit la détention d’un mineur « pour son éducation ou sa détention régulière afin de le traduire devant l’autorité compétente ». L’article 5, § 1er, f), concerne la détention en contexte migratoire dans deux hypothèses : « l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire » ou dans le cadre d’une « procédure d’expulsion ou d’extradition ». En 2006, l’affaire Mubilanzila donne à la Cour l’occasion de décider si un mineur peut être détenu sous le § f). La requérante soutient, à titre principal, que l’article 5, §1er,  d),  est un cas « limitatif et exclusif de privation de liberté d’un mineur » (§ 93).  A titre subsidiaire, elle dénonce la violation des articles 3 et 8 de la CEDH. La Cour la suit sur l’argumentation subsidiaire mais rejette l’argument premier. Cette jurisprudence, jamais remise en question, a mené la Cour à devoir, dans chaque dossier, analyser les circonstances de fait pour, in fine, conclure affaire après affaire que les conditions requises pour détenir des mineurs d’une manière compatible avec la Convention font défaut.

L’article 37 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (ci-après, CIDE) permet d’enfermer un enfant à certaines conditions (légalité, caractère non arbitraire, mesure de dernier ressort, durée aussi brève que possible, etc.). Au vu de la CIDE, la détention d’enfant n’est donc pas interdite. Le texte de la CIDE n’interdit pas non plus l’enfermement d’enfants en raison de leur statut migratoire[5].

Le droit de l’Union européenne autorise aussi l’enfermement d’enfant migrant, tant accompagné que non accompagné, à certaines conditions (voy. Directive Retour, adoptée en 2008, article 17). Toutefois, comme pour les adultes, la privation de liberté n’est prévue qu’en dernier ressort (article 17, § 1er).

Les droits européens autorisent dès lors la détention, ce qui ouvre la voie aux autorités nationales. La Belgique a décidé, en 2018, d’autoriser à nouveau la détention d’enfants migrants. Le Conseil d'Etat belge a finalement suspendu cette décision en 2019, notamment au vu des nuisances sonores « particulièrement importantes » autour de ces « maisons familiales » se trouvant en bord d’aéroport (§52 de l’arrêt). La procédure devant le Conseil d’Etat a été l’occasion, une fois de plus, de rappeler le caractère néfaste de la détention pour la santé psychologique mais aussi physique des mineurs[6]. L’arrêt sur l’annulation est attendu incessamment…

Au vu des développements qui précèdent et des connaissances de plus en plus nombreuses quant aux conséquences délétères de la détention pour les enfants, ne serait-il pas temps de revoir le principe et d’interdire la détention des enfants migrants ?

Cet argument est notamment relayé, dans le contexte de l’asile, par l’UNHCR (“the practice of putting children in immigration detention is in violation of the CRC in many respects and it should be stopped”) et par des ONG (voy. p. ex., pour un développement de cet argument, NANSEN NOTE 2018/2).  Il est renforcé expressément en droit européen par l’exigence de ne recourir à la détention qu’en dernier ressort (Directive Retour, article 17, §1). Or, comme le plaident de nombreuses organisations intergouvernementales ou ONG, le placement en rétention de mineurs n’est, au vu des alternatives à la détention, jamais de dernier ressort[7].

En outre, ces différents arguments d’organisations internationales et d’ONG nous font revenir à la question fondamentale de savoir si la détention de l’enfant est conforme à l’obligation d’agir en fonction de son intérêt supérieur[8].

2. Adosser un mineur non accompagné à l’adulte présent dans les faits à ses côtés ?

Dans le cadre de son analyse des articles 3 CEDH et 4 du Protocole n°4 à la CEDH, la Cour souligne que les mineurs ont été rattachés au premier adulte présent, …sans autre précaution ou analyse rigoureuse. Une telle situation, condamnée par la Cour, montre à quel point le recours systématique à un système de tutelle est important. En principe, un tuteur est désigné dès qu’aucun adulte exerçant l’autorité parentale n’est présent aux côtés du mineur. C’est le cas en droit belge (Loi tutelle, article 5) et c’eût dû être aussi le cas ici au regard du droit français. Or, ici, comme le souligne la Cour, « aucun élément du dossier ne permet […] de se convaincre que la moindre question ait été posée à M.A. au sujet des enfants qui lui étaient rattachés, ou que celui-ci ait pris l’initiative d’évoquer le sujet » (§135).

