Cour eur. D.H., arrêt du 30 juin 2020, Saqawat c. Belgique, req. n° 54962/18

Louvain-La-Neuve

Détention d’un étranger en vue de son éloignement : La jurisprudence « sans objet » de la Cour de cassation condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme.

Droit à un recours effectif – Art. 5, §4 de la Convention européenne des droits de l’homme – Mesures de détention successives – Détention arbitraire – Cour de cassation – Jurisprudence – Condamnation

La Cour européenne des droits de l’homme condamne la pratique de l’Office des étrangers, avalisée par la jurisprudence formaliste de la Cour de cassation, consistant à délivrer des titres de détention successifs au sujet desquels les juridictions d’instruction n’ont pas le temps de se prononcer. Une fois encore, la Belgique est visée pour l’ineffectivité des recours qu’elle organise lorsqu’un étranger est détenu en vue de son éloignement.

Jean-Baptiste Farcy

A. Arrêt

La décision de la Cour européenne des droits de l’homme fait suite à l’impossibilité alléguée par Monsieur Saqawat de faire constater le caractère arbitraire de sa détention. Selon le requérant, la jurisprudence de la Cour de cassation, en vertu de laquelle le recours intenté contre une décision de maintien en détention est « sans objet » dès lors qu’un nouveau titre de détention est délivré, est contraire au droit à un recours effectif.  

Arrivé à l’aéroport de Zaventem le 2 décembre 2017, le requérant introduit une demande d’asile à la frontière. L’Office des étrangers (« OE ») adopte, le jour même, une décision de maintien en détention le temps que la demande d’asile soit traitée. Cette dernière est refusée par une décision du 20 décembre 2017. S’ensuit une deuxième demande d’asile introduite le 23 janvier 2018 et une deuxième mesure de maintien en détention. Le lendemain, le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (« CGRA ») refuse de prendre en considération la seconde demande d’asile. Le même jour, Monsieur Saqawat s’oppose à son éloignement, suite à quoi l’OE adopte une nouvelle mesure de maintien en détention en vue de son éloignement. Le 31 janvier, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles ordonne la remise en liberté du requérant au motif que la décision de détention du 23 janvier, et par extension, celle du 24 janvier, étaient motivées de manière stéréotypée sans appréciation de la situation individuelle du requérant. En appel, la chambre des mises en accusation a réformé la décision, considérant que les mesures de détention des 23 et 24 janvier constituaient des titres autonomes reposant sur des motifs distincts de détention (respectivement, dans l’attente d’une décision du CGRA et en vue de l’éloignement). C’est à tort que la chambre du conseil a étendu l’examen de la demande dirigée contre la première décision à la deuxième. Au vu de la jurisprudence de la Cour de cassation, la chambre des mises en accusation estime que le recours introduit contre la décision de détention du 23 janvier est devenu sans objet. Le 21 mars 2018, la Cour de cassation valide l’arrêt de la chambre des mises en accusation et rejette le pourvoi introduit devant elle.

Entre-temps, le 20 février 2018, le requérant a introduit une troisième demande d’asile. Il est maintenu en détention et, le 26 février, le CGRA rejette la demande d’asile multiple. Le lendemain, un vol de retour est organisé mais le requérant s’y oppose, suite à quoi l’OE adopte une nouvelle (la cinquième) mesure de maintien en détention. Par la suite, la chambre du conseil ordonne la libération du requérant au motif que les décisions de maintien en détention, des 20 et 27 février, étaient à nouveau stéréotypées, ce que confirme la chambre des mises en accusation. Par un arrêt du 25 avril 2018, la Cour de cassation considère au contraire qu’il y a lieu de distinguer les deux mesures de maintien en détention, l’illégalité de la première n’affectant pas la régularité de la seconde.

Saisie d’un recours, la Cour européenne des droits de l’homme est appelée à se prononcer sur la conformité de la jurisprudence de la Cour de cassation avec l’article 5, §4 de la Convention. Selon la Cour de cassation, le recours introduit contre une première mesure de détention devient sans objet lorsque, entre-temps, une nouvelle mesure de privation de liberté est adoptée. D’après cette jurisprudence, le premier titre de détention devient caduc. Autrement dit, il disparait de l’ordonnancement juridique et il ne fonde plus la détention de l’étranger. Il n’y aurait dès lors plus lieu d’en attaquer la légalité. Le requérant allègue toutefois qu’il s’agit là d’une pratique dilatoire l’empêchant de saisir un juge pour qu’il se prononce sur la légalité de sa détention à bref délai.

