C.J.U.E., 6 juillet 2023, XXX, C-8/22, EU:C:2023:542

Louvain-La-Neuve

La Cour de justice recadre les autorités belges : une condamnation pénale pour des faits jugés particulièrement « graves » ne suffit pas à justifier la révocation du statut de réfugié.

Exclusion du statut de réfugié – Article 14, § 4, b), directive 2011/95/UE – Révocation du statut de réfugié – Ressortissant d’un pays tiers condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave – Menace pour la société – Contrôle de proportionnalité.

Une condamnation en dernier ressort pour un crime particulièrement grave ne suffit pas à démontrer qu’un étranger reconnu réfugié constitue une menace pour la société de l’État membre justifiant la prise d’une décision de révocation de son statut de réfugié.
L’application de l’article 14, § 4, b), de la directive 2011/95/UE autorisant les États membres à révoquer le statut de réfugié d’un ressortissant de pays tiers exige pour ce faire qu’il soit établi, par l’autorité compétente, que la personne concernée représente une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour la sécurité de l’État concerné. L’application de cette disposition est par ailleurs subordonnée au fait que la révocation du statut de réfugié constitue une mesure proportionnée à cette menace.

Christelle Macq

A. Décision

Le requérant a été condamné par la Cour d’assises de Bruxelles en octobre 2010 à une peine de 25 ans de réclusion. Selon les indications figurant dans les observations du gouvernement belge, cette condamnation se rapportait, notamment, à la commission, en réunion, d’un vol avec violences de plusieurs objets mobiliers et d’un homicide volontaire en vue de faciliter ce vol ou d’en assurer l’impunité.

Par une décision du 4 mai 2016, le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après C.G.R.A.), autorité belge compétente en matière d’asile, lui a retiré le statut de réfugié. Le requérant a introduit un recours contre cette décision devant le Conseil du contentieux des étrangers. Par un arrêt du 26 août 2019, cette juridiction a rejeté ce recours. Elle juge que le requérant représente une menace pour la société justifiant le retrait de son statut de réfugié en raison de sa condamnation pour une infraction particulièrement grave. Elle écarte les critiques du requérant qui faisait valoir le fait que le C.G.R.A. aurait dû démontrer, à l’appui de sa décision, que le requérant constitue un danger réel, actuel et suffisamment grave pour la société. Le Conseil du contentieux des étrangers estime au contraire qu’il aurait appartenu à ce dernier d’établir qu’il ne constitue plus, malgré sa condamnation pour une infraction particulièrement grave, un danger pour la société.

Le 26 septembre 2019, le requérant s’est pourvu en cassation contre cet arrêt devant le Conseil d’État invoquant le fait que le C.G.R.A. aurait dû prouver l’existence d’un danger réel, actuel et suffisamment grave pour la société et effectuer un contrôle de proportionnalité démontrant qu’il constituait un danger justifiant le retrait de son statut de réfugié.

Dans ce contexte, le Conseil d’État a saisi la Cour de justice sur l’interprétation qu’il y a lieu d’opérer des conditions fixées à l’article 14, § 4, b), de la directive 2011/95.

L’article 14, § 4, de cette directive autorise les États à révoquer « le statut octroyé à un réfugié par une autorité gouvernementale, administrative, judiciaire ou quasi judiciaire, y mettre fin ou refuser de le renouveler » : « a) lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le considérer comme une menace pour la sécurité de l’État membre dans lequel il se trouve ; b) lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre […] ».

Le Conseil d’État interrogeait la Cour de justice sur la possibilité de considérer que cette disposition doit être interprétée en ce sens que l’existence d’une menace pour la société de l’État membre dans lequel se trouve le ressortissant concerné d’un pays tiers peut être regardée comme étant établie du seul fait que celui-ci a été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave.

La Cour de justice répond clairement par la négative.

À partir d’un raisonnement en plusieurs points, la Cour aboutit à la conclusion selon laquelle l’existence d’une menace de nature à justifier le retrait du statut de réfugié ne peut être fondée uniquement sur la condamnation dont il fait l’objet, même dans le cas où il s’agit d’une condamnation pour des faits particulièrement graves.

