C.C.E., 12 octobre 2022, n° 278 653 et 278 654 et 13 octobre 2022, n° 278 699, 278 700 et 278 701

Louvain-La-Neuve

Évolution de la jurisprudence de plein contentieux concernant les demandes d’asile des ressortissants afghans.

CCE (3 juges) – Demandes de protection internationale – Afghanistan – Informations objectives disponibles – Reconnaissance de la qualité de réfugié – Groupe social – Intégration – Occidentalisation – Cumul de facteurs – Hazara – Opinion politique (imputée) – Statut de protection subsidiaire – Situation de violence aveugle – Situations socio-économique et humanitaire – Alternative de protection interne – Juridictions du travail.

Le Conseil du Contentieux des Étrangers aborde en chambre à trois juges plusieurs questions spécifiques dans le cadre de demandes de protection internationale de ressortissants afghans, restées « en attente » depuis le dernier arrêt rendu à trois juges le 31 mars 2022. Le tribunal se positionne notamment sur la question de l’« occidentalisation », et revient aussi sur les situations socio-économique, humanitaire et sécuritaire en Afghanistan. Dans un arrêt en particulier, le tribunal se penche sur le profil particulier des Hazaras.

Isabelle Fontignie

 

A. Décisions

 

Les 12 et 13 octobre 2022, le Conseil du Contentieux (ci-après, le CCE) a rendu, en chambre à trois juges, cinq arrêts importants quant à l’analyse des demandes d’asile de ressortissants afghans (arrêts n° 278 653 et 278 654 du 12 octobre 2022, et arrêts n° 278 699, 278 700 et 278 701 du 13 octobre 2022)

Le 31 mars 2022, dans un arrêt n° 270 813, le CCE s’est prononcé pour la première fois en chambre à trois juges sur l’application, par le Commissariat général aux Réfugiés et Apatrides (ci-après, le CGRA), de « sa nouvelle politique » de reconnaissance du statut de réfugié et de protection subsidiaire pour les demandeurs d’asile afghans, depuis la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan en août 2021 (cet arrêt a fait l’objet d’un commentaire, cf. M. LYS, « Demandeurs de protection internationale en provenance d’Afghanistan et prise de pouvoir par les talibans : le Conseil du contentieux des étrangers annule les premières décisions de refus prises par le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides », Cahiers de l’EDEM, septembre 2022).

Comme le soulignait alors M. LYS, plusieurs difficultés subsistaient dans l’analyse du CGRA, principalement au niveau de la protection subsidiaire –difficultés devant être abordées par le CCE dans ses futurs arrêts[1]. Au niveau de la reconnaissance du statut de réfugié, l’attention était déjà portée sur la question de l’« occidentalisation » de certains demandeurs d’asile afghans et de l’impact qu’un séjour en Europe peut avoir sur un éventuel retour dans leur pays d’origine.

Depuis cette décision du 31 mars 2022, le CCE a rendu une quarantaine d’arrêts[2], mais ce n’est qu’en octobre 2022 que le tribunal administratif a abordé des questions spécifiques concernant les demandeurs d’asile afghans

Un résumé de chaque arrêt est présenté ci-dessous avant de tirer des observations générales communes à ceux-ci, établissant des « lignes directrices » utiles pour les actuelles ou futures demandes d’asile de ressortissants afghans.

  1. Arrêt n° 278 653 du 12 octobre 2022 : le statut de réfugié est en l’espèce reconnu à un jeune homme arrivé en Belgique à l'âge de 16 ans en tant que MENA, résidant sur le sol belge depuis plus de 6 ans.

Le CCE souligne le fait que la région d’origine du requérant n’est pas remise en cause, ni son âge. Il constate aussi que l’intéressé a été à l’école et a travaillé dans divers secteurs. Le CCE admet encore que les propos tenus lors de son entretien personnel ainsi que les témoignages rédigés par des personnes de son entourage en Belgique témoignent de l'intégration, en son chef, des valeurs occidentales (il est par exemple écrit que l’intéressé fête Noël tous les ans, qu’il a fêté le Shabbat avec une association juive et a eu une discussion ouverte avec ses membres, qu’il a vécu au sein d’une famille d’accueil et qu’il y est même resté après avoir atteint la majorité, qu’il a passé une majeure partie de sa puberté – soit des années formatrices – en Belgique). Une importance particulière est également accordée au choix que le requérant a posé consciemment en décidant de vivre en Belgique dans un environnement intra-religieux, d'établir des relations et de se développer dans un environnement majoritairement féminin et multiculturel. Le fait que l’intéressé soit musulman n’y change rien.

