C.J.U.E., 18 avril 2023, X., Y., A. et B. c. État belge (Afrin), aff. C-1/23 PPU

Louvain-La-Neuve

Les États membres ne peuvent exiger, sans exceptions, une comparution personnelle au sein d’un consulat à l’étranger aux fins d’introduire une demande de regroupement familial.

Droit subjectif au regroupement familial – Intérêt supérieur de l’enfant – Principe d’effectivité – Refugié reconnu – Situation de conflit armé – Introduction de la demande auprès des autorités consulaires – Exigence de comparution en personne pour introduire la demande.

Par l’arrêt dit « Afrin », la Cour condamne l’application stricte de l’exigence d’une comparution en personne aux fins d’introduire une demande de visa de regroupement familial, lorsque pareille comparution n’est pas possible ou excessivement difficile. L’effectivité du droit au regroupement familial impose aux Etats membres, qui exigeraient une comparution personnelle sur la base de leur marge d’appréciation procédurale, de faire preuve de flexibilité.
L’arrêt « Afrin » est rendu dans le contexte spécifique du regroupement familial avec un réfugié reconnu, impliquant des enfants mineurs, à partir d’un pays (la Syrie) en proie à un conflit armé. Il n’en demeure pas moins que, par son raisonnement ancré dans l’effectivité du droit à la vie familiale tel que consacré par la Charte et mis en œuvre par la directive 2003/86, la Cour semble viser plus généralement toute situation où une comparution personnelle serait impossible ou excessivement difficile. Les enseignements de l’arrêt « Afrin » invitent donc à une réflexion plus large relative à la mise en œuvre des modalités d’introduction d’une demande de regroupement familial à partir de l’étranger, afin de garantir l’effectivité du droit à la vie familiale.

Luc Leboeuf, Nicole Decabooter, et Ina Vandenberghe

A. Arrêt

Par l’arrêt dit « Afrin », la Cour de justice se prononce sur une question préjudicielle qui lui avait été adressée par le Tribunal de première instance de Bruxelles, dans une affaire où l’épouse et les enfants d’un réfugié syrien reconnu en Belgique avaient tenté d’introduire leur demande directement auprès de l’Office des étrangers, par le biais de leur Conseil en Belgique.

La loi du 15 décembre 1980 prévoit qu’une demande de regroupement familial doit en principe s’introduire auprès du consulat belge compétent pour le lieu de résidence ou de séjour à l’étranger[1]. L’Office des étrangers a donc refusé d’enregistrer la demande des requérants.

Les requérants invoquaient une impossibilité pratique de se rendre en personne auprès du poste diplomatique compétent afin d’y introduire leur demande, en raison du conflit qui sévit en Syrie et des restrictions de mobilité qui en résultent : ils affirment ne pas pouvoir quitter la région d’Afrin, où ils résident, et qui est sous contrôle effectif de la Turquie.

Le Tribunal interroge la Cour quant à la compatibilité de la loi belge avec la directive 2003/86, relative au droit au regroupement familial des ressortissants de pays tiers[2].

La Cour précise, tout d’abord, que si les États membres bénéficient d’une marge d’appréciation pour fixer les modalités d’introduction d’une demande de regroupement familial, cette dernière doit s’exercer sans porter atteinte à l’effectivité des objectifs poursuivis par la directive, qui vise à favoriser le regroupement familial. La directive reconnait un droit subjectif au regroupement familial, lorsque les conditions qu’elle fixe sont remplies (§ 42).

La Cour rappelle, ensuite, que la directive doit être mise en œuvre en conformité avec la Charte, laquelle requiert que le droit à la vie familiale soit garanti d’une manière qui tienne compte de l’intérêt supérieur des enfants mineurs concernés, ce qui implique « de procéder à une appréciation équilibrée et raisonnable de tous les droits et intérêts en jeu » (§ 47).

Or, la loi belge ne prévoit aucune exception au principe de comparution en personne des regroupants afin d’introduire la demande, quand bien même pareille comparution serait impossible ou excessivement difficile.

Selon la Cour :

« […] il est indispensable que les États membres fassent preuve, dans de telles situations, de la flexibilité nécessaire pour permettre aux intéressés de pouvoir effectivement introduire leur demande de regroupement familial en temps utile, en facilitant l’introduction de cette demande et en admettant, en particulier, le recours aux moyens de communications à distance » (§ 51).

La Cour précise, également, que le degré de flexibilité nécessaire pour faciliter l’introduction de la demande de regroupement familial doit être apprécié en prêtant « une attention particulière à la situation des réfugiés » (§ 53), qui sont soumis à un délai plus strict pour introduire leur demande en bénéficiant du régime de regroupement familial plus favorable établi par la directive[3].

L’absence d’exception à l’obligation de comparution personnelle porte donc atteinte à l’effet utile de la directive 2003/86, et constitue une ingérence disproportionnée au droit à la vie familiale.

La Cour note, enfin, que la procédure de regroupement familial comportant diverses étapes, une comparution en personne peut encore être exigée ultérieurement – par exemple, lors de la délivrance des documents de voyage. Il reviendra, en pareil cas, aux États membres de « faciliter une telle comparution, notamment par l’émission de documents consulaires ou des laissez-passer, et réduire au strict nécessaire le nombre des comparutions » (§ 59).

