Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division, Pretoria), 28 février 2023, Rafea Ahmad Faqirzada et csrts c. le ministre de l’Intérieur, n° B25/2023

Louvain-La-Neuve

Quand le débat sur l’externalisation de l’asile s’invite devant une juridiction sud-africaine

Principe de non-refoulement – Pays sûr – Externalisation – Pouvoir discrétionnaire – Art. 31, § 1, Convention de Genève – Art. 2, § 1, Convention de l’OUA – Art. 2 de la loi sud-africaine sur l’asile.

La Haute Cour d’Afrique du Sud annule une décision du ministère de l’Intérieur refusant aux requérants de nationalité afghane l’entrée dans ce pays au motif qu’ils proviennent du Zimbabwe, un « pays sûr ». La Haute Cour fonde sa décision sur le principe de non-refoulement et sa motivation participe aux débats sur la conformité des politiques d’externalisation à la Convention de Genève et à celle de l’OUA.

Trésor Maheshe Musole

A. Arrêt

Les requérants, un groupe de 22 personnes, proviennent d’Afghanistan et sollicitent une protection internationale en Afrique du Sud. Ils fuient leur pays d’origine aux motifs qu’ils sont recherchés par les talibans. Ces derniers leur reprochent d’avoir collaboré avec les troupes américaines pendant l’occupation de l’Afghanistan. À l’appui de leur demande, ils fournissent une copie d’un mandat d’arrêt délivré par les talibans où il est mentionné que « les demandeurs ont travaillé à l’université américaine de Kaboul et ont aidé les États-Unis pendant le processus de retrait des populations d’Afghanistan. Cela inclut les étudiants qui ont étudié à l’université américaine » (§ 15). Après avoir transité au Pakistan et séjourné au Zimbabwe, ils se rendent en Afrique du Sud pour y solliciter la protection internationale. Ils craignent le risque de subir des persécutions en cas de renvoi vers l’Afghanistan.

Au point d’entrée de la ville de Beitbridge, monsieur Chauke, un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, refuse de leur accorder les visas de transit afin qu’ils déposent leurs demandes d’asile.

Dans un premier temps, il invoque les motifs sécuritaires : « […] l’Afrique du Sud, en tant qu’État souverain soucieux de sa sécurité, n’a pas à traiter les visas de transit pour demandeurs d’asile avant d’avoir examiné si les requérants représentent ou non une menace pour la sécurité du pays » (§ 7). Dans un deuxième temps, il leur reproche d’avoir une résidence dans un pays tiers. Selon le fonctionnaire, « les requérants étaient en possession d’un visa zimbabwéen à double entrée qui les autorisait à résider au Zimbabwe où ils se trouvaient déjà. Le gouvernement zimbabwéen ne menaçait ni de les persécuter ni de les expulser vers l’Afghanistan » (§ 21). Il critique sévèrement leur préférence pour l’asile en Afrique du Sud plutôt qu’au Zimbabwe. Pour toutes ces raisons, le fonctionnaire remet les requérants aux autorités de la République du Zimbabwe le 18 février 2023 en application du règlement 22, 2, de la loi sur l’immigration 22, 2, de la loi sur l’asile (ci-après Immigration Act). Selon cette disposition, « An asylum transit visa may not be issued to a person who (a) has not completed Form 17 as contemplated in sub regulation (1); (b) already has refugee status in another country; or (c) is a fugitive from justice » (§ 19).

Dans le cadre d’une procédure d’urgence, la Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division, Pretoria) annule cette décision d’expulsion des requérants vers le Zimbabwe. Deux arguments sont avancés.

Premièrement, elle considère un excès de pouvoir dans le chef de l’officier de l’immigration. Pour elle, « le règlement 22 (2) définit les pouvoirs exercés par M. Chauke. Il a refusé l’entrée des demandeurs dans la République au motif qu’ils venaient directement du Zimbabwe, qui est un pays sûr, et qu’ils ne pouvaient donc pas préférer demander l’asile en Afrique du Sud. Cependant, le règlement 22(2) est clairement impératif et prévoit que l’entrée ne peut être refusée que si le demandeur d’asile a déjà le statut de réfugié dans un autre pays » (§ 24). Après avoir fondé son raisonnement sur la jurisprudence relative à l’interprétation de l’article 22, la Cour conclut au caractère ultra vires de la décision de M. Chauke (§ 29).

Deuxièmement, la Haute Cour estime que la décision d’expulsion n’est pas conforme au principe de non-refoulement prévu à l’article 2 de la loi sur les réfugiés. Interprétant cette disposition à la lumière de l’arrêt Saidi, la Haute Cour dit que « l’article 2 n’oblige pas seulement l’Afrique du Sud à donner accès à son territoire à tout réfugié́ en quête d’asile, mais interdit également l’expulsion, l’extradition ou le renvoi si la personne concernée est persécutée, perd sa liberté́ ou subit un préjudice physique du fait de cette expulsion, de cette extradition ou de ce renvoi » (§ 32).

