C.J.U.E., 28 octobre 2021, ASGI e.a., C-462/20, EU:C:2021:894

Louvain-La-Neuve

Les contours des clauses d’égalité de traitement entre ressortissants de pays tiers et nationaux au départ de l’arrêt ASGI e.a. de la Cour de Justice de l’Union européenne.

Égalité de traitement entre ressortissants de pays tiers et nationaux – Discrimination – Sécurité sociale – Notion de prestations familiales – Notion d’assistance sociale – Égalité dans l’accès et la fourniture de biens et services offerts au public

L’arrêt ASGI e.a. de la Cour de justice de l’Union européenne contribue à sa jurisprudence sur l’étendue des clauses d’égalité de traitement dans les directives européennes qui régissent les différents statuts juridiques des ressortissants de pays tiers. Il s’agit de la première affaire dans laquelle la Cour interprète les clauses d’égalité dans l’accès aux biens et aux services offerts au public. L’arrêt fournit une occasion de revenir sur cette jurisprudence et de la replacer dans le contexte des questions préjudicielles déjà posées à la Cour dans cette matière.

Eleonora Frasca

 

A. Introduction

Cette décision (C-462/20) de la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « la Cour » ou « le juge de Luxembourg » ) contribue à sa jurisprudence sur le droit à l’égalité de traitement entre ressortissants de pays tiers et nationaux et traite de l’accès aux biens et aux services offerts au public. Le cas d’espèce concerne l’exclusion des ressortissants de pays tiers titulaires d’un statut protégé par le droit dérivé de l’Union du bénéfice d’une « carte famille », une mesure qui, de prime abord, vise à soutenir les familles, indépendamment de leurs revenus.

1. Faits à la base du litige, questions préjudicielles et décision de la Cour

Les questions préjudicielles, posées par le Tribunal de Milan (Italie), s’inscrivent dans le cadre d’une procédure spéciale, applicable aux litiges en matière de discrimination, opposant plusieurs associations de la société civile italienne, qui agissent en défense des droits des étrangers, à la présidence du Conseil des ministres et au Ministère de l’Économie et des Finances italiens. Elles concernent l’exclusion de certains ressortissants de pays tiers du bénéfice d’une carte octroyée aux familles (ci-après la « carte famille »). Les associations souhaitent que cette mesure, qu’elles estiment discriminatoire, soit écartée et qu’une modification de cette réglementation soit ordonnée.

- La carte famille

La carte famille est un document qui donne droit à des rabais sur des biens et des services fournis par des entités publiques et privées ayant conclu une convention avec le gouvernement italien. La carte est destinée aux familles composées de citoyens italiens ou européens résidant de façon régulière sur le territoire et dont le ménage comporte au moins trois enfants cohabitants ayant moins de 26 ans. La carte famille a été qualifiée par le législateur italien de mesure de soutien en faveur des familles nombreuses. En 2020, en raison de la crise sanitaire, ce dispositif a été étendu à toute famille ayant au moins un enfant. La délivrance de la carte, la conclusion des conventions avec les fournisseurs intéressés ainsi que la publication de leurs noms sur une plateforme digitale dédiée sont assurées et financées par l’État.

- Les questions préjudicielles : prestation de sécurité sociale ou fourniture et accès aux biens et aux services ? 

Le juge du renvoi demande à la Cour d’interpréter les clauses d’égalité de traitement contenues dans les directives de droit de l’Union en matière d’immigration et en matière d’asile protégeant certaines catégories de ressortissants de pays tiers : les résidents de longue durée, les titulaires d’un permis unique, les titulaires d’une carte bleue européenne ainsi que les bénéficiaires d’une protection internationale. Ces dispositions sont susceptibles de s’opposer à la réglementation italienne qui exclut ces catégories du bénéfice de la carte famille.