À défaut de cette vigilance, le risque que la Belgique disait  vouloir éviter dans l’arrêt Mubilanzila (à savoir, le trafic ou l’enlèvement, voy. §43 de l’arrêt) et qui justifiait la détention (la Cour, on le sait, condamna la Belgique sur ces questions) n’est pas obvié. Le système de tutelle est donc essentiel dans ce contexte et ce, notamment, pour assurer le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant, en contexte migratoire.

3. Sur l’effectivité des recours, faut-il céder face aux impératifs de la praticabilité ?

Il a fallu des décennies pour définir la portée du droit à bénéficier d’un recours effectif, notamment en matière migratoire où ce droit est d’autant plus crucial que le droit à bénéficier d’un procès équitable ne s’applique pas. Parmi les exigences de l’article 13 figure celle de la mise en place d’un recours suspensif, seule de nature à éviter des dommages irréparables. La Cour européenne des droits de l’homme l’impose dès qu’un risque de violation de l’article 3 est allégué de manière sérieuse, ou qu’il se trouve un « grief défendable » (voy. Čonka et autres c. Belgique, §§75-76). Le débat subsiste en ce qui concerne l’article 8 de la CEDH (voy. Ribeiro c. France, §83.). En l’espèce, la Cour revient sur cet acquis. Elle examine séparément le grief tiré de la violation des articles 13 et 3 et celui qui lie les articles 13 et 8, ainsi que 4 du Protocole n°4 à la CEDH. Suivant sa jurisprudence habituelle, la Cour aurait dû être intransigeante quant au caractère suspensif du recours lorsque l’article 3 de la CEDH est en cause, et sans doute l’être moins quant au risque de violation des articles 8 de la CEDH et 4 du protocole n° 4.

Dans l’arrêt Moustahi, la logique est inverse puisque quant à l’article 3 CEDH, la Cour « rappelle que la portée de l’obligation que l’article 13 CEDH fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. S’agissant des modalités pratiques du renvoi des étrangers vers des pays tiers, la Cour a conscience qu’elles ne sont souvent connues de l’administration que dans les heures précédant l’exécution du renvoi, et qu’elles ne sont le plus souvent pas susceptibles d’être en soi constitutives d’une violation de l’article 3 de la CEDH. Elle considère que l’article 13 de la Convention n’impose pas, en la matière, que les recours disposent d’un caractère suspensif. La possibilité d’un recours exercé a posteriori par un requérant suffit donc au respect de cette disposition, et il ne résulte pas des échanges entre les parties qu’un tel recours était inexistant ou ineffectif dans les circonstances de l’espèce » (§ 154). Certes, la Cour semble établir une distinction entre une violation de l’article 3 liée à un risque dans le pays d’origine et une atteinte à la même disposition en raison des conditions matérielles de l’éloignement. Or, d’une part, s’agissant d’enfants, les conditions mêmes d’éloignement – ici, l’absence d’assurance quant à leur accueil à leur arrivée, alors qu’ils ont 3 ans et 5 ans au moment des faits – ne peuvent-elles pas assurément être considérées comme un traitement inhumain et dégradant. D’autre part, face au risque d’un tel traitement, peut-on se satisfaire d’une garantie aussi faible que le fait que « le plus souvent » il n’y aurait pas de violation de l’article 3 ? Enfin, la Cour se limite à un contrôle in abstracto (« en soit ») en décalage avec son souci habituel d’assurer le respect des droits humains in concreto. Il est difficile de comprendre comment la Cour peut réduire à ce point son standard de contrôle dans une affaire impliquant de tout jeunes enfants.