Le CCE résume ensuite les éléments propres à la partie requérante auxquels il a accordé de l’importance : le fait que le requérant soit arrivé il y a plusieurs années et à un jeune âge en Belgique, et qu’il ait quitté l’Afghanistan comme mineur ; le fait qu’il se soit intégré en Belgique depuis plusieurs années, dans une famille d’accueil et dans la communauté belges ; le fait qu’il vienne de la province de Nangarhar (où plusieurs groupes armés sont présents) ; le risque qu’il puisse faire l’objet de l’attention des talibans en raison de son « occidentalisation » ou au moins de la façon dont il sera perçu (comme « occidentalisé ») par les talibans, ainsi qu’en raison du fait qu’il est raisonnable de penser que le requérant n’est plus très familier avec les normes et coutumes locales en vigueur. Il ne peut par ailleurs être attendu de lui qu'il occulte les valeurs qui sont à présent les siennes. Le requérant risque ainsi de faire l'objet de persécutions en cas de retour, en raison de son opinion politique (imputée).

  1. Arrêt n° 278 654 du 12 octobre 2022 : bien que le CCE n’octroie pas le statut de réfugié, ni attribue le statut de protection subsidiaire au requérant, l’arrêt en cause nous offre plusieurs enseignements.

Quant à la qualité de réfugié, le CCE constate que la collecte d’informations objectives sur l’Afghanistan est devenue plus difficile depuis la prise de pouvoir des talibans. Le CCE estime toutefois qu’on ne peut pas affirmer que chaque ressortissant afghan qui retournerait dans son pays d’origine après avoir passé un séjour en Europe craint une persécution. Tous les Afghans qui reviennent d'Europe ne seront pas considérés comme « occidentalisés » en raison de caractéristiques ou de comportements personnels extrêmement difficiles ou presque impossibles à changer ou à déguiser. Par conséquent, un risque pour le demandeur d'être considéré comme « occidentalisé » et persécuté en Afghanistan pour cette raison doit être rendu plausible en termes concrets, suivant une analyse individuelle de la situation. Bien entendu, toute la prudence est de mise, a fortiori au vu du fait que la perception et le traitement potentiel des personnes qui ont quitté l’Afghanistan restent peu clairs.[3]

Le CCE énonce ensuite quelques facteurs permettant d’évaluer le risque individuel : le sexe, l’attitude du demandeur, la région d’origine, le milieu conservateur, la perception des rôles traditionnels des hommes et des femmes au sein de la famille, l’âge, la durée du séjour passé dans un pays occidental, et la visibilité de la personne.

Si certes, les Afghans qui retournent en Afghanistan peuvent être victimes de stigmatisation et d’exclusion, ces phénomènes ne sont cependant pas équivalents à des persécutions. C’est la raison pour laquelle l’existence d’un séjour passé dans un pays occidental doit être combinée à d’autres éléments.

Dans le cas d’espèce, le CCE reproche au requérant de ne pas avoir rapporté la preuve de son « occidentalisation » (lui qui invoque un changement de comportement, un changement d’habillement et l’écoute de musique occidentale). Il soulève aussi que le requérant n’est en Belgique que depuis deux ans, a passé ses années « formatrices » en Afghanistan, de sorte qu’il ne démontre pas avoir été « contaminé » par les valeurs occidentales et ne plus respecter les normes sociétales de son pays d’origine.

De plus, les Afghans qui retournent en Afghanistan après avoir passé un séjour en Europe ne peuvent être considérés comme faisant partie d’un groupe social au sens de l’article 48/3, §4, d) de la loi du 15 décembre 1980[4].

Au niveau de la protection subsidiaire, le CCE estime que les situations socio-économique et humanitaire précaires en Afghanistan sont le résultat d’une interaction complexe entre divers éléments et facteurs économiques, dont certains étaient déjà présents dans le pays avant le gouvernement des talibans. Quant aux conséquences économiques, elles sont causées, d’une part, par une combinaison de décisions de gouvernements étrangers et d’institutions internationales et, d’autre part, par les décisions politiques des talibans mêlées à leur incapacité à satisfaire certaines demandes en échange de l'aide internationale. A cela s’ajoutent encore les circonstances particulières liées à l’environnement, comme la sécheresse et d’autres phénomènes naturels qui ont un impact considérable. Le CCE juge donc qu’il n’existe pas d’acteur au sens de l’article 48/5, §1, de la loi du 15 décembre 1980, ni d’intentionnalité, de sorte que les situations socio-économique et humanitaire précaires en Afghanistan ne constituent pas un traitement inhumain au sens de l’article 48/4, § 2, b) de la loi précitée.