Si la carte famille doit être qualifiée de prestation sociale, en tant que mesure en faveur des familles, il s’agit d’interpréter les dispositions relatives à l’égalité de traitement entre ressortissants de pays tiers et nationaux en ce qui concerne :

  • au sens de l’article 11, § 1, sous d), de la directive 2003/109/CE relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée, « la sécurité sociale, l’aide sociale et la protection sociale telles qu’elle sont définies par la législation nationale » ;
  • au sens de l’article 12, § 1, sous e), de la directive 2011/98/UE sur le permis unique et l’article 14, § 1, sous e), de la directive 2009/50/CE « carte bleue », « les branches de sécurité sociale, telles que définies dans le règlement 883/2004/CE ».  

Si, en revanche, la carte famille doit être qualifiée de mesure d’accès aux biens et aux services et à la fourniture de biens et de services à la disposition du public, le juge italien demande à la Cour d’interpréter les articles suivant dans lesquels la même expression est utilisée : article 11, § 1, sous f), de la directive 2003/109, article 12, § 1, sous g), de la directive 2011/98 et article 14, § 1, sous g) de la directive 2009/50.

Le juge italien demande aussi à la Cour d’interpréter l’article 29 de la directive 2011/95/UE « qualification » en matière d’asile, qui, bien que ne reprenant pas le libellé « égalité de traitement », établit que :

« Les États membres veillent à ce que les bénéficiaires d’une protection internationale reçoivent, dans l’État membre ayant octroyé ladite protection, la même assistance sociale nécessaire que celle prévue pour les ressortissants de cet État membre. »

- La décision de la Cour

En synthèse, la Cour considère que l’exclusion de certaines catégories de ressortissants de pays tiers du bénéfice de la carte famille constitue une inégalité de traitement.

En détail, suivant les textes concernés, la Cour fait une analyse plus détaillée de la qualification des prestations concernées. Il s’en déduit que la carte famille ne constituant ni une prestation de sécurité sociale, ni une aide sociale, elle ne sera, de ce point de vue, pas contraire au principe d’égalité pour plusieurs catégories d’étrangers, à l’exception des bénéficiaires de protection internationale (réfugiés et protection subsidiaire). En revanche, pour toutes les autres catégories d’étrangers (bénéficiaires du permis unique, travailleurs hautement qualifiés, résidents de longue durée), l’exclusion du bénéfice de cette prestation constitue bien une inégalité de traitement dans l’accès aux biens et aux services offerts au public. Or, cette inégalité est contraire au droit de l’Union concerné.

Premièrement (points 23 à 35), la Cour examine si la carte famille relève de l’une des notions de prestations de sécurité sociale.

D’une part, l’article 12 de la directive « permis unique » et l’article 14 de la directive « carte bleue » sont examinés ensemble pour ce qui concerne les prestations appartenant aux différentes branches de la sécurité sociale telles qu’elles sont définies, par le droit de l’Union, dans le règlement 883/2004/CE.

D’autre part, l’article 12 de la directive « résidents de longue durée » renvoie expressément à la législation nationale et il appartient donc à la juridiction de renvoi de vérifier que la carte ne relève pas, selon la législation italienne, des notions de « sécurité sociale », d’« aide sociale » ou de « protection sociale ». La Cour rappelle que les États membres ne peuvent pas porter atteinte à l’effet utile de la directive lors de l’application du principe d’égalité de traitement prévu à l’article 12.

Deuxièmement (points 36 à 38), la Cour analyse si la carte famille relève de l’accès et de la fourniture de biens et de services offerts au public, visées par les trois directives susmentionnées.

La Cour analyse l’article 29 de la directive « qualification » séparément (points 33 à 35) au motif que la notion d’« assistance sociale » doit être interprétée de façon autonome, et fait référence à l’ensemble « des régimes d’aides institués par des autorités publiques, que ce soit au niveau national, régional ou local, auxquels a recours un individu qui ne dispose pas de ressources suffisantes pour faire face à ses besoins élémentaires ainsi qu’à ceux de sa famille » (point 34 et 35) en vertu d’une jurisprudence constante[1]. Cet article s’oppose aussi à la réglementation relative à la carte famille si celle-ci relève d’un régime d’aides institué par des autorités publiques auquel a recours un individu qui ne dispose pas de ressources suffisantes pour faire face à ses besoins élémentaires ainsi qu’à ceux de sa famille, ce qu’il revient à la juridiction de renvoi de vérifier.