L’arrêt poursuit ensuite quant à l’effectivité des recours s’agissant des griefs fondés sur la vie familiale et l’interdiction des expulsions collectives. Ici, s’arrêtant à nouveau sur la chronologie, la Cour relève que l’éloignement de Mayotte est intervenu moins de huit heures après l’interpellation (§159), et ce malgré que le premier requérant ait agi avec diligence pour saisir le juge (§ 162). La Cour estime que « la brièveté du délai séparant l’adoption de cette mesure de son exécution exclut toute possibilité pour un tribunal d’être effectivement saisi, et a fortiori d’examiner sérieusement les circonstances et arguments juridiques qui militaient pour ou contre la violation de l’article 8 de la Convention ou de l’article 4 du Protocole n° 4 en cas de mise à exécution de la décision d’éloignement » (§ 162). Il s’ensuit « qu’aucun examen judiciaire des demandes des requérants ne pouvait avoir lieu » (§ 163). Elle concède que si les recours existent en théorie, en pratique ils ne sont pas de nature à empêcher l’éloignement, concluant que « la hâte avec laquelle la mesure de renvoi a été mise en œuvre a eu pour effet en pratique de rendre les recours existants inopérants et donc indisponibles » (§ 163). Il est surprenant que le même caractère précipité des procédures soit excusé sous l’angle de l’article 3 mais condamné au regard des articles 8 et 4 du Protocole n° 4.

Plus fondamentalement, le droit à un recours effectif patiemment construit et consolidé par la jurisprudence doit-il céder face à des impératifs de praticabilité, comme en l’espèce ? Le risque est alors de devoir toujours y renoncer si l’on devait considérer que devoir attendre que le juge se prononce n’est jamais pratique.

4. Que se passe-t-il dans ces territoires que l’on ne voudrait voir ?

Rappelons que Mayotte fait partie de l’Etat français et, en tant que région ultrapériphérique de l’UE, en est pleinement membre et est soumis entièrement à la CEDH. Sa situation géographique particulière ne saurait être une opportunité pour déplacer la loupe des droits humains et ne pas mettre en lumière les questions migratoires qui se posent aux frontières de l’Europe.

A propos d’une autre région ultrapériphérique de l’UE, la Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion de dire que la situation géographique de la Guyane et la forte pression migratoire subie par ce département-région d’outre-mer ne saurait justifier un régime d’exception prévu par la loi qui dénierait à un requérant « […] la possibilité de disposer en pratique des garanties procédurales minimales adéquates visant à le protéger contre une décision d’éloignement arbitraire » (Ribeiro c. France, §97).

Dans ce contexte, l’arrêt commenté est un rare exemple, dans la jurisprudence de la Cour, de violation de l’article 4 du Protocole n° 4 à la CEDH, interdisant de manière absolue l’expulsion collective d’étrangers. Cette disposition oblige les Etats membres à analyser raisonnablement, objectivement et individuellement les cas de personnes étrangères arrivant à leurs frontières (voy. https://www.coe.int/fr/web/echr-toolkit/protocole-4). 

La jurisprudence Moustahi vient donc s’ajouter aux arrêts Čonka c. Belgique, Hirsi Jamaa c. Belgique et M.K. et autres c. Pologne. Elle est intéressante en ce qu’elle applique cette interdiction d’expulsion collective à des enfants, particulièrement vulnérables par nature. Au vu de sa jurisprudence précédente concernant l’expulsion collective d’étrangers (cette fois-là, majeurs) dans l’affaire N.D. et N.T. c. Espagne, il se pourrait que la qualité d’enfant des migrants ici en cause ait été décisive pour la Cour, au vu de leurs vulnérabilités.