Parmi les éléments soulevés à l’appui de son raisonnement, la Cour observe qu’il était loisible au législateur de l’Union européenne de se référer exclusivement à l’existence d’une telle condamnation, s’il avait souhaité permettre que celle-ci suffise à justifier l’adoption d’une mesure visée à cette disposition (§ 31). Elle rappelle, en outre, qu’« une décision de retrait du statut de réfugié constitue une dérogation à l’obligation énoncée à l’article 13 de cette directive, selon laquelle les États membres octroient le statut de réfugié à tout ressortissant d’un pays tiers qui remplit les conditions pour être considéré comme réfugié ». Cette disposition doit, « dès lors, faire l’objet d’une interprétation stricte » (§ 32). Elle observe, par ailleurs, que l’article 33, § 2, de la Convention de Genève est généralement interprété comme exigeant la réunion de deux conditions cumulatives tenant à l’existence d’une condamnation définitive pour un crime ou un délit particulièrement grave et d’une menace pour la communauté du pays dans lequel la personne concernée se trouve (§ 36).

En conclusion, la Cour précise très clairement que « l’existence d’une menace pour la société de l’État membre dans lequel se trouve le ressortissant concerné d’un pays tiers ne peut pas être regardée comme étant établie du seul fait que celui-ci a été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave » (§ 45).

Le Conseil d’État sollicitait également la Cour de préciser si l’application de cette disposition est subordonnée à ce qu’il soit établi, par l’autorité compétente, que la menace représentée par le ressortissant concerné d’un pays tiers pour la société de l’État membre dans lequel il se trouve revêt un caractère réel, actuel et grave et que la révocation du statut de réfugié constitue une mesure proportionnée à cette menace.

La Cour répond par l’affirmative. Elle rappelle à cette occasion que la mise en œuvre de cette possibilité de retirer le statut de réfugié est une faculté et non une obligation (§ 66). Cette faculté doit rester soumise au respect du principe de proportionnalité (§ 67). La Cour précise que ceci implique une mise en balance, d’une part, de la menace que constitue la personne concernée pour la société de l’État membre dans lequel elle se trouve et, d’autre part, des droits qui doivent être garantis dans son chef (§ 67). Dans le cadre de cette évaluation, l’autorité compétente doit tenir compte des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union et, notamment, vérifier la possibilité d’adopter d’autres mesures moins attentatoires aux droits garantis aux réfugiés et aux droits fondamentaux qui seraient aussi efficaces pour assurer la protection de la société de l’État membre (§ 68). L’autorité compétente devra, par ailleurs, prendre en considération le fait que, en cas de révocation du statut de réfugié, les ressortissants concernés de pays tiers se voient privés de ce statut et ne disposent donc plus de l’ensemble des droits et des avantages prévus par la directive 2011/95. La Cour nuance toutefois son propos, précisant qu’il doit être tenu compte du fait qu’ils continuent à jouir, conformément à l’article 14, § 6, de cette directive, d’un certain nombre de droits prévus par la Convention de Genève (§ 69).

À l’issue de son raisonnement, la Cour aboutit à la conclusion selon laquelle le retrait du statut de réfugié sur pied de l’article 14, § 4, b), de la directive 2011/95 est subordonnée à ce « qu’il soit établi, par l’autorité compétente, que la menace représentée par le ressortissant concerné d’un pays tiers pour un intérêt fondamental de la société de l’État membre dans lequel il se trouve revêt un caractère réel, actuel et suffisamment grave et que la révocation du statut de réfugié constitue une mesure proportionnée à cette menace » (§ 71).

B. Éclairage

L’arrêt commenté offre à la Cour de justice l’opportunité de rappeler et préciser les balises entourant le retrait du statut de réfugié.

Le retrait du statut et l’éloignement de personnes répondant aux conditions pour bénéficier du statut de réfugié sont autorisés, sous couvert de motifs tenant à la protection de l’ordre public et de la sécurité nationale, par le droit international, plus précisément par les articles 32 et 33 de la Convention de Genève, mais également le droit de l’Union européenne et en particulier sa directive 2011/95.