B. Discussion

Cet arrêt soulève une observation relative à l’externalisation des politiques d’asile. Cette dernière se caractérise par le fait que les pays d’accueil transfèrent, à travers les accords de relocalisation, des demandeurs d’asile non pas dans leurs pays d’origine ni dans les pays de transit, mais dans un pays tiers sûr qui peut soit leur reconnaitre le statut de réfugié soit les expulser vers leur pays d’origine. L’externalisation peut se faire « dans des centres d’accueil ou de détention, par des agents envoyés par les autorités du pays d’accueil dans lesquels les candidats sélectionnés seraient ensuite établis ou depuis le pays d’origine pour éviter un voyage inutile au candidat non retenu »[1]. Dans ce contexte, les États occidentaux ont signé des accords avec les États tiers en vue de la relocalisation des demandeurs d’asile. Il s’agit des accords entre, d’une part, l’UE et la Turquie et, d’autre part, le gouvernement britannique et le Rwanda. Ces politiques aboutissent à distinguer les demandeurs d’asile selon leur parcours migratoire.

Au Royaume-Uni par exemple, le gouvernement fonde ces politiques sur l’article 31, § 1, de la Convention de Genève de 1951. Selon cette disposition :

« 1. Les États contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irrégulier, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article 1er, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulière » (nous soulignons)

Une interprétation textuelle de cette disposition a permis au gouvernement britannique de relocaliser les demandeurs d’asile dans les pays tiers. Selon cette disposition, l’entrée ou la présence illégale peut être pénalisée sauf si les demandeurs d’asile viennent directement d’un pays où leur vie ou leur liberté est menacée.

Dans la présente espèce, la Haute Cour d’Afrique du Sud considère que le renvoi vers un pays sûr est conforme au principe de non-refoulement à condition que le demandeur y bénéficie d’un statut de réfugié. Ce raisonnement s’appuie sur le règlement 22(2) de la loi sud-africaine sur l’immigration qui prévoit trois exceptions au principe de non-refoulement. Il s’agit du bénéfice du statut de réfugié dans un autre pays, de l’absence du formulaire 17 ou de l’existence d’une condamnation pénale. Comme l’affirme la Cour constitutionnelle dans l’affaire Saidi, l’Afrique du Sud doit accorder l’entrée sur son territoire à tout demandeur d’asile pendant la durée du traitement de sa demande (§ 37). Dans la même affaire, la Cour rappelle que « sans permis temporaire, il n’y a pas de protection » contre le refoulement (§30). Se fondant sur l’arrêt Saidi, la Haute Cour conclut que le refus de délivrer un permis temporaire est contraire au principe de non-refoulement prévu à l’article 2 de la loi sud-africaine sur l’asile. Selon cette disposition :

« Notwithstanding any provision of this Act or any other law to the contrary, no person may be refused entry into the Republic, expelled, extradited or returned to any other country or be subject to any similar measure, if as a result of such refusal, expulsion, extradition, return or other measure, such a person is compelled to return to or remain in a country where-

(a) he or she may be subjected to persecution on account of his or her race, religion, nationality, political opinion or membership of a particular social group; or

(b) his or her life, physical safety or freedom would be threatened on account of external aggression, occupation, foreign domination or other events seriously disturbing or disrupting public order in either part or the whole of that country ».

Interprétant cette disposition à la lumière de l’arrêt Saidi, la Haute Cour dit que « les protections prévues à l’article 2 ne dépendent pas de l’existence d’un permis ou de toute autre condition, à l’exception de celles stipulées dans cet article ». La Cour conclut à l’incompatibilité du renvoi vers un pays « sûr » avec le principe de non-refoulement sauf si les demandeurs bénéficient d’un statut de réfugié dans le pays de renvoi. Dans ce cas, le visa de transit peut leur être refusé en application du règlement 22(2) de la loi sud-africaine sur l’immigration.

Cette interprétation du principe de non-refoulement est conforme à la position du HCR exprimée à l’occasion de l’adoption de la loi britannique sur la nationalité et les frontières. Cette loi adoptée après le Brexit justifiait l’expulsion des demandeurs d’asile vers les pays tiers sûrs à partir de l’interprétation des mots « arrivant directement » de l’article 31, § 1, de la Convention de Genève[2]. À cette occasion, le HCR dit que « this article was intended to address the situation of refugees who were lawfully settled, temporarily or permanently, in another country and had already found protection there and who decided to move onward irregularly for reasons unconnected to their need for international protection »[3]. Cette position du HCR se fonde sur les travaux préparatoires ayant conduit à l’adoption de la Convention de Genève de 1951. L’objectif de l’article 31 n’était pas de sanctionner les réfugiés ayant transité par des États tiers sûrs. L’insertion de la clause « arrivant directement » de l’article 31 avait été portée par la délégation française préoccupée par les réfugiés installés et ayant obtenu une protection internationale dans les pays voisins. L’objectif de cette clause n’était pas de leur infliger des sanctions pénales, mais de les renvoyer dans les pays où ils avaient déjà obtenu une protection[4].