Conclusions

Il est admis que l’intérêt supérieur doit guider toutes les décisions prises mais aussi les procédures suivies. Pierre angulaire des droits de l’enfant, il est consacré par l’article 3 de la CIDE en proclamant que “[d]ans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale”. Véritable “étoile du berger” des droits de l’enfant[9], l’idée sous-jacente à ce principe est de prendre en compte la vulnérabilité particulière des enfants lorsqu’il est question de mettre en balance différents droits de divers acteurs en cause.

En l’espèce, la Cour prend expressément en considération l’intérêt supérieur de l’enfant dans son examen de la violation de l’article 3 de la CEDH concernant la question de savoir si les requérants étaient accompagnés ou non. Elle conclut que le rattachement des enfants à un inconnu présent sur le même bateau de fortune par les autorités françaises était arbitraire et contraire à leur intérêt supérieur (voy. §64 de l’arrêt commenté ainsi que Rahimi c. Grèce, §§72-73).

D’autre part, la Cour fait à nouveau mention de ce principe dans le cadre de son examen de la violation de l’article 8 de la CEDH en affirmant que “le refus de réunir les requérants ne visait pas au respect de l'intérêt supérieur des enfants” (§114).

Enfin, il y fait référence implicitement à d’autres occasions au contenu matériel du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant sans y faire référence formellement. Dans le cadre de son examen de la violation de l’article 3 de la CEDH, l’arrêt prend en considération l’âge des enfants, le fait qu’ils étaient non accompagnés, leur vulnérabilité particulière et le fait qu’ils étaient détenus dans les mêmes conditions que et avec des adultes (voy. p. ex. §§65-66 et 68-69 de l’arrêt commenté ainsi que Tarakhel c. Suisse, §§119-120, Mubilanzila, §58 et Popov, §102). Ces considérations sont décisives pour la Cour pour conclure à la violation de l’article 3 de la CEDH.

Au-delà des spécificités de l’espèce, reste la question cruciale du statut des enfants migrants. Sont-ils des migrants d’abord ou des enfants avant d’être des migrants ? Où est le principal, où est l’accessoire ?

C. Pour aller plus loin

Lire la décision : Cour eur. D.H., 25 juin 2020, Moustahi c. France, Req. n° 9347/14.

Jurisprudence :

Mineur étranger non accompagné (MENA) :

Cour eur. D.H., 13 juin 2019, Sh.D. et autres c. Grèce, Autriche, Croatie, Hongrie, Macédoine du Nord, Serbie et Slovénie, Req. n° 14165/16.

Cour eur. D.H., 28 février 2019, H.A. et autres c. Grèce, Req. n° 19951/16.

Cour eur. D.H., 22 novembre 2016, Abdullahi Elmi et Aweys Abubakar c. Malta, Req. n° 25794/13 et n° 28151/13.

Cour eur. D.H., 11 décembre 2014, Mohamad c. Grèce, Req. n° 70586/11.

Cour eur. D.H., 5 avril 2011, Rahimi c. Grèce, Req. n° 8687/08.

Cour eur. D.H., 28 octobre 2010, Bubullima c. Grèce, Req. n° 41533/08.

Cour eur. D.H., 12 octobre 2006, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, Req. n° 13178/03.

Mineur étranger accompagné (MEA) :

Cour eur. D.H., 7 décembre 2017, S.F. et autres c. Bulgarie, Req. n° 8138/16.

Cour eur. D.H., 12 juillet 2016, A.B. et autres c. France, Req. n° 11593/12.

Cour eur. D.H., 31 juillet 2012, Mahmundi et autres c. Grèce, Req. n° 14902/10.

Cour eur. D.H., 19 janvier 2012, Popov c. France, Req. ns° 39472/07 et 39474/08.

Cour eur. D.H., 13 décembre 2011, Kanagaratnam et autres c. Belgique, Req. n° 15297/09.

Cour eur. D.H., 19 janvier 2010, Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, Req. n° 41442/07.

Autre :

Cour eur. D.H., 5 février 2002, Čonka c. Belgique, Req. n° 51564/99.