La Cour européenne des droits de l’homme fait droit à la requête de Monsieur Saqawat et condamne la Belgique. Selon la Cour, l’application de la jurisprudence « sans objet » de la Cour de cassation a eu pour conséquence de maintenir la personne étrangère en détention pour des motifs étrangers à la légalité interne des titres de détention contestés. En ce qu’elle ne permet pas à un étranger maintenu en détention d’obtenir sa libération malgré plusieurs constats d’illégalité et ce au motif qu’un nouveau titre de détention est venu fonder sa détention, la législation belge n’offre pas les garanties d’effectivité requises par l’article 5, §4 de la Convention. En l’espèce, ce n’est que trois mois et vingt jours après avoir introduit une première requête de mise en liberté que le demandeur a obtenu une décision finale sur la légalité de sa détention.

B. Éclairage

Par l’arrêt commenté, la Cour européenne des droits de l’homme considère que la Belgique a privé le requérant d’une voie de recours effective. Une nouvelle fois, les garanties procédurales offertes aux étrangers détenus sont jugées insuffisantes (1). En l’espèce, l’hyper-formalisme de la jurisprudence « sans objet » de la Cour de cassation est condamné (2).

1. L’ineffectivité des recours, un problème persistant

L’effectivité des recours intentés contre une mesure de détention et/ou une mesure d’éloignement pose question depuis de nombreuses années en Belgique[1]. La volonté politique de renforcer l’effectivité de la politique de retour, facilitée par le formalisme de la jurisprudence de la Cour de cassation, limite l’effectivité des procédures juridictionnelles offertes aux étrangers.

Concernant, par exemple, l’étendue du contrôle judiciaire, la Cour de cassation se retranche derrière le principe de la séparation des pouvoirs pour justifier le fait que le contrôle des juridictions d’instruction soit limité à la légalité, et non à l’opportunité, d’une mesure de privation de liberté, conformément à l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980. Or, cette jurisprudence critiquée empêche le juge d’apprécier le respect du principe de proportionnalité imposé par le droit européen (voy. à cet égard, l’arrêt Mahdi de la Cour de justice de l’Union européenne).

S’agissant, par ailleurs, de l’effet suspensif des recours intentés contre une mesure d’éloignement dont l’exécution ferait courir à l’étranger un risque de traitement inhumain ou dégradant, la législation belge a été sanctionnée à plusieurs reprises. Selon la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt S.J. c. Belgique, un recours doit être suspensif de plein droit afin de permettre un examen effectif des moyens tirés de la violation de l’article 3 de la Convention. En 2002, l’arrêt Čonka avait déjà souligné, à propos du recours en suspension devant le Conseil d’État, que « l’effectivité des recours exigée par l’article 13 suppose qu’il puisse empêcher l’exécution des mesures contraires à la Convention et dont les conséquences sont potentiellement irréversibles » (§79). De manière analogue, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne se prononce en faveur du caractère suspensif des recours intentés contre une mesure d’éloignement. Dans l’arrêt Abdida datant de 2014, la Cour a estimé que le recours exercé contre une décision ordonnant à un ressortissant de pays tiers atteint d’une maladie grave de quitter le territoire doit avoir un effet suspensif, lorsque cette décision est susceptible de l’exposer à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé. Tardant à mettre en œuvre cet enseignement, la Belgique a reçu plusieurs rappels à l’ordre (voy. par exemple l’arrêt Gnandi du 19 juin 2018), et ce pas plus tard que le 30 septembre 2020 dans les arrêts LM (C-402/19) et B (C‑233/19).

En ce qui concerne, enfin, le délai endéans lequel la Cour de cassation est tenue de statuer lorsqu’elle est saisie d’un pourvoi à l’encontre d’une décision de maintien en détention, on rappellera que la Cour de cassation estime, par excès de formalisme, que la loi du 20 juillet 1990 sur la détention préventive n’est pas applicable puisque celle-ci est postérieure à la loi du 15 décembre 1980. Le délai de 15 jours prévu par la loi du 20 juillet 1990 peut donc être dépassé, alors même que l’article 15 de la directive dite « retour » exige un contrôle juridictionnel accéléré.