L’article 14, §§ 4 et 6, de cette directive autorise les États membres à « révoquer le statut octroyé à un réfugié par une autorité gouvernementale, administrative, judiciaire ou quasi judiciaire, y mettre fin ou refuser de le renouveler, a) lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le considérer comme une menace pour la sécurité de l’État membre dans lequel il se trouve ; b) lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre ».

Il est précisé au paragraphe 6 que : « Les personnes auxquelles les paragraphes 4 et 5 s’appliquent ont le droit de jouir des droits prévus aux articles 3, 4, 16, 22, 31, 32 et 33 de la convention de Genève ou de droits analogues, pour autant qu’elles se trouvent dans l’État membre. »

Aux termes de l’arrêt commenté, la Cour effectue un rappel utile des balises entourant le retrait du statut de réfugié et en précise l’étendue (1). Priver un étranger du statut de réfugié engendre un certain nombre de difficultés en termes de respect des droits fondamentaux. Cette jurisprudence représente une avancée à cet égard mais apparaît insuffisante encore à garantir le respect de ces droits (2).

1. Un rappel utile des balises entourant le retrait du statut de réfugié

Alors qu’il est explicitement prévu par certains textes l’obligation d’effectuer un examen de proportionnalité lors d’un retrait de droit ou de statut, ceci n’est pas explicitement prévu par l’article 14, § 4, b), de la directive 2011/95. Cette obligation figure notamment explicitement dans le texte de la directive 2004/38 concernant le retrait du droit au séjour des citoyens de l’Union européenne. L’article 27, § 2, de cette directive prévoit que « [l]es mesures d’ordre public ou de sécurité publique doivent respecter le principe de proportionnalité et être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l’individu concerné » et précise très clairement que « l’existence de condamnations pénales antérieures ne peut à elle seule motiver de telles mesures ».

Bien que le retrait du statut de réfugié ne soit pas de manière explicite soumis aux mêmes conditions par le droit de l’Union européenne, la Cour rappelle à juste titre que ceci n’empêche pas que ces balises s’appliquent également aux autorités lors de la prise d’une décision de retrait du statut de réfugié. Le comportement de la personne concernée « doit représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. Des justifications non directement liées au cas individuel concerné ou tenant à des raisons de prévention générale ne peuvent être retenues. »

Par ailleurs, la Cour rappelle l’importance à accorder au respect des droits fondamentaux de l’étranger dans le cadre de cet examen. Les autorités doivent ainsi « également tenir compte des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union et, notamment, vérifier la possibilité d’adopter d’autres mesures moins attentatoires aux droits garantis aux réfugiés et aux droits fondamentaux qui seraient aussi efficaces pour assurer la protection de la société de l’État membre dans lequel se trouve le ressortissant concerné d’un pays tiers ».

Ceci est conforme à sa jurisprudence précédente selon laquelle la mise en œuvre du principe de proportionnalité dans ce contexte de retrait du statut de réfugié, du droit à la protection subsidiaire ou d’un droit au séjour, implique une mise en balance, d’une part, de la menace que constitue le ressortissant concerné d’un pays tiers pour la société de l’État membre dans lequel il se trouve et, d’autre part, des droits qui doivent être garantis dans son chef[1].

La Cour a, par ailleurs, déjà par le passé, rappelé l’importance de vérifier l’actualité de la menace que représente l’étranger. Elle a ainsi précédemment interdit d’automatiquement exclure un·e candidat·e du statut de réfugié du simple fait de l’existence d’une condamnation pour une infraction terroriste[2] obligeant « l’administration et les juges à examiner la gravité du comportement effectivement adopté par l’intéressé·e »[3].