B. Éclairage

La loi du 15 décembre 1980 repose sur le principe de l’introduction d’une demande de séjour à partir de l’étranger, et n’y déroge que par exceptions – justifiées, notamment, par la qualité de bénéficiaire de la liberté de circulation[4], ou encore par des circonstances exceptionnelles de nature humanitaire[5].

Le régime de regroupement familial applicable aux membres de la famille de ressortissants de pays tiers suit cette logique, en n’autorisant une introduction de la demande de regroupement familial sur le territoire belge que lorsque soit le regroupant y séjourne régulièrement à un autre titre, soit des circonstances exceptionnelles impliquent qu’il ne peut retourner dans son pays d’origine pour y introduire sa demande[6].

Ce principe présente des avantages certains relativement au contrôle des mouvements migratoires et à la dissuasion de l’immigration irrégulière, puisqu’il revient à exiger de l’étranger qu’il suive les voies légales existantes pour obtenir un accès régulier au territoire. Mais, s’il n’est pas correctement envisagé dans ses dimensions opérationnelles, il peut également porter atteinte à la possibilité effective d’introduire la demande – et, partant, à l’effectivité du droit à la vie familiale.

Cela peut être particulièrement le cas lorsque l’introduction de la demande à l’étranger est conditionnée à une comparution en personne, qui serait exigée systématiquement, indépendamment des obstacles pratiques qui peuvent rendre pareille comparution impossible ou excessivement difficile.

En pratique, et comme l’illustrent les faits à l’origine de l’arrêt Afrin, cette hypothèse est particulièrement susceptible de se poser dans les affaires de regroupement familial impliquant un réfugié reconnu, en raison du conflit armé qui se déroulerait au sein de son pays d’origine, d’une part, et des délais plus brefs dans lesquels la demande doit être introduite afin de bénéficier du régime spécifique applicable aux réfugiés reconnus, d’autre part.

En Belgique, diverses organisations, dont le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies et Myria, ont d’ailleurs déjà eu l’occasion d’appeler à autoriser l’introduction de pareille demande de regroupement familial en Belgique, par une personne de référence (comme cela se fait déjà dans les pays voisins) ou par écrit (comme l’avait tenté le conseil de la famille concernée), ou encore par voie électronique[7].

Toutefois, si la Cour reconnait que les réfugiés bénéficient d’un régime de regroupement familial plus favorable en vertu de la directive, elle n’en fait pas un point central de son raisonnement : c’est bien l’effet utile du droit subjectif au regroupement familial qui prévaut, la Cour n’accordant qu’une attention périphérique à la circonstance que le regroupant est un réfugié. Elle affirme d’abord l’obligation de garantir l’effectivité du droit au regroupement familial lorsque les conditions de fond fixées par la directive sont rencontrées (§ 42), avant de remarquer, « par ailleurs », que les réfugiés reconnus bénéficient d’une protection accrue (§ 43). L’effectivité du droit au regroupement familial se conjugue, pour les membres de la famille de réfugiés, avec l’effectivité du régime plus favorable que la directive leur réserve.

Conclusion

Pour rendre son arrêt, la Cour se place donc sur le plan des principes : ses enseignements dépassent la seule hypothèse du regroupement familial avec un réfugié reconnu, pour concerner plus généralement toutes les situations où une comparution personnelle afin d’introduire une demande de regroupement familial à partir de l’étranger est impossible ou excessivement difficile. La Cour en appelle, en outre, à accorder une attention particulière aux difficultés spécifiques propres aux membres de la famille de réfugiés.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.J.U.E., 18 avril 2023, X., Y., A. et B. c. État belge (Afrin), aff. C-1/23 PPU.

Jurisprudence :

  • C.J.U.E., 16 juillet 2020, B. M. M., aff. jointes C-133/19, C-136/19 et C-137/19, EU:C:2020:577 ;
  • C.J.U.E., 12 avril 2018, A et S, C-550/16, EU:C:2018:248.

Doctrine et recommandations pertinentes :

Pour citer cette note : L. Leboeuf, N. Decabooter, I. Vandenberghe, « Les États membres ne peuvent exiger, sans exception, une comparution personnelle au sein d’un consulat à l’étranger aux fins d’introduire une demande de regroupement familial », Cahiers de l’EDEM, mai 2023.

 

[1] Art. 12bis, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980, M.B., 31 décembre 1980, p. 14584.

[2] Directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, J.O., L 251, 3 octobre 2003, p. 12.

[3] Les réfugiés reconnus sont dispensés de démontrer qu’ils répondent aux conditions de l’article 7 de la directive (logement suffisant ; assurance maladie ; ressources stables, régulières et suffisantes ; respect de mesures d’intégration préalable), pour autant que le regroupement familial soit sollicité avec le conjoint et/ou les enfants mineurs dont le regroupant ou le conjoint ont la garde ou la charge (art. 4, § 1er, de la directive). Un délai pour introduire la demande conformément à ce régime spécifique, de minimum trois mois à compter de l’octroi du statut de réfugié, peut être imposé par les États membres (art. 12 de la directive 2003/86). En Belgique, ce délai est d’un an (art. 10 de la loi du 15 décembre 1980).

[4] C.J.U.E., 25 juillet 2002, MRAX, aff. C-459/99, Rec., 2002, p. I -6591.

[5] Dont l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980.

[6] Art. 12bis, § 1er, al. 2, de la loi du 15 décembre 1980.

Publié le 02 juin 2023