Cela dit, le CCE indique que ces situations de précarité socioéconomique et humanitaire sont susceptibles d’entraîner une violation de l’article 3 de la CEDH, ce qui devra faire l’objet d’un examen plus approfondi dans le cadre de la prise d’un ordre de quitter le territoire.

Enfin, en ce qui concerne la protection subsidiaire au sens de l’article 48/4, §2, c) de la loi du 15 décembre 1980, le CCE rejoint la position actuelle du CGRA qui est de dire que les informations objectives disponibles sur le pays démontrent que le degré de violence aveugle en Afghanistan a, dans l’ensemble, fortement diminué depuis la prise de pouvoir des talibans. Bien qu’il existe des différences régionales, la situation sécuritaire générale n’est pas telle qu’il existe de sérieux motifs de croire qu’un civil qui retourne en Afghanistan y courra, du seul fait de sa présence sur place, un risque réel de voir sa vie ou sa personne gravement menacée. Il appartient en outre au requérant de préciser en quoi les circonstances personnelles invoquées augmenteraient le risque de violence aveugle dans son chef.

 

  1. Arrêt n° 278 699 du 13 octobre 2022 : le CCE annule une décision de refus de statut de réfugié et de refus de statut de protection subsidiaire prise à l’égard d’un Afghan étant né et ayant vécu au Pakistan dans un camp de réfugiés, au motif que le CGRA n’a pas tenu compte de cet élément pris en combinaison avec d’autres circonstances individuelles composant le profil du requérant (comme par exemple le fait que le requérant n’a vécu que deux ans en Afghanistan).

Le CCE souligne qu’il ressort d’informations objectives que les Afghans qui sont nés et/ou ont séjourné durant une très longue période au Pakistan, peuvent faire l’objet de persécutions s’il existe dans leur chef d’autres circonstances individuelles particulières.

  1. Arrêt n° 278 700 du 13 octobre 2022 : le CCE attribue la qualité de réfugié à un Afghan d’origine Hazara et chiite (ismaélien). En l’occurrence, le CCE estime qu’il ressort des informations générales disponibles sur le pays que la situation des Hazaras en Afghanistan est inquiétante, bien que l’on ne puisse pas parler de persécutions systématiques des Hazaras. Il existe des facteurs de risque dans le chef du requérant qu’il convient de considérer cumulativement à la lumière de ces informations. En raison de leur origine ethnique, les Hazaras présentent des caractéristiques physiques identifiables qui font d’eux les victimes les plus importantes des attaques sectaires sur les chiites (dont l’ISKP est le plus grand acteur de persécutions). L’ISKP semble être présent dans presque toutes les provinces du pays. En particulier, le requérant est originaire de la province de Baghlān, où l’ISKP a renforcé sa capacité d’attaque et où le nombre d’incidents violents tend à augmenter.

Le CCE relève en outre que l’intéressé est un jeune homme qui a quitté l’Afghanistan assez jeune (17-18 ans) et qu’il n’a qu’un réseau très limité sur place (il est en contact avec un oncle et une tante). Il est en Europe depuis 2020 et participe activement à la communauté belge (le CCE constate qu’il travaille dans une société qui traite notamment de la viande de porc). Ces éléments permettent de penser que le requérant sera considéré comme « occidentalisé » ou à tout le moins comme étant plus proche de l’Occident. Ce risque est renforcé par son appartenance ethnique car les Hazaras sont considérés comme étant plus proches de l’Occident.

Enfin, le CCE conclut sur la base d’un rapport d’informations générales sur le pays qu’il n’existe pas d’alternative de protection interne actuellement en Afghanistan.

En cas de retour dans son pays d’origine, il peut être admis qu’il existe, dans le chef du requérant, une crainte fondée de persécution en raison de convictions politiques ou religieuses (attribuées) au sens de l’article 48/3 de la loi du 15 décembre 1980, contre laquelle les talibans ne peuvent de facto fournir de protection adéquate.