Dans un arrêt prononcé le même jour que l’arrêt commenté sur des questions similaires[4], la Cour fournit, en complément, quelques précisions utiles sur les balises entourant l’appréciation de la « gravité » d’une infraction. Elle précise encore qu’une mesure de révocation/refus ne peut être appliquée qu’à un ressortissant d’un pays tiers condamné en dernier ressort pour un crime dont les traits spécifiques permettent de le considérer comme présentant une gravité exceptionnelle, en tant qu’il fait partie des crimes qui portent le plus atteinte à l’ordre juridique de la société concernée. Ce degré de gravité ne peut, en outre, pas être atteint par un cumul d’infractions distinctes dont aucune ne constitue, en tant que telle, un crime particulièrement grave. La Cour précise encore que l’appréciation dudit degré de gravité implique une évaluation de toutes les circonstances propres à l’affaire en cause, telles que, notamment, la nature ainsi que le quantum de la peine encourue et, a fortiori, de la peine prononcée, la nature du crime commis, d’éventuelles circonstances atténuantes ou aggravantes, le caractère intentionnel ou non de ce crime, la nature et l’ampleur des dommages causés par ledit crime ou encore la nature de la procédure pénale appliquée pour réprimer le même crime.

Le rappel de ces quelques balises apparaît plus que nécessaire vu les libertés prises notamment par les autorités administratives belges dans le cadre de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt commenté.

Il n’appartient pas à l’étranger condamné pénalement de devoir convaincre les autorités qu’il ne représente plus un danger pour l’ordre public pour pouvoir conserver son statut de réfugié. C’est bien, au contraire, aux autorités décisionnaires de démontrer au terme d’un examen individualisé et actualisé de la menace que représente l’étranger qu’il existe un danger actuel et suffisamment grave pour l’ordre public que pour justifier le retrait du statut de réfugié. Ce statut ne pourra par ailleurs être retiré qu’après un examen de proportionnalité de la mesure incluant une mise en balance des différents intérêts en présence et la prise en compte de l’impact de la décision en termes de respect des droits fondamentaux.

2. Des balises utiles mais, à notre sens, encore insuffisantes à garantir le respect des droits fondamentaux des personnes concernées

Si ces précisions apportées par la Cour sont bienvenues et permettront à l’avenir de limiter les cas dans lesquels ce type de mesures peut être adopté, il nous semble que la Cour aurait pu aller encore un cran plus loin dans la définition des conditions entourant ce type de décisions. Dans une autre affaire portant sur une question similaire, traitée concomitamment par la Cour, celle-ci était également interrogée sur les éléments à prendre en considération par les autorités lors de l’examen de proportionnalité à effectuer avant la prise d’une décision de révocation du statut de réfugié[5]. La Cour souligne, conformément à la décision prise dans le cadre de l’affaire commentée, que la révocation du statut de réfugié est subordonnée à ce qu’il soit établi, par l’autorité compétente, qu’une telle mesure est proportionnée au regard de la menace que représente le ressortissant concerné d’un pays tiers pour un intérêt fondamental de la société de l’État membre dans lequel il se trouve. La Cour répète par ailleurs que les autorités doivent mettre en balance, d’une part, la menace que constitue le ressortissant concerné d’un pays tiers pour un intérêt fondamental de la société de l’État membre dans lequel il se trouve et, d’autre part, les droits reconnus aux personnes répondant aux conditions pour bénéficier d’un statut de protection internationale (statut de réfugié ou protection subsidiaire) (§ 33). Elle apporte toutefois une nuance importante puisqu’elle précise que cette autorité compétente n’est pas tenue de prendre en compte, dans le cadre de cette mise en balance des différents intérêts en présence, l’étendue et la nature des mesures auxquelles ce ressortissant d’un pays tiers serait exposé en cas de retour dans son pays d’origine (§§ 42 et 43).

La prise en compte de ces risques au moment du retrait du statut de réfugié nous paraît pourtant fondamentale. Les étrangers répondant aux conditions pour bénéficier d’un droit à la protection internationale sont particulièrement vulnérables en raison des risques auxquels ils sont exposés en termes de violations de leurs droits dans leur pays d’origine. Le risque de subir des traitements inhumains et dégradants en cas de renvoi dans leur pays d’origine est particulièrement prégnant.

Pour rappel, l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants. La Cour européenne des droits de l’homme a rappelé, à de très nombreuses reprises, que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques[6]. Ainsi, « même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants »[7]. Dans l’arrêt Soering c. Royaume-Uni, la Cour a posé le principe d’une application par ricochet de l’article 3. Ainsi, un État contractant ne peut remettre une personne à un autre État « où il existe des motifs sérieux de penser qu’un danger de torture ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants menace l’intéressé »[8]. La Cour juge, de manière constante, que lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’étranger faisant l’objet d’une décision d’expulsion court un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 CEDH dans le pays de destination, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays[9].