Ces différents exemples attestent de l’insuffisance des garanties procédurales offertes aux étrangers maintenus en détention en vue de leur éloignement. L’arrêt commenté s’inscrit ainsi dans la lignée d’autres condamnations à l’encontre de la Belgique. Non sans rappeler l’arrêt Firoz Muneer c. Belgique[2], il vise en particulier la délivrance de titres de détention successifs dont l’enchainement conduit à une absence de contrôle.

2. Le réquisitoire du réécrou, un obstacle au droit à un recours effectif

L’arrêt commenté condamne la pratique belge consistant à délivrer plusieurs décisions de maintien en détention successives, notamment lorsque la personne étrangère s’oppose à son éloignement. Un réquisitoire de réécrou est ainsi adopté sur la base de l’article 27 de la loi du 15 décembre 1980 avant que les voies de recours à l’encontre de la décision antérieure de maintien en détention n’aient été épuisées. S’agissant de titres autonomes de détention, le premier disparait au profit du second et, par conséquent, conformément à une jurisprudence constante de la Cour de cassation, le recours intenté contre la première décision de maintien en détention devient « sans objet »[3]. Récemment, la Cour de cassation a néanmoins apporté un léger tempérament : s’il est invoqué que la première décision de privation de liberté est affectée d’une illégalité de nature à invalider une décision subséquente, il appartient au juge saisi d’en examiner la légalité[4].

Outre le fait que la détention semble ainsi pouvoir se prolonger au-delà des limites fixées par la loi[5], la pratique de l’OE a pour effet de priver l’étranger maintenu en détention du droit à un recours effectif. S’il est loisible à l’administration de délivrer un nouveau titre de détention avant qu’un juge ait pu se prononcer sur la légalité du titre précédent, le recours n’a plus lieu d’être et l’étranger, qui demeure cependant privé de liberté, perd l’intérêt qu’il avait à agir. Le recours intenté contre une mesure de détention est ainsi dépourvu d’effectivité puisqu’il ne permet pas à un étranger d’obtenir une décision judiciaire portant sur la légalité de sa détention.

La Cour européenne des droits de l’homme ne s’y trompe pas. Il s’agit là d’une manœuvre déloyale de la part de l’OE, manœuvre à laquelle le formalisme excessif de la Cour de cassation accorda des airs de légalité.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., arrêt du 30 juin 2020, Saqawat c. Belgique, req. n° 54962/18.

Jurisprudence :

Cour eur. D.H., arrêt du 11 avril 2013, Firoz Muneer c. Belgique, req. n° 56005/10.

Doctrine :  

P. Hubert, P. Huget et G. Lys, « Le recours effectif devant les juridictions d’instruction et la Cour de cassation », Revue du droit des étrangers, 2016, n° 191, pp. 695-719.

S. Sarolea, “Detention of Migrants in Belgium and the Criminal Judge: A Lewis Carroll World”, in M. Moraru, G. Cornelisse et Ph. De Bruycker (dir.), Law and Judicial Dialogue on the Return of Irregular Migrants from the European Union, Oxford, Hart, 2020.

T. Wibault, « Le recours effectif contre la détention – Un droit fondamental », Revue du droit des étrangers, 2016, n° 191, pp. 689-694.

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « Détention en vue de l’éloignement : La jurisprudence « sans objet » de la Cour de cassation condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme », Cahiers de l’EDEM, octobre 2020.

 


[1] La revue du droit des étrangers a d’ailleurs consacré un numéro spécial à la question de l’effectivité des recours pour un étranger privé de liberté en vue de son éloignement (n° 191).

[2] Pour un commentaire de cet arrêt : P. d’Huart, Cahiers EDEM, avril 2013.

[3] En ce sens : Cass., 3 septembre 2008, P.08.1323.F ; Cass., 16 septembre 2014, P.141289.N.

[4] Cass., 10 mai 2017, P.17.0447.F.

[5] À cet égard, voy. notamment : D. Andrien, « La détention illimitée de l’étranger réfractaire, ou le retour de la lettre de cachet », J.L.M.B., 2001/23, pp. 1013 – 1017.

Publié le 31 octobre 2020