  1. Arrêt n° 278 701 du 13 octobre 2022 : en l’espèce, le CCE n’octroie pas le statut de réfugié, ni attribue le statut de protection subsidiaire au requérant.

Le tribunal constate que malgré le long séjour du requérant en Europe et en Belgique, l’intéressé est toujours accompagné d’un interprète Pashtoun et que son dossier révèle généralement un problème lié à la barrière de la langue en Belgique. Le requérant comprend le néerlandais mais ne le parle presque pas. Le CCE estime dès lors que l’intéressé, un individu âge de 33 ans qui a quitté l’Afghanistan vers l’âge de 24-25 ans et qui y a vécu la plupart de sa vie, ne démontre pas qu’il est « occidentalisé » ou qu’il serait perçu comme tel en cas de retour.

Le CCE revient également ici sur les développements de la situation sécuritaire en Afghanistan, tel qu’exposés dans le cadre de l’arrêt n°278 654 du 12 octobre 2022 mentionné supra.

B. Éclairage

Bien que ces arrêts ne concernent que des cas individuels qui font l’objet d’une analyse qui leur est propre, ils nous permettent tout de même de dresser des observations générales et des « critères » utiles pour la pratique :

  • Il est toujours question d’un cumul de facteurs, interprétés à la lumière des informations générales disponibles sur l’Afghanistan, pour établir un profil « à risques » dans le chef d’un demandeur d’asile afghan. Il est donc nécessaire de dégager et de mettre en commun tous les éléments caractéristiques de son profil afin de démontrer l’existence d’un risque de persécutions ou d’atteinte grave. Certains éléments, comme le sexe, l’ethnie, la religion, l’attitude du demandeur, la région d’origine, le milieu conservateur, la perception des rôles traditionnels des hommes et des femmes au sein de la famille, l’âge, la durée du séjour passé dans un pays occidental, et la visibilité de la personne, peuvent permettre d’évaluer le risque individuel ;

 

  • On observe que certains éléments, a priori relativement anodins ou anecdotiques, peuvent se révéler être de réels facteurs « aggravants » du risque pour le demandeur d’asile afghan en cas de retour (par exemple, le fait que l’intéressé travaille dans une société belge qui traite de la viande de porc). Il faut veiller à mettre chaque aspect du profil de l’intéressé en lien avec les informations disponibles sur l’Afghanistan ;

 

  • Il est primordial de démontrer, par des éléments matériels, l’intégration du demandeur d’asile afghan dans la société occidentale (preuves d’un travail, d’une scolarisation ou de tout type d’activité d’intégration, témoignages de l’entourage en Belgique, preuves de la maitrise d’une langue nationale,…). Il n’est pas trop tard de présenter ces éléments au CCE s’ils n’ont pu être déposés auprès du CGRA. Le but est de démontrer que l’intéressé est « contaminé » par les valeurs occidentales et qu’il aura des difficultés d’adaptation en cas de retour en Afghanistan. En découle une « occidentalisation » ou du moins une perception que la personne concernée est (plus) proche de l’Occident ;

 

  • Dans ce cadre, il est aussi important de présenter – dans la mesure du possible – des preuves de la situation du demandeur d’asile en Afghanistan (réseau social et situation familiale existants, impact éventuel de l’arrivée au pouvoir par les talibans sur la situation familiale,…) ;

 

  • En ce qui concerne les Hazaras en particulier, il est opportun de noter que le CCE admet que la situation des Hazaras en Afghanistan est inquiétante et que cette ethnie présente des caractéristiques physiques identifiables qui font d’elle la victime la plus importante des attaques sectaires sur les chiites (dont l’ISKP est le plus grand acteur de persécutions). Les Hazaras sont aussi a priori considérés comme étant plus proches de l’Occident.

 

La jurisprudence récente du CCE n’est, en l’état, ni très souple ni très favorable à l’octroi d’une protection internationale aux Afghans. Elle a toutefois le mérite de poser des premiers repères assez clairs en la matière. Il est certain que la jurisprudence continuera d’évoluer au gré des différentes situations individuelles qui se présenteront devant le CCE et du développement de la situation en Afghanistan.

Toutes proportions gardées, on constate par contraste que la jurisprudence des juridictions du travail est plus souple.