Du côté du droit de l’Union européenne, l’article 19, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union interdit l’expulsion ou l’extradition vers un État où il existe un risque sérieux que la personne expulsée ou extradée soit soumise à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants. Cette disposition « incorpore la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 3 de la CEDH »[10]. La Cour de justice offre, par application des droits consacrés par la Charte ainsi que par renvoi à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, une protection absolue de ces étrangers encourant un risque de traitements inhumains ou dégradants contre l’éloignement[11].

Le risque de violation de l’article 3 en cas d’éloignement consécutif au retrait du statut de réfugié devrait à notre sens déjà être pris en compte au moment de la décision de retrait. En effet, à défaut, il ne fait l’objet d’un examen qu’au moment de la procédure d’éloignement.

Or, le recours contre une décision d’éloignement lorsque celle-ci s’accompagne d’une décision de privation de liberté est soumis à des conditions strictes ne permettant pas dans tous les cas d’en garantir l’effectivité[12]. Ce recours doit dans certains cas se faire via l’introduction d’une demande de suspension en extrême urgence. Cette procédure est conditionnée au respect de délais extrêmement courts et subordonnée à la réunion de conditions strictes, puisque la suspension ne peut être ordonnée que si des moyens sérieux susceptibles de justifier l’annulation de l’acte contesté sont invoqués et qu’à la condition que l’exécution immédiate de l’acte risque de causer un préjudice grave difficilement réparable. La Cour européenne de droits de l’homme a elle-même jugé que ce recours était insuffisant dans certaines hypothèses à garantir le respect de l’article 13 CEDH[13].

Pour ces raisons, il nous semble qu’il faudrait déjà systématiquement s’interroger, au moment de la prise de la décision de retrait du statut de réfugié, sur le risque de violation des droits fondamentaux auquel serait exposé l’étranger à qui l’on retire le statut de réfugié en cas de retour dans son pays d’origine.

Il faudrait, par ailleurs, systématiquement s’interroger sur les risques de violation des droits fondamentaux auxquels il pourrait être exposé dans le cas où il ne peut être éloigné et est forcé de demeurer sans statut de séjour sur le territoire belge.

En droit belge, un étranger sans statut de séjour n’a pas droit au travail ni à l’aide sociale. Il n’a droit, en vertu de l’article 57, § 2, de la loi organique des CPAS, qu’à l’aide médicale urgente, ce qui à notre sens pose sérieusement question en termes de respect des droits fondamentaux.

Les risques de violation des droits fondamentaux encourus par ces étrangers « inéloignables » ne sont pas pris en compte dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour part du postulat erroné qu’il suffirait d’interdire l’éloignement de ces étrangers pour les prémunir de tout traitement inhumain et dégradant, sans s’intéresser aux conditions dans lesquelles ceux-ci pourront se maintenir sur le territoire belge. La Cour a refusé à plusieurs reprises de se prononcer sur la conformité à l’article 3 CEDH de la privation de droit au séjour, s’accompagnant de la privation de tous droits au travail et à la sécurité sociale, d’étrangers « inéloignables » et contraints de demeurer sur le territoire du pays hôte sans aucun moyen de subsistance[14].

Or, de nombreux auteurs dénoncent les conditions dans lesquelles se retrouvent certains étrangers, inéloignables, mais néanmoins privés de tout droit de séjour et condamnés à errer sur le territoire belge. Ceux-ci s’y retrouvent coincés dans ce que ces auteurs désignent sous le terme de « limbes juridiques » (legal limbo)[15].

La Cour de justice, consciente de l’impossibilité d’éloigner un certain nombre de ces étrangers à qui l’on refuse ou retire le statut de réfugié ou le droit au séjour pour des motifs tenant à la protection de l’ordre public, a développé une jurisprudence plus nuancée autour de la nécessité de garantir à ces derniers un minimum de droits.