· La carte famille ne constitue pas une « prestation familiale » (points 23 à 35)

S’agissant du premier examen, la Cour suit le raisonnement utilisé dans sa jurisprudence précédente.  Pour établir si une prestation appartient aux différentes branches de la sécurité sociale, il faut regarder les éléments constitutifs de chaque prestation, c’est-à-dire les finalités et les conditions d’octroi, et non  la qualification donnée à cette prestation par la législation nationale. Deux conditions sont déterminantes pour entrer dans le champ d’application du règlement 883/2004/CE sur la coordination des systèmes de sécurité sociale :

1) la décision d’octroi de la prestation aux bénéficiaires est adoptée en dehors de toute appréciation individuelle et discrétionnaire des besoins personnels. Elle se base donc sur certains critère objectifs (taille de la famille, revenus, ressources) et concerne une situation légalement définie (d’autres circonstances personnelles ne sont pas prises en compte) ; 

2) la prestation se rapporte à l’un des risques énumérés à l’article 3, § 1, du règlement 883/2004 précité.

Au point 28 de l’arrêt, la Cour relève que la finalité de la carte famille est l’obtention de remises ou de réductions tarifaires accordées par les fournisseurs de biens ou de services intéressés, qui en supportent le coût et participent à l’action en faveur des familles de manière volontaire. En reprenant la définition utilisée dans son arrêt Martinez Silva (C-449/16) la Cour indique que :

« Les prestations familiales désignent toutes les prestations en nature ou en espèces destinées à compenser les charges de famille, c’est à dire une contribution publique au budget familial, destinée à alléger les charges découlant de l’entretien des enfants. » (point 27)

La carte famille ne constitue donc pas une prestation ayant la nature d’une contribution publique faisant participer la collectivité aux charges de la famille et ne relève pas, par conséquent, du champ d’application du règlement 883/200.

· La carte famille est une mesure d’accès aux biens et services et de fourniture de biens et de services offerts au public (points 36 à 38)

Dans un deuxième temps, la Cour examine si la carte famille relève de l’accès aux biens et services et de fourniture de biens et services offerts au public. La finalité de cette mesure en faveur des familles est de leur permettre l’accès à des biens et services au travers d’une remise ou d’une réduction tarifaire. Dès lors, l’exclusion des ressortissants de pays tiers du bénéfice de la carte famille, en ce qu’elle prive ceux-ci de l’accès à ces biens et services ainsi que de leur fourniture, dans les mêmes conditions que celles dont bénéficient les ressortissants italiens, constitue une inégalité de traitement contraire à l’article 11, § 1, sous f), de la directive 2003/109, à l’article 12, § 1, sous g), de la directive 2011/98 et à l’article 14, § 1, sous g) de la directive 2009/50.

B. Éclairage

La Cour de justice a rendu plusieurs arrêts suite à des questions préjudicielles posées, majoritairement, par les juges italiens quant à l'application du droit à l'égalité de traitement des ressortissants de pays tiers en ce qui concerne la sécurité sociale, l’aide sociale et la protection sociale (1). Souvent, cette jurisprudence a été alimentée par les activités de legal mobilisation des acteurs de la société civile et a été rendue possible grâce à l’existence d’actions anti-discrimination collectives en droit interne (2).