Elles ont, elles aussi, eu l’occasion de se positionner (encore récemment) sur la question du retour de ressortissants afghans dans leur pays d’origine. L’appartenance ethnique (Hazara) et l’intégration des ressortissants afghans dans la société occidentale, sont des éléments que l’on retrouve au centre des raisonnements.

Dans un jugement du 26 juin 2020 (RG 19/591/A), le tribunal du travail du Brabant wallon, division de Wavre, a jugé, après avoir rappelé qu’il existe une impossibilité médicale mais aussi une impossibilité administrative de retour[5], que

« [d]ans le cas d’espèce, le Tribunal relève que la famille (…) [composée de deux parents, de trois enfants mineurs et de deux enfants majeurs] est hébergée au sein d’une ILA sis à Grez-Doiceau, et ce depuis fin 2015. Le dossier démontre que la famille (…) est très bien intégrée dans le village de Grez-Doiceau. Ceci découle notamment de la délibération du Conseil communal du (…). Il ressort également que les enfants mineurs fréquentent les établissements scolaires de la région, depuis plusieurs années. En outre, il apparait que Monsieur (…) poursuit des études d’ingénieur industriel en électromécanique. De plus, il ressort que la famille (…) appartient à la communauté HAZARA. Il s’agit d’une minorité ‘CHIITE’ en Afghanistan. Cette minorité ethnique est la cible récurrente des jihadistes (Daech et les Talibans : sunnites). Cette minorité est la cible privilégiée des attentats. Partant, le Tribunal estime que les consorts (…), tant les époux que Monsieur (…), objectivent une impossibilité administrative de retour en Afghanistan. En effet, leur origine éthique est de nature à les exposer à un risque létal. Cette impossibilité résulte également en particulier de la situation de conflit qui prévaut en Afghanistan et de la vulnérabilité liée au jaune âge des enfants mineurs. Elle est accréditée par le fait que les ordres de quitter le territoire délivrés à la famille n’ont fait à ce jour l’objet d’aucune mesure d’exécution. En effet, dans les circonstances actuelles, le refoulement de la famille (…) dans son pays d’origine (…) constituerait une violation manifeste de l’article 3 de la CEDH ».

La Cour du travail de Bruxelles, saisie dans le cadre de l’affaire précitée, s’est ensuite prononcée (en même temps que le Conseil du Contentieux des Étrangers) au mois d’octobre 2022.

Dans un arrêt prononcé le 13 octobre 2022 (RG 2020/AB/471), la Cour constate que

« la famille (…) peut se prévaloir d’une hypothèse de force majeure l’empêchant de quitter la Belgique pour retourner en Afghanistan. Elle ne peut être dès lors considérée comme en séjour illégal au sens de l’article 57, §2, alinéa 1er, 1° de la loi du 8 juillet 1976 organique des CPAS, Madame (…) pouvant en outre se prévaloir de son statut de réfugiée depuis le 29 juin 2022 », et confirme « le jugement entrepris [du tribunal du travail du Brabant wallon division de Wavre], en ce qu’il constate dans le chef de la famille (…) une impossibilité absolue de retour en Afghanistan, de sorte que cette famille ne peut être considérée comme en séjour illégal au sens de l’article 57, §2, alinéa 1er, 1° de la loi du 8 juillet 1976 organique des CPAS (…) et a donc droit à une aide sociale ordinaire, non limitée à l’aide médicale urgente ».

Le constat de force majeure pourrait, nous semble-t-il, être invoqué avec pertinence auprès de l’Office des étrangers dans le cadre de la question éventuelle – et subséquente à la procédure d’asile – de l’éloignement d’un ressortissant afghan du sol belge. Cela rejoint l’idée du Conseil du Contentieux des Étrangers selon laquelle les situations socioéconomiques et humanitaires en Afghanistan devront être analysées à l’aune de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, la CEDH) en cas d’adoption d’un ordre de quitter le territoire (arrêt précité n° 278 654 du 12 octobre 2022). Reste à savoir comment l’Office des étrangers et, le cas échéant, le CCE, se positionneront respectivement sur la question d’une éventuelle violation de l’article 3 de la CEDH dans ce cadre.

Il pourrait également être envisagé, par exemple dans le cadre d’une demande d’asile subséquente, de faire valoir un tel jugement comme nouvel élément (et démontrer notamment l’intégration de celui qu’il concerne) au sens de l’article 57/6/2 de la loi du 15 décembre 1980[6].