Dans son arrêt M. et X., X., rendu en grande chambre au mois de mai 2019 (et commenté par J.‑B. Farcy dans les Cahiers de l’EDEM), la Cour relativise les effets de l’application des causes d’exclusion prévues par la directive 2011/95, affirmant que les étrangers exclus du statut de réfugié doivent continuer à bénéficier de la « qualité » de réfugié et des droits reconnus par la Convention ainsi que par la Charte des droits fondamentaux de l’Union, tels que le droit à la vie privée et familiale, le droit à la liberté professionnelle, le droit de travailler, le droit à la sécurité sociale ou encore à l’aide sociale, ainsi que le droit à la santé. La Cour ne précise toutefois pas de quelle manière les États devraient garantir le bénéfice de ces droits et confie aux États la mission d’organiser ce statut intermédiaire. Or, il est peu probable qu’un étranger sans statut se voie reconnaître la jouissance de ces droits dans les ordres juridiques nationaux. Comme souligné ci-dessus, dans l’ordre juridique belge, un étranger exclu du « statut » de réfugié sera ainsi exclu du bénéfice de tout droit, excepté le droit à l’aide médicale urgente, quand bien même il répondrait aux conditions pour bénéficier de la « qualité » de réfugié.

Il faudrait, à notre sens, afin de garantir le respect des engagements pris par la Belgique en termes de droits fondamentaux et de mettre en conformité le droit belge avec le droit de l’Union européenne, reconnaître aux étrangers « inéloignables » le droit à un statut légal générateur de droits tels que le droit à la sécurité sociale ou le droit au travail.

Dans l’attente de la reconnaissance d’un statut légal générateur de droits aux « inéloignables », cette jurisprudence de la Cour de justice risque d’aboutir à un effet pervers, qui consiste dans la minimisation de la gravité des conséquences d’une décision de retrait du statut de réfugié.

Dans l’arrêt commenté, la Cour appelle à une prise en compte, par les autorités retirant le statut de réfugié, du fait qu’« en cas de révocation du statut de réfugié, les ressortissants concernés de pays tiers se voient privés de ce statut et ne disposent donc plus de l’ensemble des droits et des avantages prévus par la directive 2011/95, mais qu’ils continuent à jouir, conformément à l’article 14, paragraphe 6, de cette directive, d’un certain nombre de droits prévus par la convention de Genève » (§ 69). Elle renvoie de ce fait au point 99 de son arrêt du 14 mai 2019, M e.a. (Révocation du statut de réfugié).

Ce faisant, la Cour élude le fait qu’en pratique, des États comme la Belgique n’offrent actuellement aucune garantie à cet égard.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.J.U.E., 6 juillet 2023, XXX, C-8/22, EU:C:2023:542.

Jurisprudence :

Doctrine :

  • Farcy, J.-B., « Neither Here nor There : The Legal Exclusion of Non-Removable Migrants », in Q. Cordier et al. (dir.), The Strong, the Weak and the Law, Bruxelles, Larcier, 2018, pp. 159-172 ;
  • Farcy, J.-B., « Sécurité nationale et exclusion du statut de protection internationale : vers une autonomie croissante du droit européen ? », Cahiers de l’EDEM, juin 2019 ;
  • Gosme, Ch., « Les limbes de l’inéloignabilité : la nouvelle condition juridique de l’étranger », Revue critique de droit international privé, 2015, pp. 43-88 ;
  • Lutz, F., « Non-Removable Returnees under Union Law : Status Quo and Possible Developments », European Journal of Migration and Law, vol. 20, 2018, pp. 28-52 ;
  • Queiroz, B.M., « Non-Removable Migrants in Europe : An Atypical Migration Status? », European Public Law, vol. 24, 2018, pp. 281-310.

Pour citer cette note : C. Macq, « La Cour de Justice recadre les autorités belges : une condamnation pénale pour des faits jugés particulièrement “graves” ne suffit pas à justifier la révocation du statut de réfugié », Cahiers de l’EDEM, septembre 2023.

 

[1] Voy. les arrêts C.J.U.E., 2 mai 2018, K. (Droit de séjour et allégations de crimes de guerre), aff. jointes C-331/16 et C-366/16, EU:C:2018:296, § 62 ; 12 décembre 2019, G.S. (Menace pour l’ordre public), aff. jointes C-381/18 et C-382/18, EU:C:2019:1072, § 64 ; 9 février 2023, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid e.a. (Retrait du droit de séjour d’un travailleur turc), C-402/21, EU:C:2023:77, § 72.