1. ASGI e.a. à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne

L’arrêt ASGI e.a. est le premier dans lequel l’inégalité de traitement, objet du litige, est analysée, simultanément, à l’égard des ressortissants de pays tiers ayant des statuts différents : les résidents de longue durée, les titulaires d’un permis unique, les titulaires d’une carte bleue et les bénéficiaires d’une protection internationale[2]. Cette circonstance met en exergue la fragmentation du droit à l'égalité de traitement dans ce domaine, une fragmentation qui reflète celle de statuts juridiques des ressortissants de pays tiers protégés par le droit de l’Union. Dans cette jurisprudence, il n’est jamais fait application d’un principe général d’égalité de traitement entre nationaux et ressortissants de pays tiers. L’égalité est toujours circonscrite par les clauses d’égalité de traitement contenues dans les différentes directives mobilisées.

Il convient aussi de remarquer que la formulation de la clause d'égalité à l’article 11 de la directive 2003/109/CE relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée est différente de celle à l'article 12 de la directive 2011/98. Pour les résidents de longue durée, l'égalité de traitement s'étend aux « prestations sociales, à l'assistance sociale, à la protection sociale » et couvre tous les domaines de la protection sociale. Par contre, pour le titulaires d’un permis unique, l’égalité de traitement est circonscrite aux prestations sociales visées par le règlement 883/04/CE, qui exclut les prestations d' « assistance sociale ». Le droit à l’égalité de traitement est ainsi « tiré » ou « réclamé » par les ressortissants de pays tiers de leurs statuts spécifiques et non pas sur base de leur condition de « ressortissants de pays tiers » (en séjour régulier) en tant que telle.

En raison de cette fragmentation, la jurisprudence de la Cour en matière de clauses d’égalité concerne soit les ressortissants de pays tiers résidents de longue durée [VR (C-303/19), Kamberaj (C-571/10) et Land Oberösterreich (94/20)], soit les titulaires d’un permis unique [INPS (C-350/20), WS (C-302/19), Martinez Silva (C-449/16)]. Si l’arrêt ASGI e.a. est la première affaire dans laquelle la Cour interprète la notion d’égalité dans l’accès aux biens et aux services offerts au public, les autres affaires concernaient différentes prestations sociales.

Dans ces décisions, la Cour contribue, d’une part, à l’affirmation et à la reconnaissance d'une égalité réelle, même si elle le fait dans les limites de la fragmentation des statuts, entre les ressortissants de pays tiers en séjour régulier, y compris en ce qui concerne l'accès à la protection sociale. Les types de discriminations analysés par la Cour au travers de sa jurisprudence sont variés : exclusion des ressortissants de pays tiers d’une allocation complémentaire de revenus octroyée aux familles avec bas salaire et enfants à charge (Martinez Silva) ; exclusion d’une allocation de naissance ou d’une prestation de maternité (INPS) ; exclusion d’une prestation familiale pour les membres de la famille qui ne résident pas sur le territoire national (affaires VR et WS) ; exclusion d’une aide au logement en raison de l’épuisement de ressources prévues par un mécanisme de quota (Kamberaj) ou encore ; octroi d’une aide au logement conditionné à la connaissance de base de la langue nationale (Land Oberösterreich).

D’autre part, le juge de Luxembourg affirme systématiquement que les États membres peuvent limiter l'égalité de traitement, comme autorisé par les directives, uniquement s’ils ont exprimé leur volonté de dérogation lors de la transposition de celles-ci. Dans l’arrêt Martinez Silva (point 29), par analogie avec l’arrêt Kamberaj (points 86 et 87) la Cour a souligné :

« Ainsi, à l’instar de la directive 2003/109, la directive 2011/98 prévoit, en faveur de certains ressortissants de pays tiers, un droit à l’égalité de traitement, qui constitue la règle générale, et énumère les dérogations à ce droit que les États membres ont la faculté d’établir. Ces dérogations ne sauraient dès lors être invoquées que si les instances compétentes dans l’État membre concerné pour la mise en œuvre de cette directive ont clairement exprimé qu’elles entendaient se prévaloir de celles-ci. »

Dans l’arrêt ASGI e.a., la Cour relève que « le gouvernement italien n’entendait pas se prévaloir des dérogations visées à l’article 11, § 2, de la directive 2003/109 et à l’article 12, § 2, sous d), i), de la directive 2011/98 » (point 39). À défaut d’une exception expresse, c’est le principe de l’égalité de traitement qui prévaut.