Fort des constats qui précèdent, on peut raisonnablement conclure qu’il est nécessaire de s’efforcer de mettre en œuvre le plus possible, et de rendre les plus larges possibles, les « critères » dégagés dans la jurisprudence récente du CCE, au besoin en recourant à des outils moins classiques lorsque c’est possible (comme une procédure auprès des juridictions du travail).

 

C. Pour aller plus loin

Lire les arrêts

CCE, arrêts n° 278 653 et 278 654 du 12 octobre 2022, et arrêts n° 278 699, 278 700 et 278 701 du 13 octobre 2022

Doctrine

M.  LYS, « Demandeurs de protection internationale en provenance d’Afghanistan et prise de pouvoir par les talibans : le Conseil du contentieux des étrangers annule les premières décisions de refus prises par le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides », Cahiers de l’EDEM, septembre 2022 ;

J.-Y. CARLIER et S. SAROLEA, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016.

Jurisprudence

C. trav. Bruxelles, 13 octobre 2022, RG 2020/AB/471

T. trav. Brabant wallon (div. Wavre), 26 juin 2020, RG 19/591/A

 

Pour citer cette note : I. Fontignie, « Conseil du Contentieux des Étrangers : évolution de la jurisprudence de plein contentieux concernant les demandes d’asile des ressortissants afghans », Cahiers de l’EDEM, octobre 2022.

 


[1] Notamment sur la question de la situation sécuritaire volatile et les situations socio-économique et humanitaire précaires régnant en Afghanistan.

[2] Ces arrêts (tous rédigés en néerlandais) portent sur des demandes d’asile déclarées irrecevables (en raison d’une reconnaissance dans un autre pays de l’Union européenne), ou sont des arrêts (succincts) faisant suite à une ordonnance rendue sur la base de l’article 39/73 de la loi du 15 décembre 1980, ou remettent en question la nationalité ou l’origine récente du demandeur d’asile, de sorte que le CCE n’y aborde pas la situation spécifique ou générale en Afghanistan.

[3] C’est une position également affirmée dans l’arrêt précité du CCE n° 278 653 du 12 octobre 2022 ainsi que dans les arrêts, infra, n°278 699 et n°278 701 du 13 octobre 2022.

[4] L’arrêt précité du CCE n° 278 653 du 12 octobre 2022 indique également que (p. 23) : « L'occidentalisation n'est pas une caractéristique innée avec un fond commun qui ne peut être changé. Il ne s'agit pas non plus d'une caractéristique ou d'une croyance si fondamentale pour l'identité ou l'intégrité morale du demandeur de protection internationale qu'il ne devrait pas être tenu d'y renoncer (première condition). Les Afghans qui ont un style de vie occidental partagent la caractéristique de se comporter différemment en Occident de ce que l'on attend d'eux en Afghanistan. Toutefois, les rapports dont nous disposons montrent que ce groupe est très diversifié, tant en ce qui concerne les motifs et les causes sous-jacents de l'occidentalisation, le degré et l'intensité avec lesquels l'occidentalisation est devenue partie intégrante de la personnalité que la manière dont l'occidentalisation se manifeste. On ne peut pas non plus affirmer que les "Afghans occidentalisés" ou les "rapatriés" en Afghanistan partagent une identité commune qui est considérée comme déviante dans l'environnement immédiat, puisque tous ces "Afghans occidentalisés" et "rapatriés" conservent leur individualité (deuxième condition). En fonction de leur degré d'occidentalisation, leur réintégration en Afghanistan s'exprimera différemment. En outre, cette réintégration peut dépendre de leur statut social et familial, de leur sexe, de leur niveau d'éducation et de la diversité ou de la prédominance de leur culture en Afghanistan. Compte tenu de ce qui précède, le Conseil conclut que les "Afghans occidentalisés" ou les "rapatriés" ne peuvent être qualifiés de groupe social au sens de l'article 48/3, §4, d) de la loi sur les étrangers, car les deux conditions cumulatives ne sont pas remplies » (traduction libre du néerlandais vers le français).

 

On retrouve cet enseignement dans les arrêts n°278 699 et n°278 701 du 13 octobre 2022 (dont mention infra).

[5] Sur l’impossibilité de retour, voy.  J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, pp. 243 et s.

[6] Sur la demande d’asile subséquente, voy. J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, pp. 652 et s.

Publié le 09 novembre 2022