[2] C.J.U.E. (G.C.), 31 janvier 2017, Lounani, C‑573/14, EU:C:2017:71.

[4] C.J.U.E., 6 juillet 2023, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Crime particulièrement grave), C‑402/22, EU:C:2023:543, en partic. pts 37-48.

[5] C.J.U.E., 6 juillet 2023, Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl (Réfugié ayant commis un crime grave), C‑663/21, EU:C:2023:540.

[6] Cour eur. D.H. (G.C.), 28 février 2008, Saadi c. Italie, req. no 37201/06, § 127 ; Cour eur. D.H., 23 août 2016, J.K. e.a. c. Suède, req. no 59166/12, § 79.

[7] Voy. not. Cour eur. D.H., 9 janvier 2018, X c. Suède, req. noo 36417/16, § 55.

[8] Voy. Cour eur. D.H., 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, req. no 14038/88, § 88.

[9] >voy. not. Cour eur. dr. h. (G.C.), 23 mars 2016, F.G. c. Suède, req. no 43611/11, § 111 ; Cour eur. D.H., 1er février 2018, M.A. c. France, req. n) 9373/15 §§ 51-57.

[10] Pour une analyse complète de la jurisprudence de la Cour de justice relative à l’application de cette disposition, voy. J. Jaumotte, « Article 19 – Protection en cas d’éloignement, d’expulsion et d’extradition », in F. Picod, C. Rizcallah et S. Van Drooghenbroeck (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne - Commentaire article par article, 3e éd., Bruxelles, Bruylant, 2023, pp. 535-585.

[11] Voy. sur ce point le § 104 des conclusions de l’avocat général V. Trstenjak dans l’affaire C.J.U.E. (G.C.), 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, aff. jointes C-411/10 et C-493/10, qui précise que : « Bien que la portée précise de cette interdiction de refoulement soit controversée, il est constant qu’elle garantit au réfugié […] non seulement une protection contre toute expulsion ou tout refoulement direct sur les frontières de territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée, mais également une protection contre une telle expulsion ou refoulement dits “en chaîne”, qui consiste à le transférer vers un État où il risque d’être expulsé ou refoulé vers un tel État. »

[12] Articles 39/82, §§ 2 et 4, et 39/57, § 1er, al. 3, de la loi du 15 décembre 1980.

[13] Ainsi, dans l’arrêt Cour eur. D.H., 27 février 2014, S.J. c. Belgique, req. no 70055/10, la Cour a jugé que le système belge, alors mis en place, s’avérait difficilement opérationnel et trop complexe que pour remplir les exigences de disponibilité et d’accessibilité des recours, en droit comme en pratique, découlant de l’article 13, combiné avec l’article 3 CEDH. La Cour a réitéré cette analyse dans Cour eur. D.H., 7 juillet 2015, V.M. c. Belgique, req. no 60125/11, §§ 203-220).

[14] Cour eur. D.H. (déc.), 24 janvier 2012, Ahmed Ali c. Pays-Bas et Grèce, req. no26494/09, § 19 ; Cour eur. D.H., 10 avril 2003, Mehemi c. France, req. no 25017/94, § 55.

[15] Voy. not. sur les « inéloignables », Ch. Gosme, « Les limbes de l’inéloignabilité : la nouvelle condition juridique de l’étranger », Revue critique de droit international privé, 2015, pp. 43-88 ; F. Lutz, « Non-Removable Returnees under Union Law : Status Quo and Possible Developments », European Journal of Migration and Law, vol. 20, 2018, pp. 28-52 ; B.M. Queiroz, « Non-Removable Migrants in Europe : An Atypical Migration Status? », European Public Law, vol. 24, 2018, pp. 281-310 ; J.-B. Farcy, « Neither Here nor There : The Legal Exclusion of Non-Removable Migrants », in Q. Cordier et al. (dir.), The Strong, the Weak and the Law, Bruxelles, Larcier, 2018, pp. 159-172.

 

Publié le 04 octobre 2023