- L’article 11 de la directive concernant les ressortissants de pays tiers résidents de longue durée

Pour ce qui concerne les arrêts d’interprétation de l’article 11 de la directive « résidents de longue durée », la Cour s’appuie toujours sur les finalités de la directive : le rapprochement du statut juridique des ressortissants de pays tiers à celui des ressortissants des États membres (considérant n° 2) ; l'intégration des ressortissants des pays tiers en tant que élément clé pour promouvoir la cohésion économique et sociale (considérant n° 4) ; l'égalité de traitement avec les citoyens de l'État membre dans un large éventail de domaines économiques et sociaux, comme l’accès à l'emploi, à l'éducation, à la sécurité sociale, à l'assistance sociale (considérant n° 12). Cela ressort tant d’un cas relatif aux allocations familiales (VR) que de ceux relatifs aux aides au logement (Kamberaj, Land Oberösterreich).

Dans l’affaire VR, la Cour a jugé que le droit à bénéficier des prestations de sécurité sociale s’étend aux ressortissants de pays tiers résidents de longue durée, malgré le fait que les membres de leur famille résident en dehors du territoire de l'Union. Étant donné que la loi italienne octroie cet avantage aux ressortissants italiens et aux citoyens européens indépendamment du lieu de résidence des membres de leur famille, l’exclusion des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée du bénéfice de ces mêmes prestations, dans les mêmes conditions, n'était pas légitime.

L’arrêt Kamberaj (C-571/10) et l’arrêt plus récent Land Oberösterreich (C-94/20) portent sur les discriminations à l'égard d'un résident de longue durée quant à l’octroi d’une aide au logement (pour une comparaison entre le deux arrêts, voir l’analyse de K. de Vries). Dans les deux affaires, il était aussi question, outre l’inégalité de traitement au sens de l’article 11 de la directive résidents de longue durée, d’une discrimination sur base de la race ou de l’origine ethnique selon les juges de renvoi. La Cour estime que les mesures en question ne rentrent pas dans le champ d’application de la directive 2000/43 car les différences de traitement alléguées sont fondées sur le statut juridique des ressortissants de pays tiers et que les règlementations de l’État membre en question s’appliquent indistinctement à tous les ressortissants de pays tiers (pour approfondir ce point, voir le commentaire de J.-B. Farcy dans l’édition précédente des Cahiers de l’EDEM).

- L’article 12 de la directive sur les titulaires d’un permis unique

Pour ce qui concerne les arrêts d’interprétation de l’article 12 de la directive « permis unique », la Cour s’appuie sur une analyse détaillée de la qualification de la prestation – comme celle présenté dans ce commentaire de l’arrêt ASGI e.a. – pour juger des éventuelles inégalités de traitement contraires à la directive. Dans les trois cas pertinentes, Martinez Silva (C-449/16), INPS (C-350/20) et WS (C-302/19), la Cour conclut qu’il s’agit de « prestations familiales » quand la prestation est octroyée aux bénéficiaires en dehors de toute appréciation individuelle et discrétionnaire des besoins personnels, sur la base d’une situation légalement définie, et quand elle relève d’une des prestations visées à l’article 3, § 1, du règlement 883/2004.

2. Legal mobilisation à la Cour de justice de l’Union européenne

À l’exception de l’arrêt Land Oberösterreich, dans toutes les affaires relatives à l'égalité de traitement citées, la question préjudicielle émanait de juridictions italiennes. Chaque fois, il était question de l’exclusion des ressortissants de pays tiers de certains bénéfices.