Doctrine :

CARLIER, J.-Y., SAROLEA S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, pp. 119-122 et 235.

CARLIER, J.-Y., SAROLEA S., « On n’enferme pas un enfant. Point », in L’étranger, la veuve et l’orphelin… Le droit protège-t-il les plus faibles?, Liber amicorum Jacques Fierens, Bruxelles, Larcier, 2020, pp. 209 - 219.

FARCY J.-B., « Confirmation par la juridiction strasbourgeoise du caractère exceptionnel et subsidiaire de la rétention d’enfants mineurs en vue de leur éloignement », Newsletter EDEM, septembre 2016.

FIERENS, J., Alpha ursae minoris – The North Star and the child’s best interests among competing interests in “The best interests of the child – A dialogue between theory and practice”, Council of Europe, March 2016.

FLAMAND C., Primauté du statut d’enfant sur le statut de mineur étranger isolé en situation irrégulière : oui, mais…”, Cahiers de l’EDEM, avril 2019.

GRIBOMONT H., “Conditions de détention des mineurs : le mauvais exemple de la Bulgarie”, Newsletter EDEM, décembre 2017.

 

Autres

Council of Europe, “The best interests of the child - A dialogue between theory and practice”, March 2016.

Council of Europe, “A study of immigration detention practices and the use of alternatives to immigration detention of children”, October 2017.

Conseil de l’Europe, Boite à outils, https://www.coe.int/fr/web/echr-toolkit/protocole-4

FRA, “Alternatives to detention for asylum seekers and people in return procedures”, Vienna, 2015.

FRA, “European legal and policy framework on immigration detention of children”, Vienna, 2017.

INITIATIVE POUR LES ENFANTS MIGRANTS, “Détention d’enfants migrants dans l’UE”, mars 2019.

NANSEN, “NANSEN NOTE 2018/2 - La détention de famille de migrants avec enfants mineurs”, novembre 2018.

ORGANISATION DES NATIONS UNIES, “Etude mondiale sur les enfants privés de liberté”, A/74/136, 11 juillet 2019.

UNHCR, "UNHCR's position regarding the detention of refugee and migrant children in the migration context”, January 2017.

 

 

Pour citer cette note : M. Leardini et S. Sarolea, “L’arrêt Moustahi :  intérêt supérieur et détention de l’enfant migrant aux frontières de l’Union européenne”, Cahiers de l’EDEM, septembre 2020.

 


[1] Voy. Commission européenne, La Politique régionale et les régions ultrapériphériques https://ec.europa.eu/regional_policy/fr/policy/themes/outermost-regions/

[2] Voy. notamment les fiches thématiques de la Cour européenne des droits de l’homme consacrées à cette jurisprudence : sur les mineurs accompagnés et sur les mineurs non accompagnés.

[3] Voy. p. ex. H. Gribomont, “Conditions de détention des mineurs : le mauvais exemple de la Bulgarie”, Newsletter EDEM, décembre 2017 à propos de l’arrêt S. F. et autres c. Bulgarie.

[5] Voy. Comité des droits de l’enfant, « Observation générale n° 14 (2013) sur le droit de l'enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (art. 3, par. 1) », CRC/C/GC/14, 29 mai 2013, p. 2.

[7] Voy. notamment la Résolution 71/1 de l'Assemblée générale des Nations Unies, le European legal and policy framework on immigration detention of children de l’Agence pour les droits fondamentaux de l’Union européenne (Vienna, 2017, p. 23, qui compile les travaux du  Groupe de travail sur la détention arbitraire de l’ONU, du Comité des droits de l’enfant, du rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, du rapporteur spécial des Nations Unies sur la migration, aux pp. 28-30).

[9] J. Fierens, Alpha ursae minoris – The North Star and the child’s best interests among competing interests in “The best interests of the child – A dialogue between theory and practice”, Council of Europe, March 2016.

Photo de Nicoleon — Travail personnel, CC BY-SA 4.0

Publié le 30 septembre 2020