Au regard de ce qui précède, il y a lieu d’examiner la compatibilité (ou l’incompatibilité) des politiques d’externalisation à la Convention de l’OUA régissant les aspects propres des problèmes des réfugiés en Afrique. La question mérite d’autant plus d’être posée que l’article 2, al. 3, de cette convention ne reprend pas la clause « arrivant directement » de l’article 31, § 1, de la Convention de Genève.

En principe, l’idée d’externalisation des procédures d’asile n’est pas en soi contraire[5] au droit interafricain des réfugiés. Selon le HCR, les transferts interétatiques de demandeurs d’asile sont conformes au droit d’asile et des réfugiés à condition, d’une part, d’être régis par un accord formel, juridiquement contraignant et public et, d’autre part, de définir les responsabilités de chaque État concerné, ainsi que les droits et les devoirs des personnes affectées[6]. Les principes de solidarité et de « partage des charges » devraient constituer le guide de tels accords[7]. La Convention de l’OUA s’y prête d’autant plus qu’elle prévoit à l’article 2, § 4, une règle de partage de responsabilité[8] en cas de difficultés liées aux flux migratoires importants. Toutefois, en l’absence d’une clause semblable à celle de l’article 31, § 1, de la Convention de Genève (« venant directement »), la Convention de l’OUA ne saurait admettre une externalisation visant une catégorie des demandeurs d’asile en fonction de leur parcours migratoire[9]. À l’instar de Genève, le renvoi vers un pays tiers sûr « requiert toujours un examen in concreto du niveau du risque au regard de la situation de chaque personne »[10]. À la différence de Genève, la Convention de l’OUA adopte une protection large contre le renvoi vers un pays tiers sûr parce qu’elle englobe le risque objectif découlant des causes objectives visées à l’article 1, § 2[11].

Dans le cas sous examen, l’enseignement de cet arrêt est limité, car il ne s’applique qu’au renvoi vers le pays sûr avec lequel le requérant entretient des liens (la résidence). Rien ne peut empêcher toutefois d’étendre son enseignement à l’externalisation de l’asile vers des pays sans lien avec les demandeurs.

Au-delà de mettre en péril le droit d’asile et des réfugiés, l’externalisation telle que mise en œuvre au Royaume-Uni et en Europe poursuit surtout un objectif d’ordre psychologique. Comme l’affirme le professeur Jean-Yves Carlier, « l’écho de ce qui se passe au loin serait fortement affaibli et désincarné, s’il ne traversait plus les frontières »[12]. De plus, de telles politiques d’externalisation traduisent des schémas de pensée conceptuels et une idéologie coloniale à travers le recours au principe de souveraineté et l’application différenciée des droits humains.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division, Pretoria), 28 février 2023, Rafea Ahmad Faqirzada et csrts c. ministre de l’Intérieur, no B25/2023.

Jurisprudence : Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, 24 avril 2018, Cishahayo Saidi e.a. c. ministre de l’Intérieur, Case CCT107/17.

Doctrine :

 

Pour citer cette note : T. Maheshe, « Quand le débat sur l’externalisation de l’asile s’invite devant une juridiction sud-africaine », Cahiers de l’EDEM, février 2024.

 

[1] J-Y. Carlier, Droit d’asile et des réfugiés – De la protection aux droits, R.C.A.D.I., La Haye, Martinus Nijhoff, 2008, p. 165.

[2] Sur le commentaire de la législation britannique, voy. C. Saenz Perez, « The Securitization of Asylum: A Review of UK Asylum Laws Post-Brexit », I.J.R.L., 2023, no 35, pp. 317 et s.

[3] UNHCR, Observations on the Nationality and Borders Bill, Bill 141, September 2022, §§ 23-24.

[4] « Conférence de plénipotentiaires sur le statut des réfugiés et des apatrides, Compte-rendu analytique », UN Doc. A/Conf. 2/SR. 35 (M. Rochefort, France). A ce sujet, voy aussi G. S. Goodwin-Gill, « L’article 31 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés : l’absence de sanctions pénales, la détention et la protection », in E. Feller, V. Türk et F. Nicholson (dir.), La protection des réfugiés en droit international, Bruxelles, Larcier, 2008, p. 231.

[5] J. Y. Carlier, Droit d’asile et des réfugiés – De la protection aux droits, op. cit., p. 165.

[8] M. Sharp, The Regional Law of Refugee Protection in Africa, Oxford, OUP, 2018, p. 76.

[9] Sur la création d’un système d’asile à deux vitesses, voy. C. Saenz Perez, « The Securitization of Asylum: A Review of UK Asylum Laws Post-Brexit », op. cit., p. 315.

[10] J-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 433.

[11] Sur la différence du principe de non-refoulement entre les deux textes, voy. M. Sharp, op. cit., pp. 73-74.

[12] J-Y. Carlier, Droit d’asile et des réfugiés – De la protection aux droits, op. cit., p. 166.

Publié le 08 mars 2024