Le litige au principal de l’affaire ASGI e.a. s’inscrit dans le cadre d’une procédure spéciale introduite par des organisations non gouvernementales (ONG) au nom de ressortissants de pays tiers. Quand les procédures d’urgence de ces actions anti-discrimination conduisent à la constatation d’une inégalité de traitement contraire au droit européen, la juridiction peut inviter l’administration à modifier la législation en supprimant la disposition qui crée l’inégalité. Dans le cas commenté, le Conseil des ministres et le Ministère de l’Économie et des Finances italiens pourront être invités, par le juge de renvoi, à modifier la législation en cause en supprimant la partie de la disposition sur la « carte famille » qui limite cet avantage aux seuls citoyens italiens et européens.

ASGI (Associazione per gli Studi Giuridici sull’Immigrazione) et les autres associations requérantes dans le litige au principal sont inscrites dans les registres nationaux des associations exerçant des activités en faveur des personnes migrantes et des activités dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Les associations inscrites dans ces registres disposent de la qualité pour agir en justice au nom, pour le compte et en soutien des personnes victimes de discriminations fondées sur la race ou l'origine ethnique et de tout migrant qui subit des inégalités de traitement. Il n’est pas rare que ces associations soulèvent des questions de discrimination auprès des administrations et des juges. Dans ce type de contentieux, les associations cherchent à obtenir que les ressortissants de pays tiers bénéficient du principe d’égalité dans les différents domaines de la sécurité sociale.

Quand le contentieux touche au droit européen, les associations contribuent, par leur travail juridique, à la clarification du droit européen et à son efficacité et respect dans le droit national. Ce phénomène, appelé « legal mobilisation », voit les acteurs juridiques s’impliquer dans les mouvements de changement et de justice sociale ou, plus simplement, dans l’affirmation effective des droits (sur ce sujet voir, par exemple, V. Passalacqua, 2021). Il est à noter que les associations de la société civile n'ont pas qualité pour agir dans tous les États membres (à ce propos, voir l’analyse de T. de Lange et K. Groenendijk, 2021). Une extension de cette compétence en matière d’action collective ou de groupe, comme en droit de la consommation, serait bienvenue.

C. Conclusions

Avant que la question préjudicielle soit posée au juge de Luxembourg, les associations requérantes avaient relevé que la mesure dite « carte famille » avait une portée plutôt limitée pour deux raisons : sa mise en œuvre par les autorités italiennes était très lente et son succès limité auprès du public (environ 250 entités ont adhéré à l’initiative en s'inscrivant sur la liste). Toutefois, cela n’était pas sans coûts pour le gouvernement : une certaine somme avait été mise à disposition, dans le budget de l’État, pour les frais d'organisation, pour la gestion de la plateforme et pour la distribution matérielle des cartes.

La carte famille est aussi une mesure qui a vocation à s’appliquer à toute famille qui en fait la demande, indépendamment des revenus ou des différents indicateurs économiques du niveau de besoins du ménage. D’autres mesures de sécurité sociale qui ont été évoquées dans ce commentaire et qui ont fait l’objet des arrêts en interprétation de la Cour ne suivaient pas des critères fondés sur le « besoin ». Elles étaient octroyées à toute famille, non pas avec un but de véritable soulagement des besoins des familles en difficulté, parmi lesquelles se trouvent souvent les familles des ressortissants de pays tiers en raison de leur revenues généralement plus bas.  

Ces affaires invitent à s’interroger sur les choix de protection sociale de l’État membre (l’Italie) qui lient la citoyenneté à la prestation sociale, même quand cette dernière a vocation à s’appliquer de façon universelle. Il est vrai que, à l’image des droits nationaux, le droit européen reconnait une fragmentation des droits sociaux en prestations de sécurité sociale, avantages sociaux ou autres biens et services. Cette fragmentation a déjà donné lieu à des jurisprudences variées dans le cadre de la libre circulation des personnes et des travailleurs. Les mêmes incertitudes s’étendent donc aux droits sociaux des ressortissants d’États tiers. Une harmonisation progressive des jurisprudences est souhaitable. Elle devrait évoluer vers une plus grande unité et universalité des droits sociaux, notamment sous l’influence du douzième protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme qui garantit l’égalité de traitement dans l’usage de tout droit garanti par la loi, en ce compris la législation nationale. Seuls vingt États du Conseil de l’Europe, dont dix de l’Union européenne, ont ratifié ce protocole. Pour l’heure, dans le cadre de l’Union européenne, même dans leur imperfection et fragmentation, les clauses d’égalité relatives aux différents titres de séjour des ressortissants de pays tiers s’avèrent précieuses. Elles permettent de garantir l'égalité de traitement aux ressortissants d’États tiers en ce qui concerne tantôt l’accès à la sécurité sociale, tantôt l’accès aux biens et aux services. Ce n’est pas négligeable, surtout quand, comme ici, elles sont « mobilisées » par les acteurs de la société civile qui agissent dans un souci d’égalité et de justice. 

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.J., 28 octobre 2021, ASGI e.a., C-462/20, EU:C:2021:894

Jurisprudence :

Sur l’article 11, § 1, sous d), de la directive 2003/109/CE relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée :

- C.J., 10 juin 2021, Land Oberösterreich, C-94/20, EU:C:2021:477 ;

- C.J., 25 novembre 2020, V.R., C-303/19, EU:C:2020:958 ;

- C.J., 24 avril 2012, Kamberaj, C-571/10, EU:C:2012:233.

Sur l’article 12, § 1, sous e,) de la directive 2011/98/UE sur le permis unique :

- C.J. (GC), 2 septembre 2021, INPS, C-350/20, EU:C:2021:659 ;

- C.J., 25 novembre 2020, W.S., C-302/19, EU:C:2020:957 ;

- C.J., 21 juin 2017, Martinez Silva, C-449/16, EU:C:2017:485.

Doctrine :  

- K. Groenendijk, « Equal treatment of workers from third countries: the added value of the Single Permit Directive », ERA Forum, 2015 ;

- L. Grossio, « Who is entitled to family benefits? Lights and shadows of the ECJ rulings in WS and VR », Maastricht Journal of European and Comparative Law, Vol. 28(4), 2021, pp. 582–593 ;

- E. Muir, « Pursuing Equality in the EU », in Chalmers D. and Arnull A. (eds.), The Oxford Handbook of European Union Law, 2015, pp.

- V. Passalacqua, « Discriminating against families: Italian family benefits before the ECJ», EU Law Analysis, 5 juin 2021 ;

- J. Rondu, « L’intégration des résidents de longue durée, entre droit aux prestations sociales et interprétation stricte du champ d’application du droit de l’Union CJUE », Revue des affaires européennes, n° 2, 2021, pp. 415-428 ;

Pour une analyse récente et comparative de l’acquis en matière d’immigration, voir T. de Lange et K. Groenendijk, « The EU’s legal migration acquis: Patching up the patchwork », EPC issue paper, 16 mars 2021. 

Pour citer cette note : E. Frasca, « Les contours des clauses d’égalité de traitement entre ressortissants de pays tiers et nationaux au départ de l’arrêt ASGI e.a. de la Cour de Justice de l’Union européenne», Cahiers de l’EDEM, décembre 2021.

 


[1] Par analogie, arrêts du 11 novembre 2014, Dano, C-333/13, EU:C:2014:2358, et du 15 septembre 2015, Alimanovic, C-67/14, EU:C:2015:597.

[2] L’arrêt ASGI e.a. est aussi le premier arrêt de la Cour de justice rendu sur l’interprétation de la directive 2009/50/CE « carte bleue », récemment modifié par la directive (UE) 2021/1883 sur les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d’un emploi hautement qualifié, JO L 382 du 28 octobre 2021, pp. 1-38.

Publié le 04 janvier 2022